« La cinquième saison » est
son troisième livre, paru en 2003 à Bucarest aux éditions
Fundatia Culturala Libra, tout de prose courte, où se mêlent
le fantastique et l’imaginaire dans une double localisation spatio temporelle
roumaine et israélienne bien réelles. Le titre « La cinquième saison
» évoque déjà comme un mystère, puisque
le cycle du monde naturel compte quatre saisons, la cinquième est
celle plus secrète qu’il nous faut découvrir tout au long du
parcours de la lecture des dix-sept récits.
Dans ce livre, Madeleine
Davidsohn nous convie à un voyage dans chacune de ses nouvelles brèves,
un voyage où rêve, amour, espoir donnent un sens à la
vie, structurent un autre monde où les valeurs humaines prédominent
dans un ordre avant tout moral. Ses personnages à la vie et à
la trajectoire apparemment simples, au caractère doux, basculent à
un détour de l’histoire dans une autre dimension.
LE MESSAGE
La radio et la télévision
commencèrent à sonner au même moment, l’épouvantant.
« Nahaş ţefa, nahaş ţefa ». C’était le signal d’alarme
de la guerre du Golfe. Elle ne s’était pas encore habituée
à ce son strident, effrayant, qui se mettait en marche lorsqu’on s’y
attendait le moins. Une fois c’était dans la salle de bains, une autre
fois dans les wc, et même dans la rue, sans plus savoir vers où
se diriger. Elle ne s’était pas habituée à l’abri, infime
débarras, sans même une place où jeter une aiguille.
Elle restait alors blottie sur la dernière marche de l’escalier qui
donnait sur le réduit du sous-sol, les genoux serrés au menton,
et le masque à gaz aux pieds. L’espace était étroit,
il manquait d’air et le masque l’aurait étouffée au lieu de
la sauver, en cas d’éventuelle attaque chimique. Un tas de choses
usées, amassées pendant toute une vie, gisaient là éparpillées,
les unes sur les autres , remplissant cet espace jusqu’à n’en plus
pouvoir. La trappe était la seule porte de communication avec l’extérieur.
Dès le premier jour de la guerre, Corinne décida que le masque
était superflu. « Si je dois mourir, ce sera à cause
des explosions, et on me retrouvera sous les décombres. » pensait-elle.
Car, au moins, on pouvait y arriver en un instant. De la chambre à
coucher, il suffisait de tirer le verrou de la trappe et on se trouvait immédiatement
au sous-sol, comme dans une cachette, à l’abri des gaz, mais avec
un maximum de chances de mourir asphixié par manque d’air, ou encore
de mourir écrasé, au cas où la baraque s’écroulerait
.
Corinne n’habitait dans cette vieille maison que depuis deux mois, lorsque
la guerre avait commencé. Deux mois pendant lesquels elle s’était
enfin senti libre et heureuse, au bout du calvaire d’un mariage malheureux
et d’un épouvantable divorce. Délabrée, fragile comme
elle l’était, cette maison était le refuge des premières
nuits tranquilles, des premiers jours lumineux, qu’il y eut ou non du soleil
dans le ciel. Libre, enfin libre, comme les oiseaux dans le ciel.
En fait, Marius, son ancien mari, n’avait pas été coupable.
Elle ne pouvait rien lui reprocher, même si elle avait grandement souffert,
et lui avait consacré les plus belles années de sa vie. Marius
était malade, et sans doute, la maladie n’était pas une faute.
Elle ne le savait pas, elle ne s’y intéressait pas alors, avant le
mariage, elle ne pouvait faire de reproches à personne. Pas davantage
à sa belle-mère, elle ne pouvait faire de reproches à
cette pauvre femme malheureuse. Sa mère ! Elle voulait une garde-malade
pour son fils. Elle chercha quelqu’un pour veiller sur les insomnies de son
fils, ses peurs, ses crises de dépression, et pour cela… elle était
même disposée à payer . Et Corinne… se laissa acheter.
Comment une pauvre fille, venue d’un kibboutz du nord du pays, vêtue
de sa seule robe et d’une paire de pantoufles, pouvait-elle soupçonner
ce qui l’attendait ? Comment pouvait-elle deviner le piège ?
« Ah ! et cette alarme qui n’en finit plus » ! Les pensées
l’enveloppaient comme dans une nasse, l’emportaient dans un passé
dont elle ne voulait plus se souvenir, qui était encore trop récent
pour ne pas en ressentir à nouveau toute l’amertume, toute la souffrance.
Les images se déroulaient rapidement, et une fois en marche, il n’y
avait pas moyen de les arrêter.
*
Le kibboutz était en fête. En fait, c’était le pays tout
entier qui faisait la fête. Pâques ! Les enfants les attendaient
pour les vacances. Les adultes, pour goûter la venue du printemps,
du renouveau, pour raconter encore une fois aux gosses, lors du repas traditionnel,
la sortie hors d’Egypte, la délivrance du peuple juif de l’esclavage.
Corinne avait dix-sept ans et était arrivée dans ce pays trois
ans auparavant avec un groupe de jeunes, juste après avoir terminé
le lycée. Elle était orpheline, depuis le tremblement de terre
en Roumanie où elle perdit ses parents sous les décombres.
On les retrouva, au bout de quelques jours, sous les ruines, main dans la
main, espérant les secours ou essayant probablement de se réconforter
en s’étreignant l’un l’autre. Une sœur de sa mère prit soin
d’elle. Cependant, depuis toujours, son projet était d’aller en Israël.
Sa tante aurait tant souhaité l’adopter ! Justement, Corinne ne céda
jamais à la peur concernant les obstacles empêchant ses projets.
Et ainsi, personne ne lui barra le chemin. L’agence de placement l’envoya
dans un kibboutz, et elle en fut reconnaissante.. Elle n’était plus
seule. Elle apprit vite la langue. Elle suivit des cours de secrétariat.
Elle travaillait à la comptabilité, aidait à la crèche,
à la cantine. Mais… elle se rendit bien vite compte qu’en fait, ce
n’était pas simple de s’adapter et de vivre au milieu des cent trente
familles du kibboutz. Autre mode de pensée, autre éducation.
Il y avait des étrangers venus de toutes les parties du monde, et
cela la mettait mal à l’aise, elle se sentait étrangère
à son tour. Corinne se forçait à les comprendre, tâchant
de devenir l’une des leurs. Mais les nuits d’hiver, lorsque le vent sifflait
par les vieilles fenêtres et les portes aux planches fendues, par où
le froid s’insinuait aisément, ces nuits la gelaient, l’effrayaient.
Alors, se réveillaient ses rêves, ses questions sans réponse,
le lourd poids de ses doutes.
Oh, si elle avait une petite maison, si petite soit-elle, mais qu’elle fût
à elle, et quelqu’un là-bas pour la protéger. Etait-ce
trop ? Et qu’elle pût appuyer son front contre une épaule forte,
à même de chasser la peur, mais surtout, la solitude. Demandait-elle
trop ? C’est exactement à ce moment-là qu’arriva l’invitation
inattendue. Une parente, une cousine dont elle n’avait jamais entendu parler
l’invita à Tel-Aviv pour la semaine de Pâques. Justement à
Tel-Aviv. C’était vraiment merveilleux. La ville lui avait énormément
plu, alors qu’elle débarquait tout juste en Israël. L’animation,
les lumières, le bruit lui avaient laissé l’impression que
là, tout le monde devait être heureux. Théâtres,
cinémas, bars, restaurant, tout était comme un mirage aux yeux
étonnés de la jeune fille à peine arrivée. Et,
tout d’un coup, ainsi, de manière surprenante, l’invitation.
A la station d’autobus, elle acheta le plus grand et le plus beau bouquet
de fleurs qu’elle vit. Ensuite, elle prit l’autobus pour Bat-Yam. Et même
ce nom (dont la traduction est : « fille de la mer ») semblait
une promesse. Elle avait envie de chanter et de danser. C’était le
printemps, et elle n’avait que vingt ans. Ce jour-là, chez la cousine,
elle fit la connaissance de Marius. Lui, de dix ans plus âgé,
était un homme à côté d’elle si jeune et si timide.
A la figure longue, osseuse, et aux tempes laissées à nu par
une calvitie prématurée, aux yeux bleus, doux et compréhensifs.
En sa compagnie, elle se sentit merveilleusement bien. Marius était
intelligent, il était cultivé. Il connaissait par cœur la poésie,
des poèmes entiers. Il les lui récitait à voix basse,
enveloppante. Lermontov, Pouchkine, Minulescu, qu’elle vénérait.
Ils sortirent ensuite se promener dans son auto, une superbe Volvo, le luxe
des restaurants, le chant des vagues contre la falaise, les spectacles, les
concerts. Elle était étourdie et aveugle.
«Il a une maison, une voiture, une situation, lui avait chuchoté
la cousine. Que peux-tu désirer de plus ?»… Et Corinne ne désira
rien de plus. Elle dit «Oui», heureuse de la demande, «oui»,
sans y penser, «Oui» sans savoir.
La surprise à sa première crise la jeta dans le plus épouvantable
désespoir. De peur, elle avorta. Et au début, elle ne comprit
même pas de quoi il s’agissait. Comment quelqu’un pouvait-il changer
de manière si radicale, comment l’homme le plus civilisé pouvait-il
se transformer en une bête ? Au fur et à mesure, elle apprit,
elle lut, elle comprit. Schizophrénie. Lui, il était malade,
et elle… elle était condamnée à vie. Elle voulut d’abord
se suicider. Ensuite, elle voulut les tuer. Ils l’avaient dupée. Peut-être
même que sa parente y était mêlée. « Un complot
contre moi et ma jeunesse », se disait-elle avec désespoir.
Elle essayait de se calmer, de trouver une solution raisonnable. Après
les crises épouvantables, venait la rémission. Et Marius était
à nouveau l’homme fin, intelligent, le gentleman impeccable. Cela
durait un mois, deux, ou même plus. Alors, elle espérait un
miracle.
Elle cherchait fébrilement des médicaments, courait chez les
docteurs, lisait tout ce qui lui tombait sous la main, de plus nouveau et
moderne dans ce domaine.
Avec le temps, elle s’habitua. Elle était devenue experte. Elle sentait
venir ses crises, essayait de les dépasser. Ses dépressions
duraient des jours entiers, parfois des semaines, et en fait, elle les considérait
comme un bonheur, à côté des périodes d’agitation,
de folie furieuse. Les années s’écoulaient et elle n’était
pas en état de prendre une décision. Mais lorsqu’il la menaça
d’un couteau, lors de cette nuit d’épouvante, qu’il l’enferma dans
la cave, en hiver, pieds nus, vêtue de sa seule chemise de nuit, alors,
elle décida de divorcer. Encore maintenant, elle ne comprenait pas
d’où lui était venue la force de supporter ces cinq années,
comment elle n’avait pas eu peur, comment elle avait survécu.
Le procès ? Un véritable calvaire. Il lui fallut démontrer
le fait qu’il était déjà malade lorsqu’ils se marièrent.
Il lui fallut chercher des actes, des preuves, voler dans les tiroirs fermés
à clef, produire les certificats de sortie de l’hôpital, les
analyses et les ordonnances de son traitement .
- Pourquoi t’es-tu mariée ? la question de l’avocat revenait toujours de manière obsédante.
- parce que je ne savais pas, sa réponse résonnait de manière
timide et peu convaincante. Vous devez me croire !
Mais en fin de compte, elle réussit. Quand elle obtint le divorce,
elle crut perdre la tête de tant de bonheur. Elle était libre,
enfin, libre. Elle partit. Non, elle s’enfuit ! Elle laissa tout: les bijoux,
l’alliance, et même les robes qu’il lui avait achetées. Qu’on
ne dise pas qu’ils l’ont habillée.
Elle accepta la première annonce dans le journal, à la rubrique
« appartements à louer ». Elle ne voulait plus de conseils,
de recommandations, elle ne faisait plus confiance à personne. En
plus, cette maison était meublée, or Corinne n’avait rien qui
lui appartenait. Elle signa chez le notaire et remercia en pensée
l’ancienne propriétaire, madame Marta Carmeli, une petite grand-mère,
morte dans un asile de vieillards, sans héritiers, lui laissant ainsi
la possibilité de louer immédiatement l’appartement. Après
avoir vu la maison, petite et vieille, qui tenait à peine debout,
l’enthousiasme de Corinne faiblit grandement. Ensuite, il revint. Le loyer
était faible et l’appartement uniquement pour elle. Ici, enfin, elle
ne craignait plus rien ni personne. Pas même cette affreuse guerre
ne l’effrayait plus que le souvenir de son mariage. Elle restait sagement,
tranquille sur les marches, attendant que passât l’alarme. Mais à
ce moment précis, le cri de Marius lors de la séparation a
résonné à ses oreilles. Son écho a alors brisé
le silence des couloirs sans fin du tribunal et l’a poursuivi durant des
jours et des jours :
-Je te tuerai ! Jamais tu ne m’échapperas, où que tu te caches…
L’alarme avait cessé depuis longtemps, mais Corinne était toujours
accroupie, sur les marches de la chambre du sous-sol, perdue dans ses pensées.
Lorsque, finalement, elle essaya de se redresser, son corps lui faisait mal
dans chaque os, sa chair la faisait souffrir. Elle aperçut alors le
paquet de lettres à ses pieds. Peut-être avaient-elles roulé
depuis un tiroir ou une boîte, pendant l’attaque aérienne ?
Il y avait tant de choses entassées dans la petite pièce. Elle
n’a probablement pas fait attention. Elle était trop absorbée
dans ses propres souvenirs. Les lettres étaient anciennes, jaunies,
attachées par un ruban qui avait perdu depuis longtemps sa couleur.
Quand elle les releva, un petit nuage de poussière la fit éternuer.
La curiosité eut raison de sa conviction et Corinne retira du paquet
une feuille mince, la retourna et examina la signature. Le choc la secoua
comme une décharge électrique. La jeune femme remonta en courant
les quelques marches qui séparaient le sous-sol de la chambre et elle
entra dans la pièce comme une tempête, prenant avec elle les
lettres de la grand-mère Marta. Elle tenait les feuilles serrées,
comme si elle avait peur qu’elles ne disparaissent. Elle les rangea soigneusement
en éventail sur la table, afin de voir chacune d’entre elles, séparément.
Elle se pencha sur les papiers jaunis et regarda à nouveau la signature.
Unique et semblable. En lettres distinctes, légèrement penchées,
était écrit noir sur blanc : « Avec toute mon affection,
Corinne ».
Quelqu’un frappant à la fenêtre la ramena à la réalité.
Elle avait complètement oublié son rendez-vous avec Jana. Elle
laissa tomber le paquet de sa main, et les minces feuilles jaunies par le
temps s’éparpillèrent dans un bruit de feuilles mortes sur
la couverture du lit. Corinne saisit sa veste et sortit rapidement de la
maison. Elles avaient rendez-vous. Elles avaient pris des billets pour le
cinéma, mais elle avait oublié. Maintenant elle brûlait
d’impatience de raconter à son amie la coïncidence des noms.
Cependant, une fois arrivée dans la rue, une impulsion l’arrêta.
Et si les lettres détenaient un secret ? Peut-être y avait-il
un mystère en leur cœur ? Son imagination travaillait fébrilement.
Au cinéma, elle s’impatienta. « C’est bientôt terminé
? »
- Qu’est-ce que tu as ? lui demanda Jana, qu’est-ce qui se passe ?
- Je sens venir une migraine, mentit-elle sereinement. Je dois être
fatiguée, continua t-elle dans ses explications, ressentant le besoin
d’être convaincante. Parler hébreu ne représente plus
un problème pour moi, mais le lire est autre chose. Cela me fatigue.
Et j’ai un bon livre de la bibliothèque. A ce moment-là, son
mensonge était devenu une demi-vérité.
- Oui, ce doit être cela, opina Jana. Prends un optalgin, moi cela m’aide toujours.
De retour chez elle, Corinne jeta sa veste sur une chaise, et habillée
comme elle l’était, elle se blottit dans son lit. Elle dominait avec
peine son impatience. Ses doigts tremblaient d’émotion quand elle
ouvrit le premier pli. C’était comme si elle avait jeté un
regard indiscret dans une maison étrangère. Elle ne savait
pas si l’autre Corinne aurait été d’accord ou non, elle ne
se posa pas la question. Elle voulait savoir ce que contenaient les lettres,
elle en ressentait le besoin. « Autrement, je ne les aurais pas trouvées,
se dit-elle pour se calmer. « cela devait être ainsi !»
Les feuilles pliées aux bords étaient recouvertes d’une écriture
soignée, aux lettres distantes entre elles, rédigées
dans un roumain plein de fioritures. Il ne lui était pas encore venu
à l’idée que, de fait, elles auraient pu être rédigées
en hébreu, et certainement, elle n’aurait rien compris. Mais Marta,
la défunte propriétaire, était de Roumanie, et les lettres
lui étaient destinées. Etrange coïncidence. De la part
de Corinne pour… peut-être que… « Les lettres ont été
écrites pour moi. C’est moi la destinataire. C’est un message. Un
message pour Corinne. » Comme plongée en transe, elle commença
à lire.
Chère Tina,
J’ai appris hier que tu avais accouché. Ce n’est qu’hier que j’ai
entendu parler de l’existence de la petite Marta, et j’ai alors décidé
que je ne pouvais plus tarder, qu’il fallait que je t’écrive, pour
aucun autre motif que celui de te féliciter. Quand tu t’es remariée,
je ne l’ai pas fait, et ma conscience me le reprochait. Je suis très
content , de tout mon cœur. Je vous souhaite à toutes deux beaucoup
de bonheur, et je t’aime exactement comme autrefois. Je suis restée
fidèle à notre amitié, malgré les apparences
qui sont contre moi mais il est survenu tant de chagrins depuis que nous
ne communiquons plus.
« Mon Dieu ! » s’écria Corinne, interrompant pour un instant
la lecture. Cela signifie que les lettres ont plus d’une centaine d’années
et qu’elles n’ont pas été adressées à madame
Marta Carmeli, mais à sa mère. Plus d’une centaine d’années.
La sensation d’irréel s’accentuait à chaque instant. Elle reprit
sa lecture, la bouche sèche, le visage crispé par l’émotion.
Pardonne-moi si je ne t’ai pas écrit depuis un certain temps. Je n’ai
pas voulu te causer du souci, ou peut-être n’ai-je pas eu la force
de t’avouer mon désespoir. Si aujourd’hui, je prends le porte-plume
en main, c’est parce que je suis tourmentée par de noirs pressentiments,
et tu as été et tu es restée ma meilleure amie. Je me
souviens de la dernière fois où nous nous sommes vues à
Vienne, après mon mariage. J’étais heureuse. Si heureuse que
je n’ai même pas pensé à toi, qui venais de te séparer
de Raul et qui t’étais réfugiée dans la belle capitale
pour guérir tes plaies et surmonter ta déception. Je ne sais
pourquoi je me figurais pouvoir te blesser avec mon bonheur, et alors, je
me suis tenue à distance.
Hélas, comme nous pouvons être égoïstes quand tout
va bien pour nous ! Pavel, mon tout récent mari, était merveilleux,
et moi, si amoureuse. Notre lune de miel fut un véritable paradis.
Je revis parfois ces temps heureux, et encore maintenant, j’ai peine à
y croire, et je me sens récompensée pour tout ce qui a suivi.
Ces années-là sont les seuls souvenirs sur lesquels je me suis
appuyée pour trouver la force de continuer à vivre. A cette
époque-là, il ne ménageait aucune peine pour mon bonheur.
Il devinait mes désirs avant même que je ne les exprime. Concerts,
opéra, restaurants et casinos composaient ma vie jour après
jour. J’avais les toilettes et les bijoux les plus merveilleux. Quand on
est heureux, le temps vole, il n’y a pas de mesure, pas de jour ni de nuit.
C’est comme le sable à l’intérieur de la clepsydre. Il coule.
Imagine-toi tenir du sable dans tes paumes, au bord de la mer, lorsque le
vent souffle. Il s’envole. Et moi, je croyais qu’il était éternel,
et je l’éparpillais avec nonchalance entre mes doigts ouverts.
Un jour Pavel ne se sentit pas bien. Maux de tête, évanouissements,
délire… Les docteurs ne savaient pas ce qu’il avait. S’il avait eu
de la fièvre, j’aurais dit qu’il délirait à cause de
la température, mais il semblait bien portant. Il fallait entendre
les absurdités et les choses effrayantes qu’il disait. Incroyable
! Il m’accusa de vouloir le tuer. Ensuite il accusa le cuisinier de vouloir
l’empoisonner. Il cessa de manger. Il mangea d’abord au club, et arrêta
ensuite. Il suspectait tout le monde. Pour le tranquilliser, je goûtais
en premier à tout ce que l’on servait à table. Mais il n’en
resta pas là. Il ne me laissait plus sortir de la maison. Il m’accusait
d’aller à des rendez-vous ou de comploter contre lui. Je n’ai pas
la force de te raconter tout ce par quoi je suis passée. Une nuit,
je dormis au poste de police. Il me dénonça comme faisant partie
d’une organisation secrète voulant renverser le régime. Pardonne-moi,
mon Dieu, de parler ainsi de lui. C’est absurde, et cependant, je l’aime
toujours, même en ce moment où je t’écris. Tu vas penser
que je suis folle, n’est-ce pas ? Il y eut des pauses entre ces crises, pauses
où tout paraissait revenir à la normale. Mais pas mon bonheur.
Il s’est avéré que sa maladie est une maladie de nerfs, je
ne sais pas exactement comment les docteurs l’ont nommée, mais tous
étaient d’accord pour dire qu’elle conduit à la démence
et qu’il n’y a pas de traitement. J’ai fait connaissance du fameux professeur
Freud. Peut-être as-tu entendu toi aussi ce nom. Il m’a fixé
un rendez-vous et m’a dit qu’il va s’occuper de ce cas. Si lui ne réussit
pas, alors tout est perdu.
Avec toute mon affection, Corinne.
Blottie dans le lit, Corinne pouvait à peine respirer. La coïncidence
était invraisemblable. Elle prit le verre d’eau sur la table de nuit
et le but d’un trait, mais sa bouche resta tout aussi sèche. Le silence
de la chambre lui paraissait irréel. « Je rêve ! »
lui passa par la tête, mais les lettres étaient là, à
côté d’elle. On déchiffrait la signature très
clairement, de manière incontestable. Elle aurait voulu continuer
la lecture, mais elle ne se sentait pas en état. Elle tremblait de
tout son corps. Elle avala un somnifère, se couvrit avec la couverture,
jusque par-dessus la tête, et chercha refuge dans le sommeil. Mais
le sommeil refusait de venir. Comme si le fantôme de Corinne la poussait
à lire plus avant…
Chère Tina,
Il semblerait que chacune de mes lettres se doit de commencer par une excuse
A nouveau, il s’est écoulé une éternité depuis
que je t’ai écrit. Mais je n’avais rien de joyeux à te dire
et je ne souhaitais pas t’accabler de mes malheurs. Tu as toi aussi les tiens.
J’ai l’impression que personne n’est épargné. Que Dieu me pardonne
si je te dis que je t’ai enviée lorsque j’ai appris que tu t’es retrouvée
veuve. Tu as ta fillette, et peut-être cela suffit-il pour te rendre
heureuse. J’ai entendu dire de la part de toutes nos connaissances communes
que Marta est une enfant adorable. J’aurais aimé moi aussi avoir un
enfant, surtout dans la calamité où je me trouve, mais je n’ai
jamais eu le courage de penser à une telle chose. En fait, les docteurs
ne savent pas si la maladie de Pavel est héréditaire, mais
ils n’écartent pas cette possibilité. Ce serait bien trop risqué
et égoïste de ma part d’assumer la responsabilité de mettre
un enfant au monde, en connaissant ce péril.
Je suis seule et malheureuse. Pavel est interné. Nous sommes rentrés
hier de Vienne. Pendant presque une demi-année Pavel a été
soigné par le professeur Freud. Aucune amélioration. Aucun
espoir. Certes, il y eut des rémissions et alors, je les suivais le
professeur et lui en promenade dans les allées, discutant comme deux
collègues. Le docteur a reconnu l’intelligence hors du commun de Pavel.
Il lui a conseillé d’écrire, de s’occuper avec quelque chose
qui lui fasse plaisir, il lui a donné des livres à lire. En
même temps, il effectuait des traitements. Le professeur les appelle
des séances de psychanalyse. Il a également essayé l’hypnose.
Moi aussi, j’ai assisté à quelques séances d’hypnose.
Je ne peux pas te décrire. Tout est affreux. Parfois cela me semble
incroyable que tout cela me soit arrivé justement à moi. Alors
je cherche quelque faute imaginaire, j’essaie de découvrir par où
et en quoi j’ai fauté, pourquoi le Ciel me punit avec une telle cruauté.
Même l’âge ne m’épargne pas. J’ai des troubles de toutes
sortes, je ressens des frayeurs, les nuits d’insomnie. Je souffre d’épouvantables
migraines.
Tu me demandes pourquoi je ne t’ai pas rendu visite ? Je ne pouvais pas laisser
Pavel et je ne pouvais pas non plus l’amener avec moi. De plus, il faut que
tu saches que je ne suis jamais retournée en Roumanie. Je ne quitte
même pas notre domaine, si ce n’est pour aller chez les docteurs, ou
au sanatorium. Je suis devenue ermite, mais je ne me plains pas. Je préfère
cette situation aux questions auxquelles je n’ai pas de réponse toutes
les fois où je rencontre une connaissance ou bien à la compassion
de ceux qui m’entourent. Je te promets de t’écrire immédiatement
après le retour de Pavel de l’hôpital. Peut-être qu’une
meilleure période s’en suivra après ces internements. Je me
sens si fatiguée, si isolée. Je t’inviterai bien chez nous,
Marta et toi, mais j’ai peur. Pavel peut devenir parfois dangereux, au moment
où on s’y attend le moins. Ce serait un danger pour la petite et une
peur continuelle pour moi. Telle est ma croix !
Je t’embrasse et je t’envoie des baisers.
Avec toute mon affection, Corinne.
La dernière lettre était restée sur l’oreiller, éclairée
par le rai de lumière de la veilleuse. Corinne la prit dans la main
en regardant l’écriture qui paraissait plus nerveuse, presque illisible.
La lettre était courte, elle n’était pas signée. Elle
se terminait avec quelques caractères laissés en suspension,
comme si quelque chose ou quelqu’un avait brusquement interrompu l’écriture.
Un inexplicable sentiment de peur paralysait Corinne, l’empêchait de
se mouvoir. Deux forces essayaient leur pouvoir sur elle, l’une d’elle lui
demandait de lire immédiatement, tandis que la deuxième lui
commandait de jeter la feuille de papier. La curiosité l’emporta.
Chère Tina,
J’essaie de tenir ma promesse, et voilà, je t’écris tout juste
après le retour de Pavel de l’hôpital. Ainsi que je m’y attendais,
il y a une amélioration. C’est dû à son traitement, ou
bien c’est une pause purement et simplement entre deux crises. Il fait nuit
en ce moment où je t’écris. Pavel dort, et moi, je ressens
le besoin de parler avec toi. Mon âme est chargée de noirs pressentiments.
Avant d’être interné, il a été si violent que,
pour la première fois, j’ai eu peur pour ma vie. Je ne saurais pas
te décrire la souffrance et la torture en voyant l’homme qu’on aime
dans un tel état de dégradation. Cela fait bientôt quinze
ans que je vis ce cauchemar.
Que Dieu te garde loin de ces ennuis, ta fille et toi. Jusqu’à présent,
j’ignore toujours quels péchés sont accrochés au-dessus
de ma tête. J’entends du bruit dans la maison, Pavel s’est probablement
réveillé, j’interromps donc mon écriture…
Pavel … Seigneur…couteau…. Corinne lisait le désespoir à l’intérieur
même des mots, comme si la lettre s’imprimait.
Une autre écriture, au bas de la page, était ajoutée
à l’encre plus dense : « enfin libérée »…
La lettre lui échappa des mains, et elle se redressa, planant comme
un oiseau blanc, lorsque, de manière inattendue, la fenêtre
s’ouvrit bruyamment. Le vent soufflait avec furie. Un courant d’air arracha
le mince rideau de son rail. Amplement déplié, on avait l’impression
qu’il dansait comme une robe. Immobile sur le bord du lit, elle suivait fascinée
les ondoiements de la dentelle, jusqu’à ce que, glacée par
le froid, elle commença à trembler. Elle sauta alors hors du
lit, et se rua sur les battants qui cognaient contre le mur. Elle ferma la
poignée de la fenêtre et la verrouilla fermement, mais ses yeux
continuaient à fixer la tache blanche. Dans la seconde qui suivit,
le morceau de tulle disparut sous le lit.
« C’est le fantôme de Corinne », pendant une seconde, cette
idée lui passa par la tête, effaçant toute trace de raison.
Elle ne savait pas quand elle s’était endormie. Le téléphone
sonna longtemps, de manière insistante, dans la chambre fraîche
et pénétra jusque dans son cauchemar. Elle se réveilla
juste au moment où elle rêvait que Marius la menaçait
avec le couteau à pain. La fenêtre grinçait dans son
cadre, et le vent gémissait tel un animal blessé. « Je
rêve ou c’est la réalité ? » songea t-elle en essayant
d’être logique. Le téléphone lui cassait les oreilles.
De ses mains gelées, elle prit le combiné. Un rêve !
Seigneur, quelle joie. Ce ne fut qu’un rêve. A ce moment seulement,
elle porta le combiné à son oreille.
- Allo, allo ! Ici, l’hôpital central. Allo ! Pourquoi ne répondez-vous
pas ? La voix semblait nerveuse, impatiente. Votre mari est chez nous, aux
urgences, gravement blessé, suite à un accident de la circulation.
Il nous a donné votre numéro, et nous a demandé de vous
avertir. Venez immédiatement si vous voulez le trouver encore en vie.
- Mon mari ? mon mari… mais je… mais quel rapport avec moi ? tenta d’articuler
Corinne. Mais elle s’arrêta brusquement. « C’est sa dernière
volonté », entendit-elle dans son esprit. « Sa dernière
volonté, tu dois l’accomplir. » Ô combien éprouvantes
avaient été ces années, ô combien vivant encore
était son cri d’alors, dans les couloirs du tribunal : « Je
te tuerai ! »…
Son corps était totalement recouvert de bandages. On ne voyait que
ses yeux et ses lèvres. Quand il l’aperçut, une petite lueur
s’alluma dans son regard embrumé, et ses lèvres se mirent à
remuer dans une tentative de dire quelque chose.
- Tais-toi, tais-toi, ne parle pas ! L’effort pourrait te faire mal. Voilà,
tu vois, je suis venue . Comme tu le voulais, puisque tu m’as appelée.
Je suis là maintenant. Tais-toi, je parlerai pour toi.
Penchée à son oreille, elle commença à lui murmurer
des mots apaisants, comme à un enfant inquiet. Elle s’émerveilla
elle-même de trouver ces mots, d’où qu’ils vinssent. Probablement
d’une récente mémoire, de ce temps d’autrefois lorsqu’elle
lui parlait pour essayer de calmer ses crises de fureur. Les mêmes
mots. Ses mains s’agitaient, caressaient la gaze de ses bandages, palpaient
le contour de ses propres mains à lui.
- Je t’aime. Je t’ai toujours aimé. Même si … tu vas…
Non ! Non ! Cela, non ! Elle ne pouvait lui promettre de revenir, pas même
sous forme de mensonge, pour son dernier voyage.
Elle s’arrêta effrayée, et observa alors que ses lèvres
à lui continuaient de remuer. Elle colla son oreille contre la sienne,
surmontant ainsi sa réserve. Cela lui faisait mal. Comme dans un songe,
elle déchiffra les mots :
- Tu dois me pardonner. Tu dois me dire que tu me pardonnes.
- Non ! je ne vois pas pourquoi.
- Il le faut. L’accident, l’accident… j’étais en route… avec le couteau…
Tu comprends ? Son regard se fixa dans ses yeux. Il respira dans un râle,
ses lèvres devinrent livides. J’ai voulu… te tuer.
Paralysée, Corinne le regardait immobile. Elle aurait voulu répondre
à son regard, mais ses lèvres remuaient dans le vide, son cou
se serrait spasmodiquement. Ainsi, le rêve, la lettre… Son esprit s’envola.
Ses paupières tressaillirent apeurées.
« Nahaş ţefa, nahaş ţefa ». L’alarme brisa le silence. La sœur déboula dans la pièce.
- L’abri est au sous-sol. Venez ! Pour votre mari, la guerre est finie.
« Nahaş ţefa, nahaş ţefa », tout en résonnant, les paroles
lui semblaient plus sinistres que jamais. « Il est décédé,
il est décédé, il est dé… »
***