Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
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Jean-Marie Dutey
  sélection novembre 2005

il se présente à vous.


  Le général

 

Bien des histoires courent le long du macadam. Elles sautent de table en table dans les restos routiers, de bahut en bahut sur la Citizen Band, elles s'étirent avant la nuit dans les trucks stop, sur les aires d'autoroute et les hôtels bons marchés sortis de terre près des péages, mais parmi ces histoires, l'une d'entre elle au moins est vraie.

Quatre lignes, tu parles d'un début. Je devais rédiger pour mon journal un papier d'au moins cinq feuillets sur les routiers. Sans doute leur dernier mouvement de revendication avait-il réussi à les rendre sympathiques au public ; mais qu'on m'explique comment ? Comment les automobilistes, qui râlent à longueur d'autoroute contre ces litanies de gros culs occupant la voie de droite peuvent-ils brusquement les trouver sympathiques, alors même que les barrages filtrants, le blocage des dépôts de carburant menaçaient de nous laisser tous à sec, et à pied.

Les quatre lignes d'intro avaient été rédigées à la hâte par mon rédac chef, A moi de trouver la suite de cette ineptie.

Puis sur un barrage filtrant, autour d'un feu de palette brûlant à même la chaussée, alors que j'essayais une énième fois d'orienter les maigres conversations sur des sujets dont j'aurais pu tirer quelque chose, l'un des chauffeurs m'orienta sur un certain "Cambouis ". C'est le mec qu'il vous faut, lâcha mon interlocuteur, comme si les trois mots qu'il m'avait concédés jusque là devaient lui coûter en calorie plus qu'il n'espérait en récupérer en tendant ses larges mains vers les palettes dont le pin encore baveux de résine crépitait en flammes claires.

J'ai fini par trouver Cambouis, échoué au fond d'un rade, dans un bras mort de la N7 et c'est lui qui m'a parlé du Général.

Beaucoup pensaient qu'on l'appelait Général à cause de son allure militaire, de son visage qui n'incitait pas franchement à la rigolade. Un homme bourru tout en dedans, aux cheveux gris fer coupés en brosse. Le portrait paraissait fidèle pourtant, mais Cambouis expliquait que pour lui, le surnom venait plutôt d'une expression que l'homme en question lâchait quand tout allait vraiment mal, devant un six-cylindres serré, une crevaison multiple, quand c'était la merde intégrale, la poisse noire, quoi, l'autre grommelait : " C'est la générale ! ". Troncature de panne générale ? Ou alors avait-il en tête quelque figure féminine, mythique ou non, qui incarnait à ses yeux la somme de tous les emmerdements possibles ? La Générale majuscule ? Je ne sais. Mais alors on savait que c'était vraiment grave, continua Cambouis, et que le Général ne pourrait peut-être rien faire. Pourtant, il n'y avait pas grand chose qu'un camion puisse inventer pour laisser le Général en panne. Chez le transporteur pour lequel on travaillait tous les deux, raconte Cambouis, on murmurait que le Général pouvait démonter et remonter un moteur les yeux fermés. C'est possible. On disait aussi qu'il avait mis en pièce et reconstruit son camion entièrement plusieurs fois. Cambouis semblait croire que c'était vrai. Il avait toujours connu le Général avec le même camion. Un Berliet 320 chevaux presque aussi vieux que lui, mais qui n'accusait pas non plus son âge. Il fallait voir comment il s'en occupait.

Vous les jeunes vous ne pouvez pas comprendre avait lâché Cambouis au groupe venu s'agglutiner pour écouter l'histoire. Dès que votre gros cul fait un pet de travers, vous sifflez la dépanneuse en attendant que maman vienne vous chercher. Je vous parle d'un temps où les chauffeurs devaient se dé-mer-der, où l'on pouvait compter les uns sur les autres.

Le Général n'aurait jamais laissé un collègue en rade, quitte à faire un détour, à dépasser son temps de conduite, à louper une livraison. On voyait son camion arriver, ce putain de Berliet d'un autre âge, et il vous tirait de là. Même notre patron de l'époque le respectait. Les deux avaient passé toutes ces années ensembles, chacun à sa place, l'un derrière son bureau, l'autre derrière son volant, mais ils savaient se trouver si quelque chose n'allait pas, et dire ce qui devait être dit quand il y avait de l'eau dans le gazole. Leurs engueulades ne passaient pas les quatre murs du bureau du patron, mais les secrétaires s'attendaient souvent à retrouver l'un des deux en pièces détachées après leur explication.

On a marché comme ça jusqu'à la grande crise, celle qui a mis en moins de dix ans la plupart des petits transporteurs à genoux. Tout manquait dans l'entreprise, plus assez d'argent pour l'entretien, les gars étaient virés l'un après l'autre, les camions vendus un par un. Le stock de pièces détaché baissait comme la jauge de fioul dans le Tourmalet, oui, quand on le monte crétin ! Une culasse de rechange par-ci, un échappement par-là, le Général en était venu à entretenir le Berliet sur son trésor de guerre. Il ne voulait pas déchoir, il lui aurait été insupportable que son bahut montre la plus petite trace de négligence, d'usure, de gène.

Au début de sa route, le Général avait commencé comme certains d'entre vous à prendre les boulots les plus durs, les expéditions les plus lointaines. Il rognait sur les frais d'hébergement pour gratter le plus possible sur ses primes. Il n'habitait nulle part et passait l'essentiel de sa vie dans son Berliet Je me suis toujours demandé s'il avait à ce moment là une blonde ayant promis de l'attendre quelque part et pour laquelle il accumulait son pactole ? Vas savoir… La blonde s'est peut-être barrée avec un autre, ou alors peut-être que la route a été la plus forte et qu'elle ne voulait pas le laisser filer ? C'est qu'elle est jalouse la chienne. Alors c'est vrai qu'à vivre comme ça toutes ces années, il a amassé un joli paquet. Mais comme je vous l'ai déjà dit, les derniers temps, le camion lui a certainement tout bouffé.

Le Général ne regrettait pas de ne pas avoir de famille, de ne pas avoir un chez lui autrement que sur pneus. Mais on a tous une nostalgie quelque part, oui, tous là qui m'écoutez, vous avez dans un coin de votre tête un bout de pays qui vous appelle, un rêve de veillée au coin du feu, une femme, est-ce que je sais, un chien peut-être, qui vous disent de revenir et que vous entendez gémir ou grincer des dents même si vous êtes au bout de la Terre. Surtout quand vous êtes au bout de la Terre peut-être.

Eh bien ! le Général, c'était pareil. Oh ! il ne m'a rien dit bien sûr, le bestiau ne se laissait pas facilement aller aux confidences, mais bout à bout, certaines petites chose m'ont mises sur la voie. Un regard perdu sur le poisson rouge d'une secrétaire chacun tournant en rond dans le bureau, une remarque qu'il avait lâchée une fois que je roulais à côté de lui comme second chauffeur dans la cabine. Tu vois Cambouis, la vie dehors, derrière notre pare-brise, c'est un peu comme si nous on était dans un aquarium non ? J'avais acquiescé, sans bien comprendre. Mais la vraie vie Cambouis, tu peux me dire de quel côté de la vitre elle est pour les poissons ? Je l'avais regardé, interloqué, il m'avait dit de laisser tomber.

Mais j'avais trouvé derrière lui un catalogue de poissons d'ornement qu'il avait laissé traîner une fois en cabine. Des petites choses, je vous dis, mais je ne crois pas me tromper. Cette histoire de poisson et d'aquarium symbolisait pour lui toute sa vie personnelle. Sans compter qu'il pouvait toujours accrocher des fleurs en plastique dans sa cabine, des photos de tout ce qu'il voulait, mais il ne pourrait jamais transporter un bocal avec de la poiscaille dedans. Chacun son truc qui le roule ou le met en panne, et cette histoire de poisson peut vous faire marrer, mais c'était son rêve, j'en suis sûr.

Puis le transporteur pour lequel on bossait a fini par être racheté par un groupe international. Le patron partait à la retraite, remplacé par un jeune trou du cul. C'était peut-être une nouvelle chance, on avait promis des bahuts neufs aux gars qui restaient. Et là, on a fait comprendre au Général que lui et son camion faisaient désordre dans le nouveau décor. La maintenance de la nouvelle flotte était désormais centralisée et sous-traitée. On a offert le volant d'un camion neuf au Général. Il savait qu'on espérait qu'il refuse et c'est ce qu'il a fait. Il lui restait juste ses deux mois de préavis à boucler. Je voudrais me rappeler exactement la dernière fois que je l'ai vu, trouver dans mes souvenirs le moment exact où le Général a eu le déclic, mais j'ai beau chercher, je ne trouve pas. La veille il était là, et le lendemain, on apprenait qu'il était parti avec son Berliet pour une destination inconnue.

Mais je connais assez le Général pour imaginer ce qui s'est passé, ceux qui racontent une autre histoire vous mentent. Avant de prendre le volant pour son dernier voyage, le Général ouvre le capot du Berliet, il regarde que tout soit en ordre comme il fait toujours. En refermant le capot d'un coup, avec juste la force suffisante, il dit à son camion que cette fois ci, ça y est mon vieux, on prend des vacances. Il monte en cabine et il démarre en pensant que pour la première fois, son camion et lui ne vont pas rouler pour quelqu'un d'autre. Ils ne livreraient plus rien nulle part, ils prennent juste la route pour eux. Je sais qu'ils sont allés vers Marseille, tout le monde le sait d'ailleurs puisque c'est là qu'on les a retrouvés. Mais ils n'auraient pas pu aller ailleurs. Cette route en corniche, le Général me l'avait racontée une fois, la vue qu'on a sur la mer, les calanques qu'on devine au fond des ravins que la route contourne, l'impression de voir un film, là, dehors, avec les longs panoramiques dans les courbes. Pour leur dernier voyage, le Berliet et lui ont attendu leur heure, puis le Général a mis le pied à fond dans les tôles et dans le virage qu'il avait choisi, son camion et lui ont défoncé le rail de sécurité d'un bon coup de volant à droite. Le Berliet et le Général ont quitté la route dans l'image de fin du soleil couchant, répandue sur la mer qui se précipitaient vers eux. Ils n'avaient qu'une âme pour deux et je veux croire qu'elle s'est envolée vers le soleil avant qu'ils ne s'écrasent ensemble sur l'eau, trente mètres plus bas.

La remorque contenait assez de daphnies lyophilisées pour nourrir les petits poissons multicolores des rochers pour les dix ans à venir.

Bien des histoires courent le long du macadam. Elles sautent de table en table dans les restaus routiers, de bahut en bahut sur la Citizen Band, elles s'étirent avant la nuit dans les trucks stop, sur les aires d'autoroute et les hôtels bons marchés sortis de terre près des péages, mais parmi ces histoires, l'une d'entre elle au moins est vraie.






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Créé le 1 mars 2002

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