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Emmanuelle Urien sélection avril 2005
La
porte était entrouverte. Sans une seconde d’hésitation,
je l’ai poussée pour entrer. J’ai
aussitôt déploré ce geste, cette petite
extravagance
qui allait à l’encontre d’une retenue si bien acquise que je la
croyais devenue
naturelle. Pour passagère qu’elle fût, la folie
était pourtant commise :
je me suis engouffré dans la brèche qu’elle avait
ouverte, et je ne pense pas
en être jamais sorti depuis. Une
heure auparavant, je me trouvais encore dehors, aussi
libre qu’on peut l’être au saut du lit, après que la
sonnerie du réveil vous a
précipité sur les trottoirs de Paris et qu’une longue
journée de travail vous
attend, qui risque de déborder sur la nuit si vous n’y prenez
garde. J’étais,
quant à moi, rompu à la contrainte obligatoire des heures
supplémentaires que
m’imposait ma jeunesse dans un métier d’avenir, et c’est sans la
moindre
illusion que, ce matin-là, je me laissai avaler par la foule
dans les couloirs
du métro. Tête basse, sourcils froncés, les yeux
fixés sur mes pieds, je me
précipitai jusqu’aux voies, porté par un bataillon de
voyageurs tous animés de
la même hâte, et je pénétrai avec eux
à l’intérieur du wagon, dans une
bousculade programmée dont personne ne s’offusqua. Il
fallait ensuite tâcher de ne rien regarder, ni personne.
Afficher une préoccupation fabriquée de toutes
pièces et démentie seulement par
le vide du regard. Ignorer l’appel tonitruant des quêteurs
obligés de débiter
leurs malheurs à tue-tête pour couvrir le fracas de la
rame, jusqu’à ce qu’ils
vous frôlent ; leur offrir un sourire faussement
désolé avant de replonger
dans une hébétude qui décourageait toute nouvelle
approche, et intellectualiser
l’incident : « on ne peut pas donner à tout le
monde, ni son argent,
ni même son attention ». Prolonger la
réflexion, car elle le méritait : « quant
à prêter l’un ou l’autre, cela exige qu’on ait
également du temps à consacrer.
Or, du temps, je n’en ai pas, ce qui règle définitivement
le problème ».
Ou permettait en tout cas de le contourner habilement. Venu
quelques années plus tôt d’une province trop rurale
pour mes ambitions personnelles — quelles qu’elles fussent alors —
j’avais vite,
en arrivant ici, pris le pli de l’indifférence
forcenée : la ville m’avait
mis au pas. Dans cette capitale plus que nulle part ailleurs,
m’étais-je laissé
dire, il fallait, pour garder la tête et le cœur en place,
glisser à la surface
des choses, effleurer les êtres, n’être jamais partie
prenante des événements,
et éviter autant que possible les rencontres fortuites. Se
rendre d’un point à
un autre par un itinéraire tracé d’avance pour vous, et
dans un temps imparti.
Tout manquement à ces règles menaçait un
équilibre chèrement acquis. Je l’ai
appris à mes dépens, simplement en poussant une porte, et
cet écart de conduite
m’a coûté une vie. Deux, si l’on inclut la mienne. J’étais
pressé, ce jour-là, de me rendre au siège d’une
multinationale de renom afin d’en éplucher les comptes. Que la
société fût
reconnue ne changeait, à vrai dire, rien à
l’affaire : j’aurais de toute
façon fait preuve du même empressement pour n’importe
lequel des clients du
cabinet d’audit qui m’employait. Je ne faisais que me conformer
à un rythme imposé,
sans même en avoir conscience : petit trot ou pas de charge,
c’est ainsi
que l’on marche à Paris. La
société se trouvait dans l’une de ces avenues très
fréquentées de la capitale, mais où l’on ne
s’arrête guère que si l’on y
habite ; une longue artère toujours passante, avec de
luxueuses boutiques
de loin en loin, et bordée pour le reste de vieilles demeures
à hauts plafonds
dont quelques unes abritaient des bureaux et
les autres des hôtels particuliers. En
sortant du métro, une surprise m’attendait :
pendant mon trajet sous terre, le jour s’était levé et le
printemps, dont
j’avais oublié jusqu’à l’existence, avait fait son
apparition dans le quartier
même où je me rendais. Je confesse, toute honte bue, une
faiblesse de midinette
pour Paris au printemps : la ville, si poussive le reste du temps,
prend
en cette saison une sorte de fraîcheur passagère, et il
s’agit alors de ne pas
laisser passer ces quelques jours de grâce qui transforment la
vieille dame en jouvencelle.
Cette fantaisie était, je crois, la seule concession à
mes origines que je
m’autorisais, car j’étais, pour le reste, devenu aussi parisien
qu’on peut l’être
après si peu de temps passé dans la capitale. L’heure
de mon rendez-vous approchait, et voilà que, subitement
à l’aise dans ma tenue réglementaire de jeune cadre,
j’avais le nez en l’air,
les yeux clos, et un sourire d’enfant ravi sur les lèvres. Le
lieu de mon
rendez-vous ne se trouvait pas loin, et je pouvais encore m’y rendre en
quelques enjambées efficaces : il me suffisait, pour
être à l’heure, de
traverser la rue, de la longer sur quelques mètres, et de sonner
à
l’interphone, juste au dessous d’une plaque dorée qui
annonçait discrètement la
couleur. Mais
je n’ai pas voulu traverser, pas tout de suite. Il
faut dire à ma décharge que le trottoir d’en face
était à l’ombre. Nul doute
qu’il y faisait frais, que ce côté-là de la rue
était encore en proie à
l’humidité et à la grisaille de l’hiver. Je me trouvais
en revanche en pleine
lumière, dans une belle et bonne chaleur, de celle dont
jouissent les chats
pour s’étirer de bas en haut les yeux fermés. Au
demeurant, c’est un peu ce que
je faisais, me sentant soudain des inclinations félines peu
compatibles avec le
travail qui m’attendait. C’est
alors que j’ai entendu une voix. Un chant, plus
précisément. Rien à voir, pourtant, avec la
musique épaisse et furibonde qui
s’échappe parfois des fenêtres mal closes d’un appartement
en étage, ou de
l’habitacle des voitures arrêtées au feu rouge : ce
n’était qu’une voix,
prise dans sa propre tourmente, qui venait seule jusqu’à moi. En
temps normal,
pour être honnête, j’aurais à peine tendu
l’oreille : il y avait tellement
d’autres bruits alentours qui me pressaient d’avancer ! Mais ce
matin-là, le
printemps me réchauffait la peau et l’esprit ; il me
plantait là, imbécile
et heureux, au mépris de toutes les règles que m’avait
inculquées la vie
urbaine. J’étais bien, débarrassé de toute
contrainte : c’était un moment
rare, et justement celui qu’a choisi la voix pour venir jusqu’à
moi, ajoutant à
ma béatitude. C’était
un son d’une délicatesse déplacée dans le
brouhaha constant de la ville toujours bruyante de mille appels,
sirènes et
clameurs confondus dans la même stridence et le même
empressement furieux. Ce
chant, léger comme une brume matinale, évoquait
dès l’abord une sylphide, une
nymphe, une oréade : en somme, la grâce de la
féminité alors qu’elle se
révèle à un âge encore tendre. Je regardais
autour de moi, surpris et charmé,
cherchant parmi les passants une jeune fille diaphane, presque encore
une
enfant, à la peau translucide, à la blondeur charmante,
aux lèvres comme un
fruit d’où s’échappaient les notes. Je l’imaginais
réfugiée dans mes bras, et
je sentais déjà battre contre ma paume un cœur d’oiseau
sous un sein à peine
formé. Personne
dans les environs, pourtant, ne répondait à ce
signalement idéal. Et le chant continuait, toujours ensorceleur.
Étais-je le
seul à l’entendre ? Au vu des visages fermés qui
m’entouraient, j’étais en
tous cas le seul à l’écouter. Mais il m’en fallait
plus : entendre ne
suffisait pas, je voulais aussi voir, et toucher si possible. Il y
avait, à l’entrée de l’immeuble auprès duquel je
me
tenais, un petit porche dont aucune porte ne défendait
l’accès, au reste peu
attrayant car, pour ce que j’en distinguais, un long couloir sombre le
prolongeait. C’était comme l’ouverture d’un tunnel. Je m’en
approchai
cependant, et alors la voix enfla, me confirmant dans le pressentiment
qu’elle
provenait de là. J’hésitai à peine avant de passer
le porche : il me
fallait remonter à la source du chant, c’était devenu une
absolue nécessité.
Jamais, pourtant, je n’avais été aussi près de
commettre une indiscrétion, et l’angoisse
me faisait haleter tandis que, pas à pas, j’avançais dans
le couloir, transgressant
les lois d’indifférence tacitement promulguées par la
ville, et craignant à
chaque instant d’être surpris en flagrant délit
d’intérêt à autrui. À plusieurs
reprises je fus sur le point de tourner les talons, mettant ainsi un
point
final à cette furtive idylle musicale avant de retourner
à mes comptes. Mais le
chant enflait, et m’appelait à lui : j’étais
ferré aussi sûrement qu’un
poisson. Je progressais à tâtons, mes mains effleurant les
murs, et la voix
continuait de monter dans l’ombre, majestueuse à présent.
Comme si le chant
amenait avec lui la lumière, une petite porte, peinte en blanc,
m’apparut dans
la pénombre, là, à quelques mètres, au
creux du couloir. Je m’en
approchai : elle était entrebâillée. Je la
poussai, sans réfléchir. Et
j’entrai. Savais-je à quoi
m’attendre ? La jeune fille de ma vision ne se trouvait pas
là, et c’était
mon unique certitude. Toutes celles que je croyais m’être
construites par
ailleurs vacillaient déjà, et devaient s’effondrer peu
après. En
dépit d’une ampoule qui pendait au plafond, la pièce
était sombre, mal éclairée d’une lueur
jaunâtre. Il y avait, en face de moi,
une fenêtre dont les vitres étaient si sales que la
lumière du jour ne
parvenait pas à entrer. Malgré cela, je clignais des
yeux, ébloui :
c’était cette voix, toujours, qui continuait de m’enchanter.
Dans le même
temps, le désespoir m’assaillait par vagues ; car je comprenais
que j’avais
fait quelque chose de mal en m’écartant du droit chemin, des
sentiers battus où
la sécurité était garantie, et qu’il fallait bien
que cela se paye, d’une façon
ou d’une autre. À
mesure que ma vision recouvrait son acuité, ma raison,
elle, s’épaississait jusqu’à disparaître dans le
remue-ménage des sensations
absurdes qui me possédaient : j’étais
tiraillé entre ma rigidité citadine
et mon être profond, cet inconnu, et celui-ci semblait l’emporter
au mépris de
tout danger. Cette
prise de conscience que quelque chose d’irrémédiable
s’était produit ne mit pas fin pour autant à
l’invraisemblable fascination à
laquelle j’avais cédé : plus que tout, je voulais
savoir d’où provenait le
chant qui continuait de me subjuguer. Je scrutai les lieux avec les
petits
mouvements de tête affolés d’un animal pris au
piège. Tout d’abord, je ne vis
rien que la pénombre sale d’où s’écoulait cette
musique étrange. Et puis la
voix se tut et, dans un coin de la pièce, les contours d’une
masse se
précisèrent : juste au dessous de la fenêtre,
allongée sur un matelas jeté
à même le sol, une femme reposait, la tête
relevée par plusieurs oreillers. Elle
me regardait, et elle souriait. Je
suis tombé à genoux, j’essayais de sortir ainsi, à
reculons ; je crois bien que j’ai bégayé des
excuses, ou peut-être, comme
un exorcisme, est-ce un tout autre jargon qui sortait de ma bouche,
celui de
mon métier, impersonnel et impropre à la situation :
consolidation, bénéfice
net avant impôt, besoin en fonds de roulement ; je me
raccrochais à des
mots, épouvanté et stupide, et elle, pendant ce temps, me
regardait avec
bienveillance en souriant gentiment. C’était
une créature énorme que son poids clouait au sol,
un être presque asexué, n’était-ce cette voix que
l’on n’eût jamais crue venir
d’elle, de cette cage thoracique disproportionnée, de ce corps
distendu par une
obésité maladive, de cette bouche engloutie dans un
visage boursouflé. Le
dégoût devait se lire sur mes propres traits, car elle
ferma les yeux et se remit à chanter. L’instant d’après,
j’étais dans ses bras
qu’elle peinait à refermer sur moi : je m’y étais
précipité aux premières
notes, incapable de résister à l’attrait de sa voix. Dans
le même temps, je
réalisai que désormais, c’en était fini de toute
cette belle vie pleine de
promesses abstraites que je m’étais construite jusque là. Je
sentais contre mon oreille son cœur battant à
contretemps, pulsations contrariées sous un amas de graisse dans
lequel je
m’enfonçais tout entier, visage et corps à la fois. Je
cessai de lutter contre
mes démons, mon esprit se vida et, privé de ma raison
banale, je fus heureux
pour la première fois de ma vie, d’un bonheur si profond qu’il
excluait tout
partage. Je
suis resté longtemps ainsi, pelotonné sur elle comme
dans un édredon, mon corps d’homme ramené soudain
à des proportions d’enfant,
sa voix me procurant une extase que jamais ni mère ni amante
n’avait pu me donner.
Elle chanta des heures durant, me sembla-t-il, plus longtemps et plus
juste que
la plus chevronnée des cantatrices, et jamais l’émotion
ne manquait à la
moindre note. J’étais au paradis et je voulais y demeurer le
reste de ma vie. Quand
elle se tut à nouveau, les sens me revinrent :
le silence me fit bondir de son corps comme au sortir d’un cauchemar.
Je la
regardai, révulsé, presque hystérique ; il me
venait des haut-le-cœur, et
je me mis à trembler d’un dégoût si évident
que je distinguai bientôt des
larmes au coin des yeux de la femme, de grosses perles bien rondes qui
faisaient mentir son sourire : j’avais peiné le monstre. Ce
constat,
étrangement, atténua mon trouble, et je ne frissonnais
plus qu’à peine lorsque,
me retournant, je vis la porte grande ouverte. Elle
devait avoir deviné mon intention. Pour la première
fois depuis notre rencontre, elle parla : « Va-t-en, si
tu veux. »
Elle avait une voix d’adolescente fatiguée, légère
et un peu cassée, qui fit
ressurgir dans mon esprit l’image de la sylphide. J’approchai
de la porte et la refermai, lentement :
cette fois, je savais ce que je faisais. Quant à savoir
pourquoi... Il y avait
un fauteuil dans un coin de la pièce, à l’opposé
du lit. Je m’y assis. La créature
porta ses deux énormes mains à son visage : elle
s’essuyait les yeux. La
nuit était tombée. La femme parlait depuis longtemps,
en petits murmures las entrecoupés de soupirs charmants. Elle se
racontait, mais
c’était une histoire que j’avais déjà entendue,
car les plus affreux malheurs finissent
toujours par se savoir : on en rend compte vers vingt heures,
lorsque
l’avidité des avaleurs de couleuvres est à son comble
devant leur petit écran. Ainsi
voilà : l’obésité faisait des ravages, et
c’était une maladie dont le nom avait
des contours et des consonances obscènes. Cela aurait dû
me rendre le monstre
plus humain, de savoir qu’elle aurait pu être au sommaire des
journaux
télévisés. Mais où avait-on vu que les
sujets de reportages avaient une voix si
mélodieuse qu’elle vous rendait fou, d’amour et de
répugnance tout à la
fois ? Chaque
fois qu’elle se taisait, pour reprendre son
souffle ou pour me regarder de cet air famélique qui me faisait
horreur, je la
pressais de reprendre, de rompre ce silence aussi pesant qu’elle :
il
fallait qu’elle parle ou qu’elle chante, pour estomper son image dans
la
pénombre et bercer mon estomac soulevé par sa vue. Elle
me raconta tout, et cela dura des heures : toute
sa pauvre vie de créature difforme et mal-aimée ; je
n’écoutais presque rien,
que sa voix, que j’aimais pour elle-même. J’entendis quelques
bribes, çà et
là ; je retins qu’elle avait toujours chanté, depuis
sa naissance, lui
avait-on dit, comme elle respirait ; qu’elle avait tout
perdu :
famille, amis ; depuis elle préférait se cacher
là ; qu’elle ne
pouvait plus bouger, écrasée par son propre poids ;
qu’une vieille dame un peu
folle était venue la soigner quelque temps et puis avait disparu
du jour au lendemain ;
qu’elle allait mourir ici, que ce réduit serait son
tombeau ; que j’étais
gentil de lui tenir compagnie, qu’il ne fallait pas avoir peur... Elle
se tut alors, et je compris qu’elle n’avait plus
rien à dire. Elle n’avait pas réussi à
m’émouvoir, je ne pensais qu’à sa voix,
dont elle me privait si brusquement après me l’avoir offerte
sans restriction
pendant des heures. Affolé à l’idée que le silence
pourrait la rendre à ma vue,
je parlai à mon tour et m’empressai de dire n’importe
quoi : « Et
…qu’est-ce que tu manges, alors ? » Elle
répondit avec un petit rire d’une émouvante
délicatesse : « Rien. » Je
haussai les sourcils et poursuivis mon interrogatoire
inepte : « et…comment fais-tu pour…tu sais bien, tes
besoins
naturels ? » Nouveau
rire, qui laissait son corps de marbre mais
faisait frissonner le mien de plus belle : « Je n’en ai
plus. Je ne
fais pas. Tu ne me crois pas ? Reste, alors, et regarde.» « Je
ne peux pas te regarder. Quand je te regarde
j’ai envie de vomir. » J’attaquais de front, bassement,
cruellement, mais c’était
encore histoire de parler : même si ces paroles traduisaient
la réalité,
mon intention n’était pas de la faire souffrir, car je ne
ressentais pour elle,
je veux dire pour l’énorme femme qui se taisait, qu’une
indifférence mâtinée
d’impatience dans l’attente qu’elle chante à nouveau. Le reste
de mes réactions
était purement physique. Peut-être l’avait-elle compris,
car elle reprit, après
un autre de ses rires adorables : « Alors
ne regarde pas, tant pis. De toute façon, l’essentiel
est invisible pour les yeux. Ne le sais-tu pas, mon petit
prince ? » Je
rétorquai : « Je ne suis pas ton petit
prince. Et tu n’as rien d’une rose. » Puis j’ajoutai, en
ricanant
méchamment par dessus ma nausée : « Tu es un
pur esprit. » Elle
ne répondit rien mais, une fois encore, le coin de
ses yeux se mit à scintiller. Je détournai le regard,
honteux. La fenêtre, au
dessus d’elle, faisait une tache plus claire sur les murs sales :
le jour
s’était levé. Je me souvins tout à coup du
printemps au dehors, de la lumière
et des passants pressés, trottinant en troupeau, et je me
rappelai en avoir été
moi aussi. Et maintenant, j’étais ici, et les vitres
étaient si sales que je ne
pouvais voir le printemps au travers, il n’y avait plus que les traces
malpropres
de la ville triste à mourir. « Pars ! »
Souffla la créature affaissée
sur son matelas. Ce n’était pas un ordre, mais une supplication
faite à
mi-voix, humble et sans larmes, si touchante qu’il me sembla un instant
que
j’allai moi-même éclater en sanglots. Cette
chose affreuse me retenait là, malgré elle, et mon
corps pourtant révulsé s’affranchissait des commandements
de mon esprit,
furieux, qui ordonnait une obéissance immédiate et le
retour à une existence
plus supportable, bien ancrée dans une réalité
dont je connaissais les moindres
détours, et à laquelle je pouvais me conformer sans avoir
à me poser la moindre
question. « Non. »
Je m’horrifiai de ma réponse, faite à
voix basse, chuchotée durement : j’allais rester, encore,
en dépit de sa
prière et de ma répugnance à l’approcher.
« Chante ! »
ordonnai-je, et je ne me reconnus pas dans le ton glacé et
déterminé que
j’employai alors. Elle ferma les yeux et durant quelques instants, je
crus
qu’elle n’obéirait pas ; le désespoir m’envahit et
je me levai du fauteuil
en gémissant comme un animal, hors de moi. Elle chanta. Un
mince filet de voix monta d’abord de sa gorge et
s’éleva paresseusement, glissant jusqu’à moi,
agréable et doux comme la
caresse d’une main. Puis il enfla, de nouvelles eaux vinrent le
gonfler, pures
et chargées de cristal, et je fermai les yeux, vacillant, tandis
que le fleuve
devenait torrent, que la voix gagnait en puissance sans y perdre en
douceur,
toute violence mise à part. J’étais retourné dans
ses bras et, la tête contre
son cœur, je remontai à la source du son, quand il n’est que
musique animale
qui parle à tous nos sens. Notre
tête à tête dura près d’une semaine. Elle me
demandait de partir et je refusais, je la regardais avec horreur avant
de me
lover sur elle, je l’écoutais, je ne voulais plus qu’elle
s’arrête de chanter.
Je creusais avec ma tête entre ses mamelles abominables pour
être au plus près
de sa voix, je lui faisais mal, elle soufflait
« arrête ! »,
moi : « n’arrête surtout pas ! »
et j’enfonçais ma tête de
plus belle, sans entendre ses plaintes ; mais aussi loin que
j’aille, ce
n’était jamais assez, le chant venait de bien plus bas encore,
il était tout au
fond de ce corps boursouflé, dans ses abysses. Il devait y avoir
quelqu’un à
l’intérieur, ce n’était pas possible autrement, quelqu’un
qui chantait, une
créature céleste qui n’attendait que moi, une princesse
enfermée dans ce
monstre, prisonnière de cette enveloppe en tous points
détestable ; c’est
ce mythe que depuis mon arrivée je poursuivais sans parvenir
à l’atteindre, et
qui faisait de moi un autre que celui que j’avais toujours sagement
rêvé
d’être. Cet autre, sans doute, m’écoeurait davantage que
n’importe quelle
créature existante, obèse ou non ; car j’abritais
quant à moi un jouisseur
égoïste et calme, prêt à tout pour arriver
à ses fins. Je
suis parti un soir, sans qu’elle me le demande. J’ai
traversé le couloir sombre, passé le porche, et la
rue m’a accueilli froidement : il faisait nuit et le vent
soufflait en
bourrasques chargées de pluie. Des passants m’ont
bousculé, écarté de leur
passage sur lequel je me trouvais, hébété,
cherchant à retrouver ma propre
trace perdue par un matin de printemps. Une femme a crié en me
voyant. J’ai
marché, titubant comme un ivrogne. Un peu plus loin,
une vitrine m’a renvoyé mon reflet, de vagues contours dans la
lumière pâle des
réverbères : je me suis deviné hâve,
barbu et le regard perdu, j’ai tiré
sur ma cravate toujours en place après tout ce temps et je me
suis arrêté pour
pleurer. J’avais perdu quelque chose, je me sentais plus seul au monde
qu’un
nouveau-né abandonné là, et j’avais peur de moi.
J’étais cerné de bruits
oubliés : la pétarade des véhicules, le
hurlement hystérique des klaxons,
les insultes en sourdine ; la ville en rage, en rut, m’offrait son
profil
le plus grimaçant. Je suis rentré chez moi sans savoir
comment, les mains sur
les oreilles mais ça ne suffisait pas. Je
n’ai rien raconté à personne. J’ai gardé pour moi
seul
ces souvenirs porteurs d’un indicible bonheur des sens, et
entachés d’une honte
inavouable. Un chant m’habitait désormais jour et nuit, et je ne
savais plus
comment le faire taire, je n’étais pas seulement sûr d’en
avoir envie. J’ai
inventé, pour expliquer ma disparition, une histoire
d’enlèvement mâtinée d’amnésie, un bobard
piteux auquel personne n’a cru. Sans
insister, j’ai cherché un nouveau travail peu après mon
retour, pour repartir
de zéro : il me fallait renaître. Je suis revenu dans
la foule urbaine, je
suis entré tête baissée dans le flot des fonceurs
anonymes, me suis mêlé à eux,
fondu à la masse comme si je ne l’avais jamais quittée,
et le troupeau, pas
revanchard, m’a accueilli dans son sein, m’a reconnu comme l’un des
leurs. Je
travaillais tard, j’évitais toutes les conversations
et j’ouvrais toutes les fenêtres, pour avoir, comme à
portée de main, le vrombissement
des moteurs et les criailleries de la ville, pour que ce beau vacarme
accapare
mon oreille, pour ne pas entendre les accents du désordre qui
avait élu
domicile dans mon crâne. Chez moi j’écoutais la radio, la
télé, tout ensemble
et très fort, même la nuit, en dépit des plaintes
des voisins qui sont venus un
soir me pour faire peur, et le lendemain pour me passer à tabac,
mais c’était
juste un avertissement. J’ai
évité pendant quelques temps le quartier où tout
était arrivé ; je n’avais rien à y
faire de toute façon. Ma vie prenait
doucement un cours qui n’était pas nouveau, je m’étais
remis sur les mêmes rails.
Je ne regardais personne dans les yeux et n’écoutais rien,
jamais. Pas dans la
rue. Et
puis un soir, je suis revenu dans les parages sans
m’en apercevoir. Il pleuvait, l’avenue était morne et je ne
savais pas pourquoi
j’étais là. Puis la mémoire m’est revenue,
réticente, par bribes douloureuses, mon
cœur s’est arrêté de battre et j’ai ignoré un
instant la musique dans ma
tête : je me suis mis à écouter, dehors. Mais
non, rien à signaler, pas un
son plus mélodieux que l’autre dans la cacophonie habituelle.
C’était un jour
de grand passage, les voitures se suivaient au pas et leurs
avertisseurs
tempêtaient, nasillards, tandis que protestaient en marchant
quelques piétons
assourdis. J’avançais moi-même avec eux, à leur
rythme, et j’approchais sans
trop en avoir conscience de l’endroit où mon sort s’était
joué. Quand était-ce arrivé ?
Est-ce que quelque chose s’était vraiment produit ?
C’était pourtant bien là,
j’y étais presque, il n’y avait plus, entre moi et cet endroit,
que l’avenue
par laquelle le flot catarrheux des voitures s’écoulait sans
fin. Il ne
fallait pas y aller, non : pas retourner
là-bas, c’était déjà mal d’être venu
jusqu’ici. J’étais convaincu de tout cela,
et je m’étais décidé à rebrousser chemin
après un dernier regard de l’autre
côté de la rue. Mais j’ai traversé malgré
tout, parce qu’en face il n’y avait
plus rien : le porche était béant, la porte avait
été enlevée et, autour
d’elle, les murs étaient en partie abattus et remplacés
par deux poutres qu’on
avait placées là comme étais. Je suis
entré. Je veux dire par là que j’ai
franchi une ligne désormais invisible qui séparait deux
mondes. À l’intérieur,
les murs de chaque côté du couloir avaient
également été détruits et
étayés,
ils révélaient des pièces semblables à
celle où j’avais tant souffert et tant
joui de je ne sais plus quel bonheur. Une fine poussière de
plâtre s’élevait
devant moi à chacun de mes pas tandis que j’avançais dans
les décombres ; toutes
ces brèches absurdes dans les murs me regardaient passer, seul
survivant d’une
catastrophe qui s’était produite après mon départ,
ou que celui-ci, peut-être,
avait provoquée. Elle
n’était pas là, évidemment. Le mur
de sa chambre avait été abattu
comme les autres ; était-ce cela qui me faisait trouver la
pièce plus
grande, ou son absence qui avait creusé l’espace ?
Qu’étais-je venu
chercher ici ? Il n’y avait plus rien qu’un grabat souillé,
des linges
gris roulés en boule, et le fauteuil qui m’accueillait quand
elle se taisait et
que je ne voulais plus de ses bras. Je me suis dit « elle
est partie avec
sa voix, et elle a aussi emporté les murs, les portes, tout ce
qu’elle a pu
rafler au passage ». J’ai ri, alors, et je n’avais jamais
rien entendu
d’aussi triste. J’essayais de me souvenir, de revenir quelques jours en
arrière, en ce siècle obscur où j’étais
quelqu’un d’autre. Me souvenir. Comme
j’étais bouleversé, amoureux de sa voix, du souffle dans
sa gorge, de chaque
respiration qui annonçait une note plus haute, plus longue, plus
belle que la
précédente. Je fermai les yeux pour ne pas voir la
misère sordide qui avait été
son décor, je m’efforçai de ne pas respirer les remugles
de son aberrante
déchéance physique, mais derrière mes
paupières, c’était encore son corps
difforme que je voyais, les vagues inquiétantes des monceaux de
chair étalés
jusqu’au sol, la peau grisâtre et comme visqueuse de son visage
presque
inhumain. En cet instant je n’entendais rien, plus rien, je n’y
arrivais plus :
impossible de raccorder ce chant à elle et à ses restes
dérisoires, le son à
l’image. J’avais envie d’avoir rêvé, d’ouvrir les yeux et
de me replonger avec
un sourire rassuré dans la réalité banale. Je
suis rentré chez moi, me suis laissé porter par la
foule dans le métro et la rue ; de bousculade en
bousculade, j’ai fini par
arriver ici, sa voix entre mes tempes était revenue, et il
était vingt heures. La
télé, allumée comme toujours, m’a livré le
secret de
sa disparition alors que je n’attendais plus rien : j’avais
résolu de
combler à jamais cet épisode de ma vie par le vide, une
amnésie totale que
j’avais cru bon de simuler auparavant. Elle m’est tombée dessus
comme ça, j’ai
vu les images en ouvrant la porte : la télé
était en face de l’entrée, pas
possible d’y échapper. Je l’ai vue, allongée sur une
bâche soulevée par huit
pompiers, étendue, étalée de tout son corps,
pesant sur les bras des huit gars
empourprés, costauds pourtant. Des passants la regardaient de
loin, n’osaient
pas être trop voyeurs ; nul besoin d’avoir le nez dessus de
toute
façon : le phénomène sautait au yeux. La
caméra approcha, franchit le cordon des badauds et je
fus soudain près d’elle. Ils
avaient mis un drap sur son corps, pas assez grand :
ça dépassait de partout, je voyais son visage, ses yeux
ouverts, fixés sur moi,
qui ne regardaient rien. Elle était morte et maintenant,
étrangement, elle ne
me faisait plus peur, ne m’inspirait plus le moindre
dégoût. C’était juste une
carcasse immense, du bétail sacrifié que l’on
traînait dans la ville avant de
la livrer aux équarrisseurs. Inoffensive. Un
reporter dépêché sur les lieux commentait sobrement
l’affaire,
expliquait comment l’odeur du cadavre avait alerté les
voisins ; il avait
fallu élargir le porche, abattre les murs du couloir pour le
sortir de là. Le poids
de la malheureuse était estimé à 500 kg poursuivit
le journaliste sur un ton où
perçait, comme un appel à plus de voyeurisme, une
excitation malsaine. L’image
changea soudain et je quittai la scène, la caméra me
transporta dans les couloirs
d’un quelconque hôpital tandis qu’un médecin
spécialiste rappelait au
spectateur avide de détails prosaïques les
caractéristiques de la maladie, assorties
d’une réflexion larmoyante sur les ravages de la solitude. Ma
tragédie personnelle était devenue un fait
divers : je n’écoutais plus que d’une oreille, je n’avais
pas envie d’en
savoir plus. La radio était allumée elle aussi, je montai
le son et, baigné par
une cacophonie sans nom, j’ôtai mes vêtements, me douchai,
préparai mes
affaires pour le lendemain, en prévision d’un rendez-vous
à l’autre bout de la
ville. J’allongeai sur les bras d’un fauteuil mon costume gris, ma
chemise
impeccable et mes sous-vêtements, tout à une tâche
sans surprise et que je
connaissais par cœur : j’étais rentré dans ma
réalité propre et confortable.
Je ne voulais plus rien entendre qui m’en fît sortir. Je coupai
la télé qui
dissertait sans fin sur l’affaire ; ils en parlaient aussi
à la radio. Je
changeai de station mais partout elle faisait la une, n’en finissait
pas de
s’étaler en long en large. Je voulais aller me coucher, essayer
de m’endormir
sur les programmes de la nuit, de petites musiques alanguies
entrecoupées du
ronronnement de voix insomniaques qui dissertaient de tout et de rien.
Mais
cette nuit-là, même les noctambules parlaient d’elle, pour
clamer qu’il fallait
retrouver le salaud qui avait fait ça. Je
n’ai pas pu dormir. J’avais tout éteint : la
télé, la radio. Les voisins eux-mêmes,
effarés par cette accalmie, avaient
cessé de frapper contre les cloisons de l’appartement. Je
n’entendais plus que
sa voix dans ma tête, si belle qu’elle me faisait entrer dans
l’éternité. À
l’aube, je suis allé me livrer : je ne savais pas
quoi faire d’autre, j’étais fatigué de faire, comme tout
le monde autour de
moi, semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien sentir.
J’étais
prêt à payer mes erreurs, mes doutes, mes
hésitations, mes égarements. Mon
crime. C’est
elle qui me l’avait dit : « regarde à
l’intérieur de moi, regarde comme je suis belle, aussi belle que
ma voix le
laisse entendre ». J’ai
regardé. À
l’intérieur de son ventre ouvert, il y avait la place
pour abriter tout un chœur, mais je n’en voulais qu’une : celle
que sa
voix m’avait promise et que je venais délivrer, une petite
sirène prisonnière
d’une baleine, une déesse adolescente qui n’attendait que moi. Il n’y
avait rien. Personne au rendez-vous pour justifier
mon geste et le sang sur mes mains. Elle m’avait menti, et la voix
s’était tue
dans son ventre pour venir habiter dans ma tête où elle
continuait de chanter
et de m’en promettre. Aujourd’hui, je sais à quoi m’en tenir, je
sais que j’ai
succombé au piège de sa métaphore naïve et de
cet être cruel tapi en moi. Sa
voix était une fin en soi, devenue infinie en moi, mais en moi
seulement.
Quelle tristesse. Je
n’aime plus Paris au printemps. Derrière les barreaux
de ma cage tout est toujours gris : le ciment de la cour où
les autres se
promènent, l’uniforme des gardiens et celui des détenus.
Il n’y a guère de
bruit ici et je continue d’entendre sa voix. Cela ne me gêne plus
depuis que je
sais que ma vie s’achèvera entre ces quatre murs. Je n’ai pas
essayé
d’expliquer mon geste, je n’ai rien dit pour justifier mon crime, pas
même à
l’avocat commis d’office qui m’a si mal défendu. Personne ne
peut comprendre :
autant rester muet. Emmanuelle Urien
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Créé le 1 mars 2002
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