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Yann Francis
  sélection mai 2005

il se présente à vous.


  La baie du Badakhshan

 

Un petit bateau en papier flotte sur les cieux. Il accomplit tranquillement sa traversée des astres, roule et tangue, disparaît dans la houle des nuages, émerge soudain de la crête d'un nimbus. Il escorte notre paquebot qui déchire les flots. Sahar me précède au bar où, depuis un moment déjà, elle ne m'attend plus. Il est probable que même en dévorant les ténèbres, sans me donner le temps de souffler, je l'y retrouve seule, étourdie, échouée au bras d'un ou deux commodores étincelants.
Le fatigant s'est d'abord appuyé au bastingage, afin de suivre je ne sais quoi des yeux sur la mer en reptation, puis il s'est redressé, philosophe.
« Toi, Jamil, tu mêles tout, l'éclat du matin, la forme des abysses, le regard d'une fleur... Mieux vaut ne pas touiller tout comme ça. On ne fait pas de kebab sans saigner la chèvre. »
Ma cigarette me brûlait les doigts et j'ai voulu la précipiter dans l'écume. Or le fatigant m'a interrompu d'un geste débonnaire, verre de scotch à l'appui.
« Il fume aussi. Je lui dis, Jamil, tu fumes comme tu respires. Et vous savez ce qu'il répond? Rien. Jamil, il ne répond jamais rien. »
Il toisait son scotch, le sirotait du bout des yeux, croyant y lire le présent en lettres ivres. Son ciré jaune brisait les bourrasques qui dévalaient de temps à autre le pont du navire, les embruns s'y écrasaient bêtement comme autant d'insectes aquatiques. Ses cheveux clairsemés, jaunâtres, on aurait dit des vers capturés par la lumière fade s'échappant du bar, se tortillaient sous la brise et me donnaient le mal de mer. Je les aurais volontiers plantés là, lui et son insignifiant Jamil, pour me coucher sur la lune océane, laissant Sahar susurrer tout son soûl à l'oreille moite d'un amiral à la bite de bois. Je la devine hissant les sourcils à mon approche, larguant vers moi son regard émeraude. Elle met le cap sur sa nuit flamboyante et un embargo sur la mienne, marine. J'ai fait un geste de la main tenant toujours le mégot, afin d'annoncer mon départ.
« Mais il faut ne jamais oublier l'essentiel, Jamil. »
Je ne parvenais pas à le cerner. Et d'abord, il est quoi, Letton? Ouzbek? Madelinot? Il déclamait sans accent et d'une manière ridicule, comme s'il venait tout juste d'apprendre ma langue maternelle à la table du capitaine, entre la salade et le dessert. Sans doute hasardait-il sa syntaxe auprès du locuteur moyen, choisi dans un chapelet de touristes à peu près tous identiques et fumant cigare ou Marlboro, enfilés sur un bastingage dominant la baie du Badakhshan.
« L'essentiel, Jamil, c'est une bonne paire de souliers du crocodile, voyez (il me désignait les siens). On y retrouve toujours ses pieds au sec, bien ancrés dans le solide, et jamais on ne sombre ainsi que toi dans la soupe. »
Elle sait bien que je nage en elle, que chacune de mes respirations remonte sa gorge et s'échappe par sa bouche, que ma brasse, dans cette mer d'encre, trace sur son ventre en sucre un sillage salin.
Le fatigant n'en finissait plus. J'avais envie de presser avec mes poings ses joues bavardes et avouer méchamment ne pas connaître de Jamil. D'ailleurs, s'il m'arrive un jour d'en croiser un sur la terre ferme, je lui flanque une volée pour le punir à jamais d'inspirer de telles inepties en ciré jaune, un si doux soir de printemps entre Kaboul et Fayzabad tandis que Sahar, une olive verte entre les lèvres, se fait chavirer.
Les fumeurs ayant tous regagné le bar ou leurs cabines, il ne restait plus, sur le pont, que moi et le Socrate jaune en cuirette, et la nuit étreignant la mer étoilée. Je n'éprouvais déjà plus le désir ni même n'avais-je le réflexe d'aller rejoindre Sahar. Je la croyais amarrée sur un autre, ouvrant par dépit ses cales à l'abordage d'un galonné rutilant qui n'en croyait pas ses mains fouineuses. Elle dissimule son visage derrière ses cheveux fauves pour ne pas être repérée par la nuit, et se déploie comme une fleur sous les flots de lumière qui m'aveuglent. Notre paquebot criblé de spectres glisse vers l'horizon voilé. Je suis un cheveu sur la soupe qui sépare l'Afghanistan et le Xinjiang chinois.
« Et pour finir, j'ai regardé Jamil droit dans les yeux. »
Le fatigant a posé cinq doigts diaphanes sur mon épaule. Son regard, me traversant, perçait les rives escarpées du Badakhshan.
« Je lui ai mis la main sur l'épaule comme je vous vois, Jamil, j'ai dit, tu ne me reconnais pas, tu auras tôt fait de m'oublier une nouvelle fois. Peu importe, n'est-ce pas? puisque je ne m'éloignerai jamais assez pour que l'on se perde de vue tout à fait. Maintenant, ami, je me tais. Je te laisse au soleil et aux abysses. Et s'il le faut vraiment, n'hésite pas, plonge. »
Une contraction écœurante s'est dépêtrée de sa gorge, une sorte de rire aphone, au souffle âcre dont les relents de scotch m'atteignent toujours, poussés par le vent, portés par les vagues. Sahar oscille sous le lustre du bar. Elle brille dans la nuit comme un petit bateau en papier blotti entre des nuages violets. Si je rassemble mes forces, si je parviens à m'extraire de cette mer d'encre et regagne notre cabine, peut-être l'y trouverai-je en larmes salées, recroquevillée sous l'ampoule du plafond et laissant choir ses pétales, deux de ses doigts enfoncés dans la bouche, feignant d'être soûle sur notre lit ondulé par des draps défaits.
Le fatigant m'a tourné le dos. Puis il s'est éloigné sur le pont du paquebot reliant Kaboul à Fayzabad, sans se retourner, en m'envoyant la main.
« Allez, monsieur. Au revoir! »
Et j'ai sauté.





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Créé le 1 mars 2002

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