Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 


Yann Francis
  sélection mai 2005

il se présente à vous.


  Le permis

 

Sur la rue Pachtounistan, mon pilote est une fois encore interpellé.
L'agent de la circulation, un titre probe qui ne lui convient pas du tout, lui si hirsute dans la rue embrouillée, colérique et chamailleur, imbu de sa barbe et de sa casquette rigides, dépassé par les événements, par les piétons, les hordes de buffles, de moutons et de chèvres, les ânes et les chiens, les charrettes tirées par des hommes obliques, les trombes de taxi, les blindés de l'ISAF, les camions surchargés brinquebalant sur des nids-de-poule, son manteau de laine grise lourd des journées hagardes passées dans l'ouragan, désabusé par sa matraque blanche qui n'a rien d'une Kalachnikov, incendiant les badauds partout où il jette son regard, les cyclistes et les motocyclistes, piaffe d'impatience entre les culs-de-jatte enracinés au pavé ou transplantés dans les chaises à trois roues, entre les enfants grisâtres et les femmes embouteillées dans leurs burqas bleues, parmi les barbelés, les blocs de béton, les pierres éparpillées et les cratères d'obus, les soldats afghans en faction armés de fusil, eux.
Il devine en mon pilote jeunot, maigrichon et gominé, une proie facile et le somme d'immobiliser sa voiture, réclame son permis de conduire, puis en conteste aussitôt l'authenticité, le texte et le timbre, la signature et la photographie. Un second agent de la circulation se joint aux palabres, rondouillard, oisif. L'hirsute confie au discret le permis, qui disparaît dans une poche de long manteau gris. Les deux détrousseurs de papiers se retirent illico, déambulent, flânent, s'encrassent et font circuler, hirsute et discret.
Le pilote lâche du lest : un long sourire circonstanciel, quelques haussements d'épaules et froncements de sourcil, trois ou quatre soupirs. Passés la surprise et le désagrément, la protestation et l'incrédulité, il s'extrait du véhicule. Il n'a pas l'intention de céder un af aux agents de la circulation, ces fils de chien, pour récupérer son permis, et part à leur suite. À l'indignation succédera bientôt la scène, le tollé, la révolte.
Déjà l'hirsute gueule, vocifère et postillonne, lève les pattes au ciel comme l'ours tonitruant, les manches de son long manteau gris dévoilant des poils enragés, il montre les dents, montre le poing, tombe à bras raccourcis sur le mètre qui le sépare du pilote. Un attroupement se crée naturellement, les badauds, les passants, les quidams et les curieux se matérialisant soudain. Je sors à mon tour du véhicule et joins la mêlée. J'ouvre la bouche. Je parle chinois. Contracté comme un poing, aussi sourd et muet qu'une brique, l'agent de la circulation m'enveloppe d'un regard exorbitant. Et le temps s'arrête: « Cânâdâ NGO… he works with us, he needs his licence to work… Cânâdâ NGO… he works with NGO, works with his car, Cânâdâ… his licence to work… NGO, driver of Cânâdâ NGO… he needs his… ». Je suis une mouche qui parle. On n'entend que moi.
Chacun m'observe et me dévisage, m'examine, m'inspecte et m'épie. On m'a à l'œil comme si je m'apprêtais à sortir un chameau de mon sac à dos, comme si mon verbiage devait se changer en neige, comme si j'étais Nicole Kidman, comme si je gagnais du temps pour permettre aux parachutistes canadiens d'intervenir. Les mots me manquent…
La rue Pachtounistan recouvre la parole et l'agent de la circulation s'en reprend au pilote qui s'attaque au permis que le discret entend remettre à l'hirsute qui monte encore le ton et à deux bras pousse violemment le jeunot.
Le pilote ne réplique pas à l'agression et poursuit son raisonnement, part d'un principe, en tire des conséquences, échafaude des hypothèses, démontre par l'absurde, puis aboutit à une conclusion. L'hirsute hérissé retourne à la voiture; depuis l'attroupement, le pilote et moi jetions de temps à autre des coups d'œil soucieux aux boutons des portes déverrouillées. L'agent de la circulation s'assied à ma place.
Le pilote regagne l'automobile par le côté conducteur, à droite (à droite, à gauche, selon la voiture). Je l'accompagne sur le flanc opposé.
Le pilote entrebâille sa portière et je me vois presque ouvrir celle qui est derrière l'hirsute assis. Je me vois presque assis et j'ignore où ils en sont tous les deux, s'ils vont s'échanger des coups, des politesses, des insultes, des adresses de restaurant, des afs, des baisers ou des impressions.
« Qu'est-ce que je fais, j'entre? » je demande, incrédule.
« Viens, viens! » s'imagine le pilote.
Je reste là, à attendre debout, les mains vides et mon sac à dos alourdi par un chameau qui refuse d'en sortir. Le pilote s'assied auprès de l'agent de la circulation, ferme la portière. Les tractations se font à huis clos. Je ne saisis trop dans quelle mauvaise comédie musicale afghane je me retrouve, à jouer un rôle muet parmi le chœur des moteurs, la complainte des klaxons, les bêlements, les braiments, les meuglements et le cantique des vendeurs, la sérénade des enfants, les carillons pendus au pare-chocs des camions. Toutes sortes de pensées étranges me viennent à l'esprit, notamment la situation du classement dans la Conférence Est de la Ligue Nationale de Hockey.
Avant longtemps, l'hirsute atrophié dans son long manteau gris jaillit du véhicule puis passe devant moi sans me voir, pour s'engloutir parmi les agents de la circulation et autres badauds qui jonchent la rue Pachtounistan. Je m'assieds sur son ombre et referme la portière.
Le pilote se réjouit de sa performance. Il sourit presque, de soulagement. L'hirsute déclarait le permis non conforme et exigeait des afs pour le restituer; le pilote désignait sur le document la signature du chef des agents de la circulation; l'agent de la circulation mettait en doute l'authenticité de cette signature; le jeunot invitait l'hirsute à se rendre avec lui (ou avec nous) en voiture au bureau du chef des agents de la circulation situé tout près, afin d'y obtenir l'opinion de l'intéressé. L'hirsute se retrouvait à court d'arguments. Enfin, dans l'intimité de l'habitacle, dérobé aux regards d'autrui, le permis changeait de main. Dire que des centaines de chauffeurs de taxi n'ont pas le leur, de permis, dit le pilote.





 ***

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte?
        

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer