L’homme se servit un verre de whisky et s’approcha de
la grande porte-fenêtre du salon. De là, il avait
une vison assez large du jardin, avec son terrain de jeux,
ses arbres centenaires et son vieux puits condamné.
Le crépuscule arrivait et la luminosité commençait,
imperceptiblement, à diminuer. C’était le moment
qu’il préférait, celui où le jeu des
ombres et des lumières donnait à cette partie
du parc un aspect fantomatique.
Non loin du toboggan, près d’un imposant chêne,
sa femme se balançait et Oural, leur chien, aboyait
mollement près de sa maîtresse. La balançoire
était le passe-temps favori de leur fille quand elle
était enfant, elle pouvait y passer des heures sans
se lasser, comme hypnotisée par le mouvement incessant
de la nacelle. Cela faisait maintenant des années que
plus personne, excepté sa femme, ne se servait du terrain
de jeux, mais il était néanmoins régulièrement
entretenu, par habitude ou inertie.
En regardant sa femme, l’homme ne put s’empêcher
d’esquisser un sourire ironique. Il se demanda un instant
s’il devait sortir pour la pousser un peu mais se dit que
finalement elle n’avait pas besoin de lui. C’était
justement là qu’était le problème. Depuis
ce qu’ils appelaient « l’incident » elle
était ailleurs, sur une autre planète, errant dans
des contrées connues d’elle seule. Aucun docteur, aucun
psychiatre, aucun neurologue n’avait pu la ramener totalement
dans le monde dit « normal ». Ses deux principales
activités consistent depuis lors à fabriquer
des gâteaux et à errer sur le terrain de jeux,
passant tour à tour du toboggan à la balançoire
et de la balançoire au toboggan.
« Putain de vie ! » se dit-il en finissant son
whisky d’un coup sec.
Il n’avait jamais pu se résoudre à la quitter
ou à l’enfermer dans un asile pour refaire sa vie.
A quoi bon ? Refaire quoi ? On ne refait rien, on se contente
d’espérer que le futur sera meilleur et que la situation
présente n’est que provisoire. Il avait fait sienne
depuis longtemps une pensée de Schoppenhauer : «
La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche,
de la souffrance à l’ennui. »
« Putain de vie ! » répéta-t-il,
à haute voix cette fois-ci. Il se servit un autre whisky
et voulut chercher, dans la grande bibliothèque qui
occupait tout un mur du grand salon, un livre qui puisse lui
faire oublier quelques instants sa femme dehors et son mal
être dedans. Les titres défilaient devant ses
yeux mais il ne voyait rien. Son cerveau, comme souvent, se
mit à dérivé vers ce jour où toute
leur vie avait basculé. Une image surtout le hantait
: le corps sans vie de leur fille, étendue sur le lit,
le visage serein et un demi sourire aux lèvres. Bien
que ce soit lui qui l’ait découverte le premier, il
ne put empêcher sa femme d’entre dans la pièce.
Il se souvient encore aujourd’hui de l’expression de
ses yeux et du rictus qui déforma un instant son visage :
il sut instantanément qu’il l’avait perdu pour
toujours.
Suicide, avaient conclu les autorités. Meurtre avec
préméditation, avait-il alors clamé.
Mais le combat était perdu d’avance. il n’avait jamais
pu prouver que la secte qui avait embrigadée sa fille
était responsable de son geste. Elle n’avait que 23
ans.
S’ensuivit l’inévitable période de doute,
les deux parents cherchant à savoir ce qui, dans leur
attitude ou leur comportement, avait pu entraîner leur
fille à chercher le bonheur, ou du moins un substitut,
au sein d’une bande de manipulateurs sans scrupules. Mais
la réponse aux questions qu’ils se posaient n’existait
pas. Sa femme sombra peu à peu dans un état
d’hébétude totale dont elle ne sortit jamais.
Lui-même avait finit par se convaincre qu’il est des
situations contre lesquelles on ne peut rien, des forces que
l’on ne peut ni maîtriser, ni diriger. Et le temps avait
passé, incapable de refermer la blessure.
Reprenant progressivement le contrôle de lui-même,
l’homme dénicha finalement un livre et s’installa dans
son fauteuil préféré pour essayer d’oublier.
Dehors, le vent se mit à souffler avec plus de violence.
Distrait, il posa son livre et se dirigea vers la porte-fenêtre.
Sa femme se balançait toujours, Oural à ses
pieds.
- Il faudra bien arrêter ça, se dit-il.
Avec un soupir de résignation, il mit sa veste et sortit
dans le jardin, se dirigeant, la tête baissée,
vers le terrain de jeux. Oural vint à sa rencontre
en gémissant. Quand il fut à quelques mètres
de sa femme, il s’arrêta et releva enfin la tête.
Elle se balançait toujours.
Il la contempla sans rien dire un long moment.
Le vent la faisait tournoyer d’un côté puis de
l’autre, sa langue pendait, comme si elle le narguait, ses
yeux, révulsés, semblaient fixer le vide de
l’au-delà.
Il trouvait excellente l’idée de l’avoir pendu
au portique, juste à côté de cette foutu balançoire
sur laquelle elle passait toutes ses journées.
Un petit sourire aux lèvres, il passa derrière
le corps tournoyant et se mit à le pousser. Tout doucement
d’abord, puis de plus en plus fort, reculant au fur et à
mesure que le mouvement de balancier prenait de l’ampleur.
Les bourrasques du vent engloutirent son rire dément.