Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 

Joseph Laffage, sélection février 2004

Il se présente à vous


La balançoire

 


L’homme se servit un verre de whisky et s’approcha de la grande porte-fenêtre du salon. De là, il avait une vison assez large du jardin, avec son terrain de jeux, ses arbres centenaires et son vieux puits condamné. Le crépuscule arrivait et la luminosité commençait, imperceptiblement, à diminuer. C’était le moment qu’il préférait, celui où le jeu des ombres et des lumières donnait à cette partie du parc un aspect fantomatique.
Non loin du toboggan, près d’un imposant chêne, sa femme se balançait et Oural, leur chien, aboyait mollement près de sa maîtresse. La balançoire était le passe-temps favori de leur fille quand elle était enfant, elle pouvait y passer des heures sans se lasser, comme hypnotisée par le mouvement incessant de la nacelle. Cela faisait maintenant des années que plus personne, excepté sa femme, ne se servait du terrain de jeux, mais il était néanmoins régulièrement entretenu, par habitude ou inertie.


En regardant sa femme, l’homme ne put s’empêcher d’esquisser un sourire ironique. Il se demanda un instant s’il devait sortir pour la pousser un peu mais se dit que finalement elle n’avait pas besoin de lui. C’était justement là qu’était le problème. Depuis ce qu’ils appelaient « l’incident » elle était ailleurs, sur une autre planète, errant dans des contrées connues d’elle seule. Aucun docteur, aucun psychiatre, aucun neurologue n’avait pu la ramener totalement dans le monde dit « normal ». Ses deux principales activités consistent depuis lors à fabriquer des gâteaux et à errer sur le terrain de jeux, passant tour à tour du toboggan à la balançoire et de la balançoire au toboggan.


« Putain de vie ! » se dit-il en finissant son whisky d’un coup sec.
Il n’avait jamais pu se résoudre à la quitter ou à l’enfermer dans un asile pour refaire sa vie. A quoi bon ? Refaire quoi ? On ne refait rien, on se contente d’espérer que le futur sera meilleur et que la situation présente n’est que provisoire. Il avait fait sienne depuis longtemps une pensée de Schoppenhauer : « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. »


« Putain de vie ! » répéta-t-il, à haute voix cette fois-ci. Il se servit un autre whisky et voulut chercher, dans la grande bibliothèque qui occupait tout un mur du grand salon, un livre qui puisse lui faire oublier quelques instants sa femme dehors et son mal être dedans. Les titres défilaient devant ses yeux mais il ne voyait rien. Son cerveau, comme souvent, se mit à dérivé vers ce jour où toute leur vie avait basculé. Une image surtout le hantait : le corps sans vie de leur fille, étendue sur le lit, le visage serein et un demi sourire aux lèvres. Bien que ce soit lui qui l’ait découverte le premier, il ne put empêcher sa femme d’entre dans la pièce. Il se souvient encore aujourd’hui de l’expression de ses yeux et du rictus qui déforma un instant son visage : il sut instantanément qu’il l’avait perdu pour toujours.


Suicide, avaient conclu les autorités. Meurtre avec préméditation, avait-il alors clamé. Mais le combat était perdu d’avance. il n’avait jamais pu prouver que la secte qui avait embrigadée sa fille était responsable de son geste. Elle n’avait que 23 ans.


S’ensuivit l’inévitable période de doute, les deux parents cherchant à savoir ce qui, dans leur attitude ou leur comportement, avait pu entraîner leur fille à chercher le bonheur, ou du moins un substitut, au sein d’une bande de manipulateurs sans scrupules. Mais la réponse aux questions qu’ils se posaient n’existait pas. Sa femme sombra peu à peu dans un état d’hébétude totale dont elle ne sortit jamais. Lui-même avait finit par se convaincre qu’il est des situations contre lesquelles on ne peut rien, des forces que l’on ne peut ni maîtriser, ni diriger. Et le temps avait passé, incapable de refermer la blessure.
Reprenant progressivement le contrôle de lui-même, l’homme dénicha finalement un livre et s’installa dans son fauteuil préféré pour essayer d’oublier.


Dehors, le vent se mit à souffler avec plus de violence. Distrait, il posa son livre et se dirigea vers la porte-fenêtre. Sa femme se balançait toujours, Oural à ses pieds.
- Il faudra bien arrêter ça, se dit-il.
Avec un soupir de résignation, il mit sa veste et sortit dans le jardin, se dirigeant, la tête baissée, vers le terrain de jeux. Oural vint à sa rencontre en gémissant. Quand il fut à quelques mètres de sa femme, il s’arrêta et releva enfin la tête.
Elle se balançait toujours.
Il la contempla sans rien dire un long moment.


Le vent la faisait tournoyer d’un côté puis de l’autre, sa langue pendait, comme si elle le narguait, ses yeux, révulsés, semblaient fixer le vide de l’au-delà.
Il trouvait excellente l’idée de l’avoir pendu au portique, juste à côté de cette foutu balançoire sur laquelle elle passait toutes ses journées.


Un petit sourire aux lèvres, il passa derrière le corps tournoyant et se mit à le pousser. Tout doucement d’abord, puis de plus en plus fort, reculant au fur et à mesure que le mouvement de balancier prenait de l’ampleur. Les bourrasques du vent engloutirent son rire dément.

 

 

 

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte? Il sera rajouté à la suite en entier ou en extrait.

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer