(Le texte qui va suivre est la transcription fidèle
d’une bande sonore datant de la fin du 20° siècle.
Elle constitue l’un des rares témoignages que nous
avons pu retrouver de cette période trouble d’avant
l’holocauste.)
Prison de Baltimore
Quartier des condamnés
5 heures du matin
C’est ma dernière nuit dans cette cellule.
Dans un peu plus de deux heures, ma sentence sera exécutée
et j’aurai enfin payé ma dette à cette société
que je hais.
Mon nom est John Trendell. J’ai 42 ans, les yeux et les cheveux
d’un noir à rendre jaloux un africain sortant d’une
mine de charbon.
Noir.
Noir comme le plus noir des cafés.
Noir comme mon âme.
Pendant plus de trente longues années j’ai mené
une vie dite « normale », en d’autres termes j’étais
un mouton de plus dans l’immense troupeau de mes semblables.
Ces semblables qui ne l’étaient en fait pas vraiment
et que j’ai peu à peu appris à mépriser
et à détester.
Pendant plus de trente ans, je croyais appartenir à
ce que l’on appelle « la société ».
Société des hommes. Société de
consommation.
Société de cons surtout.
Et j’en faisais parti. J’en faisais indubitablement
et horriblement parti.
Mais tout ceci c’était avant.
Avant LE jour.
Celui où tout bascula.
J’étais à mon travail, tranquillement assis
devant mon guichet, quand je me sentis soudain plonger dans
une abîme vertigineuse, un peu à la manière
dont on a l’impression de tomber dans les rêves.
Peu à peu le monde réel s’estompa et les gens
qui faisaient la queue devant mon guichet disparurent progressivement.
Emergeant de cet immense trou noir, je me retrouvais au milieu
d’une immense salle remplie de maquettes. On aurait dit un
musée. En m’approchant de la maquette la plus proche,
je crus défaillir. Elle me représentait moi,
John Trendell, assis à mon guichet, en train de saisir
un papier tendu par un client. Complètement abasourdi,
je reculais de quelques pas et vis alors, sur le socle de
la maquette, une inscription que je n’avais pas remarquée
:
« SCENE DE LA VIE QUOTIDIENNE D’UN FONCTIONNAIRE –
TERRE – FIN 20° »
Hébété, je titubais jusqu’à une
autre maquette. Celle-ci représentait une rame de métro
bondée. On pouvait y voir les hommes et les femmes
se presser les uns contre les autres, comme s’ils cherchaient
à s’étouffer mutuellement. En fermant les yeux,
je crus même entendre leurs vociférations et
leurs discussions ridicules. Je me penchai alors et lu sur
le socle :
« WAGON A HUMAINS – TERRE – FIN 20° »
Commençant peu à peu à réaliser
où je me trouvais, je passais, plus calmement, d’une
maquette à l’autre. Chacune représentait un
instantané d’un cliché de la vie quotidienne
à laquelle je n’avais jusque là rien trouver
à redire. On y voyait, pêle-mêle, un présentateur
de JT distillant ses fadaises à une famille attablée,
un gosse scotché à son ordinateur occupé
à surfer comme un drogué, un stade de football
rempli de débiles mentaux ivres-morts, des employés
municipaux occupés à se curer le nez…
C’est alors que je vis, au dessus de la porte d’entrée,
un panneau tellement gros que je ne l’avais pas encore remarqué
et sur lequel était marqué :
« MUSEE DE LA CONNERIE HUMAINE. TERRE. »
Je fus alors pris d’un immense fou rire incontrôlable
; je me roulais par terre comme un épileptique et ne
cessais de rire aux larmes. Au milieu de cette hilarité,
je me mis à suffoquer et m’évanouis.
Quand je repris conscience, la première chose que j’aperçus
fut une cliente, visiblement mécontente, qui ne cessait
d’ouvrir et de fermer le bouche comme un poisson hors de l’eau.
J’avais envie de l’envoyer au diable mais, au prix d’un
immense effort sur moi-même, je parvins à me ressaisir
et à achever ma journée de travail à
peu près normalement.
Mais le poison du doute commençait à couler
dans mes veines et ses effets se firent ressentir de manière
brutale. Rapidement, je ne pus plus supporter la bêtise
humaine, et Dieu sait qu’elle est incommensurable. Ce rejet
se manifesta d’une façon draconienne : par des envies
de meurtre. Des pulsions, devrais-je dire, car du stade de
l’envie je passais rapidement à celui de la concrétisation.
Avant de me faire arrêter, je réussis à
éliminer physiquement mon chef de service, ma belle-mère,
un homme politique véreux, un jeune con qui conduisait
comme un malade et quelques autres personnes que je trouvais
non seulement inutiles, mais dangereuses.
Mais je m’aperçois que l’heure fatidique approche.
Le Directeur de la prison m’a donné l’autorisation
de continuer à dicter mes impressions sur ce dictaphone,
et ce jusqu’au dernier moment, jusqu’à l’ultime
instant.
Je n’ai pas vraiment peur de ce qui va m’arriver, simplement
je ressens une immense lassitude, une sorte de triste résignation.
Finalement je suis retombé dans les griffes de ce système
que j’ai tant haï, tant combattu.
On ne peut pas lui échapper complètement.
Jamais.
Il faut vivre avec ou mourir.
Ca y est.
La porte de ma cellule vient de s’ouvrir.
Entrent deux gardiens et un prêtre.
Lentement je me lève, jette un dernier coup d’œil
à ma cellule et sors, encadré par les deux gardiens
et suivi par le prêtre.
Nous longeons un long couloir dont les murs nus et froids
font penser à un immense canon de pistolet. Au bout
du couloir, une porte. Derrière la porte un autre couloir,
aussi long et lugubre que le précédent.
Mais celui-ci a quelque chose de différent, car au
bout se trouve une immense porte.
Une porte synonyme de mort pour moi.
Plus je m’en approche, plus l’angoisse me gagne. Je
me mets à transpirer. Arrivé au bout du couloir, le
prêtre se tourne vers moi. Qu’est-ce qu’il me
veut celui-là ?
- « Vous n’avez rien à dire mon fils ? »
- « Sûrement pas à vous. »
Un des gardiens sort une grosse clef et ouvre la porte.
(grincements de gonds rouillés)
Lentement, progressivement, je découvre mon avenir
immédiat dans toute son horreur.
« Allez mon gars, faut y aller maintenant. » (voix
d’un gardien)
(bruits de rue)
Je m’avance et suis obligé de cligner des yeux à
cause de la trop vive luminosité.
Mes jambes me soutiennent à peine mais je continue
à m’avancer dans la rue.
Les gens m’évitent tant bien que mal.
Le verdict du jury me revient brutalement en mémoire
:
« John Trendell, vous êtes condamné à
l’unanimité à la peine capitale.
Vous devrez donc vivre jusqu’à la fin de vos jours
au sein de la société. »
Condamné à vivre.
Je suis un homme mort.
(fin de l’enregistrement)