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Lauranne
  sélection décembre 2005

elle se présente à vous.


  Le petit voyage (le voyage à l'envers)

 

Ce matin, je me regarde dans la glace et c'est fabuleux.
Ma taille est plus fine, ma peau est souple, mes traits sont raffermis.
J'ai l'œil brillant et les lèvres pleines et roses.
Toutes les lèvres.
Mon Dieu : c'est comme si j'avais quelques années de moins, d'un seul coup.
Je suis tout excitée.

Pourtant, j'ai mal dormi ; ou, plutôt, je n'ai pas dormi du tout.
J'étais trop agitée, trop émue.

Kevin m'a dit « Je t'aime. Je te désire et je t'aime. ». Et je n'ai pas su exactement quoi répondre. Mais j'ai senti tout à coup mon cœur battre comme ça fait longtemps qu'il n'avait pas battu. Et le sang a pulsé dans mes veines, à un point que j'ai eu l'impression de décoller !

Mon Dieu : ce n'est pas possible. C'est incroyable : Kevin m'aime !

C'est vrai que, sur le coup, je suis restée hébétée. J'ai senti jusqu'au fond de moi, ô, un court instant, mon vieux cœur s'alarmer, et toute ma peau flétrie se rétracter de honte...
Moi.

Mais comment pourrais-je accepter que Kevin me voit nue ?

Il avait déjà ses mains sur mes épaules. Et ses yeux dans les miens.
J'ai rougi comme une Catherinette.
J'ai bafouillé quelques âneries et je me suis enfuie !

Mais, ce matin, quand je regarde l'image que me renvoie le miroir, j'y crois.
Presque.

Je m'aperçois que je tiens serré dans ma main... - depuis combien de temps ? - mon téléphone, sur le cadran duquel un numéro s'affiche.
Kevin a appelé. Je me rappelle.
De me voir quitter la boite en pleine nuit l'avait inquiété. Mais j'ai prétexté l'émotion.
J'ai dit « Oui », je me souviens maintenant.
« Oui » à l'amour de Kevin !

Et c'est sans doute ce qui m'a tenue éveillée. Je me sens pourtant comme reposée. Je suis éclatante, comme si j'avais 40 ans.
Au moins 5 ans de moins en une nuit. Je n'ose y croire : le petit ventre a disparu, mes cheveux blancs paraissent noyés dans la masse, et j'y vois comme avec des lunettes.

Et je me sens reposée comme au sortir d'une longue nuit. J'ai envie de courir partout.
L'idée que Kevin puisse me désirer malgré les 25 ans qui nous séparent me galvanise.
Même si je ne suis pas certaine d'aimer Kevin : j'aime ses 20 ans, et j'aime qu'il me dise « Je t'aime ».

Je n'ai qu'à appuyer sur une touche pour le rappeler...


Mais ce n'est pas possible : j'ai 30 ans !
Je cherche en vain des cheveux blancs, que je ne retrouve plus.
J'ai l'impression que mon dos s'est redressé ; et ma poitrine pointe maintenant fièrement vers l'avant comme la proue d'un navire.
Depuis un mois que je fréquente Kevin, je n'ai plus peur de mon miroir. Chaque matin est une nouvelle surprise.
C'est comme si les mots d'amour me donnaient une seconde jeunesse. Au saut du lit, après une nuit avec lui, c'est en courant que je me précipite vers mon reflet.
Mais il ne me trahit pas.

Jour après jour, Kevin me dit que je suis belle.
Et je le crois.
J'ai tellement besoin de le croire.
Et ça marche !
Je suis svelte, et j'ai de l'énergie pour deux. Je suis toujours dans les dernières à quitter la piste de danse. Au point que Kevin se plaint parfois qu'il est épuisé, et qu'il ne nous reste plus beaucoup de temps pour discuter, et nous promener main dans la main sous les étoiles.

Mais je ne suis toujours pas certaine d'aimer Kevin.
J'ai besoin de lui, j'ai besoin de sa présence, et de sentir ses yeux énamourés se poser sur moi.
C'est très différent.
Et j'ai du mal à supporter sa conversation, dès qu'elle devient sérieuse et ne parle plus d'amour. D'ailleurs, je ne comprends pas tout ce qu'il dit. Dès qu'il se lance dans l'évocation de sa vie, de ses goûts et de ses amis, beaucoup de mots de son vocabulaire m'échappent. Je ne reconnais rien de ses jeux d'enfance.
Et, s'il parle de " marques ", je suis perdue.

Ça ne fait rien : je me surprends à envisager le mariage, et des enfants, pourquoi pas ?

Quand je regarde son grand corps lisse et rose, je crois m'apercevoir que ma peau contre la sienne lui ressemble de plus en plus, et que l'écart entre elles diminue à la vitesse grand V.


Je ne sais pas si j'aime Kevin. Mais une chose est sûre : ses mots d'amour me sont devenus indispensables.
Bien entendu : j'ai toute la vie devant moi.

D'ailleurs, je ne suis plus si pressée de lui faire un bébé.

Malgré ses allusions de plus en plus claires, et mon corps qui semble décidément être exactement préparé pour ça.
Mes règles sont redevenues abondantes et régulières ; exactement comme quand j'avais 20 ans. Mais je ne les vis plus de la même manière. Au lieu de représenter la contraintes, elles sont la preuve matérielle que mon corps rajeunit et que mes hormones tournent à plein régime.

Ma peau est souple et pleine.
Peut-être même un peu trop grasse, d'ailleurs. C'est vrai que j'ai eu une adolescence avec une peau grasse et luisante.
Mais je ne suis plus une adolescente : j'ai 20 ans.

Quand je dis que je ne suis pas certaine d'aimer Kevin : c'est que je me rends bien compte que j'en ai un besoin qui devient viscéral. Mais je sais que c'est de sa peau dont j'ai besoin, de sa jeunesse, et de son amour inconditionnel.

C'est comme une drogue.
Chaque mot d'amour me dope.
Mais c'est une illusion, peut-être : en fait, c'est plutôt que si, par nécessité, je dois passer une nuit sans lui, alors je me sens si mal...

J'en viens à douter d'éprouver du plaisir en sa présence.
C'est son absence qui me meurtrit.
Comme si j'étais une accro à la cigarette, qui continue de fumer uniquement pour se sentir juste bien, juste pour éviter les affres de la privation.


Mon Dieu : je sens bien que Kevin s'éloigne de moi...
Peut-être qu'il a perçu ma réticence à m'intéresser vraiment à ses projets, à y participer...
J'ai juste besoin de ses yeux sur moi, de ses mots d'amour, de sa chaleur. Finalement, le reste m'importe peu.
J'ai tellement besoin de sa force.
J'ai besoin de sentir ses grandes mains se poser sur moi. Auprès de lui, je suis comme une enfant.
Dire que je l'ai trouvé si jeune autrefois !
Aujourd'hui, j'ai tellement besoin de sa force. J'ai besoin de ses bras autour de ma taille, de sa puissance, de sa maturité.

Je serais prête à n'importe quoi pour qu'il me regarde comme la première fois !

Mais voilà qu'il me regarde : avec tendresse, oui, mais aussi avec attention… Comme si je ne pouvais rien lui apporter.
Comme si j'étais juste une enfant dont il faut surveiller les écarts, une écervelée.
Ou une ado de 15 ans.
Il ne parle plus de fonder une famille. On dirait qu'il ne m'en croit pas capable…
Pourtant, quand il me parle, je l'écoute avec attention. Je suis prête à tout. J'approuverais n'importe quoi. J'épouse sa vision du monde. J'essaie de lui ressembler. Je m'habille comme lui. Je marche comme lui.

C'est lui, le grand.

Maintenant, je sais que j'ai besoin d'être aimée comme d'autres de leur cigarette, leur bonbon, leur joint, leur coke.
J'ai besoin de Kevin.
( Loin de lui, je n'ai plus de force. C'est comme si ma vie s'arrêtait, comme si j'avais brusquement cent ans, mille ans. Tout me fait mal. Je suis percluse comme une vieille femme.)

Alors que chaque mot de lui, chaque marque d'attention, fait couler dans mes veines une vigueur nouvelle.
Je ne veux pas que ça s'arrête !

Je ne veux pas que ça s'arrête !


J'ai l'impression d'avoir rétréci. Je nage dans mes vêtements : on dirait que je porte ceux de mon grand frère ! Pourtant, ces temps-ci, je me jette sur les barres chocolatées et les glaces à la vanille. Tout me paraît plus haut à atteindre ce matin.
Et tout me semble si compliqué !

J'ai du mal à fixer mon attention.

J'ai de plus en plus de mal à soutenir une conversation. Ma voix devient aiguë et sans nuance. J'ai les gestes gauches ; comme si tout mon corps m'échappait. J'ai mal aux seins et l'impression de porter des valises autour du cou.

A côté de ça : j'ai une pêche d'enfer. Il faut absolument que je coure partout. Kevin lui-même a du mal à me suivre.

Dès que je me lève le matin, je cours me mettre devant la glace. Je me dandine de droite à gauche, j'imite les copines de Kevin. Je surveille mon look.
Je ne veux pas le perdre.

Et je n'ai plus mal nulle part depuis bien longtemps. Les bleus, même, semblent désormais se refuser à marquer ma peau.
Mes genoux, par contre, sont égratignés comme ceux d'une petite fille. Je commence à me cogner partout.

Ça me fait penser que ça fait longtemps que je ne n'ai pas rendu visite à maman.

J'ai tellement besoin de l'amour de Kevin que j'ai l'impression que ça me rend bête. Je ne fais plus rien d'autre que l'attendre. Et quand il est là, je reste à le regarder.
Juste le savoir là me suffit.
Je dis oui à tout. Je vais où il veut. Il a toujours raison.

Kevin, il est grand et il est fort.


Je veux pas être toute seule !
Le noir me fait peur. J'ai peur dans le noir.
J'ai peur de rester toute seule : Je crois toujours que Kevin ne reviendra pas.
J'ai froid sans lui.

J'ai froid sans toi.
Prends-moi dans tes bras, berce-moi, dis-moi que tu m'aimes.

Kevin !
Où tu es ?
Kevin !

Me laisse pas, s'il te plait. Le temps est trop long sans toi. Je t'aime tellement.

Dis : tu veux bien me faire un câlin ?

Dis : tu me coiffes ?


Plus debout.
Peux plus.

Juste regarder le plafond.
L' attendre.

J'ai faim.
J'ai froid.

Parle plus.

Dodo.

Toute petite.

Dodo.
Dodo.


C'est quoi ce grand trou noir ?

Pourquoi j'ai une grosse tête ?

Pourquoi c'est serré ?

La lumière s'en va.

Rentrer dans le noir.

Dodo.
Dodo.
Dodo.p> Ici, il fait chaud et j'entends tout le temps
Je t'aime
Je t'aime
Je t'aime
Je t'aime
Je t'aime
Je t'aime.


À tous ceux qui m'ont fait faire le voyage à l'envers
À mes amis de Payrignac
Souillac, le 10 mai 2005





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Créé le 1 mars 2002

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