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de Lazlo X
, sélection décembre 2004
Il se présente
à vous.
ENTRETIEN AVEC UN « SNIPER » - 11 septembre
200- |
Aujourd'hui, ce serait presque anodin d'être dans ce pays.
S'il n'y avait la puissance des dates... X préfère que je
n'évoque pas son nom. Savoir qu'il y a peu, son activité principale
était de guetter la rue depuis sa fenêtre, un fusil à
lunette en appui, et de tirer sur tout ce qui entreprenait de traverser cette
rue, suffira pour ces quelques notes placées sous le signe de la mélancolie.
X, donc, était ce qu'on appelait dans les journaux, un « sniper
». Aujourd'hui, ce jour que j'ai choisi pour accepter son invitation
à prendre le thé chez lui, et « parler un peu de tout
ça » - il n'a pas dit « de tout ça », mais
il a dit « cette époque » - aujourd'hui, il est calé
timidement dans le fond de son fauteuil de cuir défraîchi, avalé
par les ressorts usés du meuble qui a miraculeusement survécu
aux bombardements américains. Je vais essayer de rendre compte de
notre entretien dont je ne garde que des notes manuscrites, n'ayant pas trouvé
dans la ville de batteries pour mon MP3... Je demande aux lecteurs de m'excuser
d'avance devant les maladresses de ce compte-rendu, j'espère qu'elles
n'empêcheront pas de se faire une idée suffisamment précise
de la situation humaine que j'ai touchée du doigt, et qu'il
me semble être un devoir de relater. Pour que le temps de la paix
n'oublie pas celui de la guerre, comme dirait l'autre...
Nous avons passé deux heures ensemble, et l'impression générale
de banalité que j'ai ressentie, tant l'horreur est mauvaise figure
d'elle-même, est finalement plus importante que ce que nous nous sommes
dit. Comme si c'était une règle générale que
ceux qui vivent sont les moins bien placés pour rapporter leurs expériences...
X ne ressemble ni à Brando dans « Apocalypse Now » ni
à Delon dans « Le Samouraï » ni à Michel
Serrault dans Assassin(s) . Il ressemble aux acteurs d'un Cédric
Klapish « Année Zéro », tout juste bon à
« chercher son chat » dans les décombres, ou celui d'une
vieille voisine, si la survie quotidienne dans une ville qui sort de la
guerre lui en laisse le temps et si ce n'est pas lui qui, comme dans
la chanson, l'a fait bouillir dans une casserole ...
Disons que ce sera la vertu de ce document de n'avoir pas cherché
par casting, le témoin idéal pour un reportage sur la «
tuerie de sang-froid » ; X n'est ni un caractère, ni un personnage
: témoin réel, agit plus qu'acteur, comme un ouvrier débarrassé
de sa machine - anecdote, plutôt que destin, et dite sans façon
de...
X tient sa tasse à deux mains, comme si ça pouvait remplacer
le chauffage qui ne fonctionnera pas avant mi-novembre, par décision
du gouvernement, et encore seulement la moitié de la journée,
avec un roulement quartier par quartier... X ressemble lui-aussi à
un meuble qui a survécu -si l'on peut dire que le tueur survit à
ses victimes.
Pas une seule fois, d'ailleurs, - et nous commencerons par là
- il ne me parlera de « victime », ni n'emploiera de pronoms
comme « lui », « elle », « eux », «
ceux », ou de noms comme « les gens »... Il évitera
toujours les termes qui pourront évoquer des « personnes »
derrière ses cibles, et pour ce faire, il choisira toujours très
soigneusement le mot « carton », comme la matière mais
aussi comme le contenant, comme l'accessoire utilitaire et le déchet
suintant d'ordures. Bien sûr, il sera toujours tenu à utiliser
des constructions de phrase qui peuvent accepter ce mot, sans craindre les
répétitions maniaques ainsi qu'une lourdeur encombrée
de son discours, laborieuse comme le déménagement d'un piano
dans un escalier.
Une seule fois en fait, mais une seule fois seulement, je le verrai
piégé par le langage. Il était en train de se débattre
avec une anecdote dont j'étais persuadé qu'il s'était
juré de ne pas me la raconter ; mais que son récit avait convoqué
de lui-même, débusquant à son insu ce souvenir embarrassant
et le poussant habilement en pleine lumière. C'était une histoire
affreuse, qu'il racontait avec des mots plats, hésitants, outrageusement
neutres. Le seul relief qui animait ses paroles tenait aux petits silences
qu'il laissait, comme s'il éprouvait le besoin de choisir ses mots,
de les peser avant de les dire, et de s'assurer que je n'aurais accès
qu'aux termes les plus informes. Bref, l'horreur de cette histoire résidait
dans ses efforts pour la neutraliser, et dans l'apparente neutralité
qu'elle gagnait effectivement, malheureusement, malgré les efforts
que je faisais, pour ma part, pour lui restituer mentalement sa texture
de réalité, et les ramifications de significations morales,
voire métaphysiques... Peine perdue, eût-on dit, car ce que
le sniper me racontait demeurait mort, affectivement vide, comme une méduse
hors de l'eau.
Je me garderai donc de dramatiser l'histoire qu'il m'a racontée
en quelques mots, et j'attirerai l'attention du lecteur sur ce seul détail
: c'est en cherchant à se débarrasser de ce récit sans
avoir à s'y investir, sans avoir à retourner par l'imagination
et par la parole, sur les lieux de l'événement, dans le temps
de l'événement, c'est sur cette bordure étroite qui
consiste à délivrer des mots, sans « dire », que
X a vacillé et a lâché : « elle a crevé
pendant toute la nuit, parce que je l'ai entendue pleurer de temps en temps,
quoi... » ; au lieu de me dire :« La... La cible... », même
avec une hésitation, une suspension qui aurait laissé l'humanité
de sa victime revenir entre nous, sous forme d'un courant d'air, «
la cible a mis toute la nuit à crever, parfois, j'entendais pleurer
»... quoi ? Quoi donc, sinon « elle »...
*
A l'idée de rencontrer un de ces hommes, j'avais tourné
et retourné une question dans ma tête. Plus qu'une réponse
à cette question, il m'importait de savoir si lui-même se la
posait... se l'était posée...
A quoi servait-il dans l'économie de la guerre civile ?
Il "l'a oublié" m'a-t-il répondu. Comme s'il en
avait eu connaissance. Il se souvient en revanche très précisément
du jour où l'officier de sa milice a réuni ceux qui s'étaient
révélés des aptitudes au tir, au cours des entraînements
sommaires qu'on avait pu leur dispenser avant de les jeter dans la bataille.
C'était dans la salle de classe de l'école maternelle du quartier
où habitaient ses parents. Il y avait été convoqué
au tout début des troubles, quand les infrastructures fonctionnaient
encore parfaitement. Les transports en commun d'ailleurs constituaient
les meilleurs objectifs pour les milices de tous les camps. Car le déraillement
d'un tramway ou l'explosion d'un bus provoquait chacun, violemment, en
son for intérieur, et le poussait à prendre le parti d'un
camp ou d'un autre, à basculer dans la guerre ; la compassion et
la colère étaient devenues les révélateurs
absolus du conflit ; en outre, chaque attaque ne manquait pas de faire
sortir les équipes adverses de là où elles se cachaient
: elles voulaient voir, et récupérer l'événement,
soit le revendiquer, soit s'en servir pour alimenter la haine de l'ennemi...
Et dans ces mouvements, les rapports de force pouvaient toujours être
remis en cause. Les attentats constituaient une redistribution des cartes.
On lui avait téléphoné, chez lui. Quelqu'un se
présentant comme un « officier de l'armée régulière
et légitime». Il était allé au rendez-vous,
« pour voir », il en était ressorti habillé d'un
treillis récupéré dans un surplus militaire, avec
un fusil mitrailleur à astiquer. Après dix jours d'entraînement,
alors que le gouvernement avait perdu pied, ne sachant plus comment contenir
ses forces de police ni son armée, qui se trouvaient pulvérisées
en cellules aux discours et aux intérêts contradictoires, il
avait été envoyé en patrouille dans les rues des quartiers
qui étaient acquis aux siens. Un mois plus tard, alors que la balance
penchait dans son camp, on lui avait donné l'ordre de ne laisser
personne traverser la rue ni homme, ni femme, ni enfant, pas même
un chat. La seule chose qu'il se rappelait, la seule raison qu'il voyait
à sa mission, dix ans après les événements, étaient
de faire de cette rue un lieu de terreur. Que les gens meurent d'y poser
le pied, sans qu'il ait même à tirer un coup de feu. Qu'ils
meurent de terreur.
*
X, dans le fauteuil de son petit appartement situé dans un de
ces immeubles reconstruits à la va-vite après le cessez-le-feu,
ressemble à un être humain ordinaire. Rien ne laisse penser
qu'il a du sang sur les mains, comment dit-on, « des morts sur la conscience
». Et lorsqu'il frissonne de froid, ou d'une réaction moins
avouable de son organisme travaillé par la mémoire, il ressemble
à tout sauf à une machine...
On pensait que les machines nous faciliteraient les tâches qui
ne supportent pas le sentiment. Il fallait cette guerre pour savoir que les
armes pleurent aussi. Les larmes du fusil tuent.
Je m'en veux de laisser une poésie médiocre, moyenne,
tiède, combler les blancs de mon récit. Je ne saurais non
plus la retrancher. J'ai l'impression que ce gaspillage un peu indécent
face à ce que je cherche à rapporter est la manifestation
de ma liberté, et du luxe de la paix. Je ne peux résister
au désir d'afficher ce que l'oisiveté et la sécurité
m'autorisent. En outre, il me semble pouvoir suggérer une idée
qui me semble résider au coeur de la situation. Et que j'ai du mal
à préciser plus adroitement. Je prierai donc le lecteur de
passer outre, vraiment, l'obscénité des tropes. Et d'essayer
d'entendre cette idée singulière qui se dégageait de
mon interlocuteur alors que lui-même, je m'en rends compte à
présent, n'aurait su la nommer : l'autonomie que les objets, et plus
particulièrement les armes, peuvent prendre à un moment donné.
Quand ce pour quoi elles ont été conçues prend toute
la place que la réalité peut leur laisser...
Bien sûr, je n'ai pu préciser cette impression que beaucoup
plus tard, dans l'autobus qui traversait une partie fraîchement restaurée
de la ville. On n'avait pu parler que de choses et d'autres, notamment de
la définition du mot « sniper ». Je savais qu'il désignait
un soldat qui tire d'une position élevée. Mais j'avais lu
dans le dictionnaire que le verbe « to snipe » désigne
aussi l'action de critiquer ou attaquer quelqu'un, verbalement ou par écrit,
particulièrement lorsqu'il n'a aucune possibilité de se défendre.
Je l'apprenais à X avec un ricanement de réserve, tant
les usages culturels les plus mesquins des temps de paix ne pouvaient, à
mes yeux, avoir aucun rapport avec la réalité que les mots
cherchent à conserver des temps de guerre. Contre toutes attentes,
il trouva ça intéressant. « Nous y reconnaissons le
critique d'art enfin parfaitement dénoncé », me dit-il
le plus sérieusement du monde. X m'apprend aussi qu'un oiseau porte
le nom de « snipe ». Il vit dans les marécages et a un
très long bec. X en porte un tatouage sur l'omoplate droite. A l'encre
bleue, me précise-t-il. Il me propose de le voir. La grossièreté
du dessin est émouvante. Un graffiti bombé sur un mur de peau
blême. Sous la peau du mur de la solitude.
X me demande de l'argent pour que je le prenne en photo. C'est de bonne
guerre. Mais j'ai suffisamment de photos de ruines, et pas assez d'argent
pour acheter des photos de peau vivante. Je lui donne les billets qu'il
me reste sur moi. Le reste est à l'hôtel. Ca me suffira pour
payer les frais de la fin de mon séjour.
Je me laisse aller à confier à X le sentiment étrange
que je ressens depuis que nous parlons. Sa présence, ce qu'il me
raconte, le fait qu'il ait traversé ces événements dont
la pensée m'empêche de dormir, ne me suffisent pas... C'est
ce que je lui dis. Je n'étais pas venu à son rendez-vous pour
à proprement parler « comprendre », mais je pensais être
touché vraiment, émotionnellement, non, plutôt touché
matériellement par une partie de ce qu'il avait pu vivre. Je pensais
que je m'en trouverai, comment dire... transformé, comme si j'avais
vécu, non pas une expérience similaire à celle du
passant qui s'engage dans la rue, mais une expérience tout de même
qui m'inscrive dans le même espace que ces gens, les « cartons
»... En fait, rien de tout cela ne se passait, comme si ce qu'il me
racontait n'avait rien à voir avec ce qui avait eu lieu, et qui poursuivait
son chemin dans la vie de ceux qui l'avaient constituée... Il me répondit
qu'il comprenait ce que je voulais dire. A ma place, cela lui semblerait
aussi étranger, fit-il l'effort de me concéder. Il
se leva pour refaire du thé. La conversation aurait pu finir
là.
*
Quand il revient, il a amené deux grandes photos. Elles ont un
peu jauni, les angles se cornent et les couleurs du mauvais tirage commencent
à passer. Les deux photos sont prises du même point, sous
le même angle, en plongée. En bas, à droite, on reconnaît
le rebord d'une fenêtre, le bas d'une porte, déformés
par la perspective plongeante, et le cadrage latéral. Une rue déserte
est l'objet de la photo. Plus haut sur la photo, par rapport à la
fenêtre, la façade du mur est effondrée et personne
n'a ramassé les gravats qui débordent sur le trottoir. Sur
le bitume de la rue, pas tout à fait au milieu, il y a un petit
objet très familier. Il faut que je m'approche pour distinguer les
contours d'une chaussure.
La deuxième photo est exactement la même. A la différence
qu'un corps est couché, à moitié sur le trottoir d'en
face, à moitié sur la rue. Ce doit être une femme, mais
ses vêtements sont tout emmêlés et elle est pliée
d'une façon qui pourrait être celle d'un homme. Elle doit être
morte car en photo, tous les corps son immobiles - et passés...
Il me dit : Peut-être que c'est plus concret pour vous ? Pour
moi, ces photos sont complètement irréelles. Je n'arrive
pas à me faire à l'idée que je puisse être impliqué
d'aucune manière dans cette époque, ni dans ce qu'elle représente
- signifie...« Ce n'était pas moi, peut-être, vous savez,
avec les lavages de cerveau... » Il me dit ça sans précision,
d'une manière étrange, et une torpeur m'a pris, qui m'empêche
de poser la moindre question pour qu'il s'explique.
« Il n'y a que mes souvenirs pour me garantir la réalité
de ces photos. Mes souvenirs me disent que ces photos me trompent à
vouloir me détacher de cette époque. Des gens qui n'y ont
rien connu me disent que ces photos les attachent, leur font comprendre ce
que c'était... Et vous ? »
Je ne sais pas quoi lui répondre. Je lui réponds : Je
ne sais pas. Je réfléchis. J'ajoute : Ces photos nous laissent
le temps de parler, peut-être, c'est ça, je ne saisi que des
paroles de cette « époque », comme vous dites... J'attendais
de me trouver en-deça des paroles avec vous.
Il m'a dit qu'il était très conscient d'être quelqu'un
de peu bavard, très maladroit avec les mots. Il ne comprenait pas
que je puisse attendre qu'il soit plus en deça des mots qu'il ne l'était...
Je n'arrivais pas à m'expliquer cette impression que même
son laconisme, ses approximations, ses silences, emplissaient de discours
le vide d'une expérience qui parviendrait toujours à nous
expulser d'elle-même, lui comme moi, tant l'acteur est lié au
présent, et quitte son rôle sitôt qu'il quitte la scène.
Une « époque » passée, disait-il... Et que je
n'avais pas connue... Par quel caprice de complexion ne pouvais-je admettre
ce malaise que les êtres humains ont toujours ressenti entre ce qu'ils
savent et ce qu'ils vivent ? Je ne trouvais rien d'autre à lui dire
que : « C'est à cause de la télé... A l'époque,
j'avais l'impression d'y être parce qu'on voyait ça en direct,
à l'autre bout du monde, en même temps que vous marchez dans
votre rue, le fusil à la main, un caméraman dans le dos, je
vous vois, assis sur mon fauteuil de Manhattan... Pourtant, quelque chose
n'y est pas... »
X marmonne quelque chose comme « Vous avez peut-être raison
» et va chercher le thé qui siffle sur le petit réchaud.
Les photos resteront sur la table basse, entre nous, jusqu'à la
fin de l'entretien, comme l'énigmatique mise à jour de l'inanité
de notre rencontre. Il me sert le thé et se met à déverser
un flot de paroles, volubile comme je n'aurais jamais imaginé qu'il
puisse le faire, comme si c'était un autre homme qui était
venu s'asseoir en face de moi avec cette nouvelle théière...
*
En définitive, X ne garde pas un mauvais souvenir de la guerre,
à ce qu'il me dit. Il ne prétend pas non plus ressentir la
moindre fierté. Et si c'était à refaire, il dit qu'il
chercherait une autre solution. Ce qui lui cause le plus de regrets, c'est
que la guerre a interrompu ses études et qu'il était persuadé
d'être fait pour enseigner l'histoire. Il n'aura pas retiré
grand chose de la guerre, tient-il à dire, si ce n'est une certaine
confiance en lui « que rien dans son attitude ne laisse deviner, mais
ne lui disons pas... « et un sentiment de mépris qu'il
ne sait pas vraiment définir... envers la fragilité des autres.
Pour mieux me faire comprendre son idée, il me prend pour exemple.
Il veut me rassurer mais il m'explique quand même : « Je n'ai
pas de mépris pour vous à proprement parler, et notre entretien
même me procure une certaine joie. Cela fait longtemps que je n'ai
pas de vie sociale. Ici, chacun est occupé à chercher des moyens
de subsister. Personne ne fait confiance à personne, pas tant à
cause des divisions que la guerre a pu faire naître, tout le monde
se fout de ce que j'ai fait ou de ce que je n'ai pas fait, mais plutôt
parce que chacun garde les informations pour soi, et si quelqu'un sait
où l'on trouve des oeufs frais, ou des boîtes de conserve,
ou n'importe quoi, il ne va pas le dire à n'importe qui, il va le
dire à personne, vous comprenez, on ne se parle plus beaucoup, du
moins les gens que je connais, donc c'est avec beaucoup de respect que je
vous reçois, parce que vous me faites l'honneur de venir chez moi,
vous comprenez, n'est-ce pas ? » C'est très important pour
lui que j'acquiesce, pour qu'il continue ses explications : « En revanche,
voyez-vous, je ne peux pas m'empêcher, pendant que nous discutons comme
ça tous les deux, de vous regarder sous un autre angle... Imaginons
que nous ayions à nous battre, que vous vouliez m'arracher ma tasse
de thé, ou que vous vous jetiez sur moi pour m'assommer, ou me tuer,
pour prendre mon appartement ou mes affaires, cela arrive, et bien, moi,
je vous ai bien regardé et je sais où il faudrait que je
vous frappe, parce que vous n'êtes pas très costaud à
cet endroit-ci, ou bien vous ne pensez pas suffisamment à protéger
ce côté-là... Vous savez, ça se voit, même
quand les gens ne sont pas sur leurs gardes, on voit ce qu'elles ne penseront
pas à protéger si leur vie est en danger... Mais mon mépris
n'est pas là, car vous n'avez aucune raison de vous méfier,
vous, vous n'avez pas vécu ce que nous, nous avons vécu, ici,
non, ce qui me rend triste, quand je vous vois, ce qui m'écoeure
un peu, dans un coin caché de mon cerveau, c'est de pouvoir
vous imaginer... Pas de vous imaginer, de vous VOIR, là, en même
temps que nous parlons, touché par une balle, vous voir dans votre
sang, très fragile, vraiment rien du tout, vous comprenez, voir les
derniers instants de la vie, et votre incompréhension, parce que
vous n'avez pas vu la balle venir à vous, et que pour vous, c'est
ce que tout le monde pense, moi y compris, et nous nous trompons tous, ça
ne peut pas arriver... C'est la mollesse d'un corps devant l'acier, la
pierre, les éclats de verre, c'est ça qui me dégoûte
un peu, vous comprenez ? Et de sentir ça, en fait, et bien ça
me rassure un peu... Ca m'empêche d'avoir vraiment peur de continuer
à vivre maintenant que la guerre est finie.»
La guerre lui a donc laissé ce cadeau, dont il sait ne jamais
pouvoir se débarrasser...
Il m'a montré aussi une chemise de carton remplie de feuilles
tachées, cornées, froissées, parfois marquées
de traces de pas. Souvent, les feuilles sont écrites sur les deux
côtés, dans tous les sens, par blocs, paquets, tas de gribouillis,
ou bien au verso de documents photocopiés. Pendant tout le temps
de la guerre - lorsqu'elle lui en laissait le temps - il a recopié
les citations d'auteurs célèbres qu'il trouvait dans les articles
du « Times » dont il y avait des piles dans le hall de l'hôtel
qu'il occupait sur la rue de la République. Telle est l'université
que la guerre lui a offerte...
Avant de nous quitter, il me demande si je connais l'objet de cette
citation de Pascal qui définit : « ... c'est le consentement
de l'esprit à lui-même »... Je dois lui avouer mon ignorance.
Il me paraît un peu déçu et me demande à moitié
sérieusement : « A quoi donc sert la paix ? »
Et nous nous sommes quittés sur quelque chose comme ça.
J'ai trouvé la citation entière sur internet. Je sais enfin
de quoi Pascal voulait parler. Et je m'interroge encore sur ce qu' a voulu
me faire comprendre par ce petit jeu de devinette... Rien, peut-être.
Ce n'était qu'un moyen de prolonger un peu notre conversation. Ou
de trouver quelque chose que nous pouvions avoir en commun, si l'un et
l'autre disposaient chacun d'une moitié de la phrase, notre rencontre
eut été autre... Sans qu'elle eut plus de signification...
En ce début de saison, alors que je me rappelle notre rencontre
qui me semble avoir eu lieu il y a des années, j'ai eu des nouvelles
de X. C'est ce qui m'amène à ressortir ce vieux compte-rendu
dont je n'avais rien fait, que je n'avais jamais fait lire à personne,
le trouvant tellement vide...
J'ignore comment X a pu trouver mon adresse mail. Il m'informait qu'il
commençait une thèse d'histoire à l'université
de Columbia, avec une bourse américaine. Chaque fois que je me rends
à l'université, je suis prêt à prier pour ne
pas le rencontrer au hasard d'un des couloirs, d'une salle ou d'un amphi
au moins, que je ne le reconnaisse pas...
L'objet de ses recherches portera, m'écrivait-il, sur l'esthétique
du laid dans l'oeuvre de Victor Hugo...
Je me rappelle que lorsqu'il m'avait serré la main sur le pas
de la porte, il m'avait conseillé d'aller visiter les ruines de Notre
Dame, qu'on parlait de rénover mais qui continuaient d'abriter les
bandes de chiens sauvages. En plein jour, et à condition d'être
prudents avec les bêtes qu'on pouvait y croiser, les quais de la
Seine étaient très beaux au début de l'automne...
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