Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 


Lazlo X
  sélection janvier 2007

il se présente à vous.


La Vedette de la décision

« L'agent du spectacle mis en scène comme vedette est le contraire de l'individu, l'ennemi de l'individu en lui-même aussi évidemment que chez les autres. Passant dans le spectacle comme modèle d'identification, il a renoncé à toute qualité autonome pour s'identifier lui-même à la loi générale de l'obéissance au cours des choses. La vedette de la consommation, tout en étant extérieurement la représentation de différents types de personnalités, montre chacun de ces types ayant également accès à la totalité de la consommation, et y trouvant pareillement son bonheur. La vedette de la décision doit posséder le stock complet de ce qui a été admis comme qualités humaines. Ainsi entre elles les divergences officielles ont été annulées par la ressemblance officielle, qui est la présupposition de leur excellence en tout. Kroutchev était devenu général pour décider de la bataille de Koursk, non sur le terrain mais au XXé anniversaire, quand il se trouvait maître de l'Etat. Kennedy était resté orateur jusqu'à prononcer son éloge sur sa propre tombe, puisque Théodore Sorensen continuait à ce moment de rédiger pour le successeur des discours dans le style qui avait tant compté pour faire reconnaître la personnalité du disparu. Les gens admirables en qui le système se personnifie sont bien connus pour n'être pas ce qu'ils sont ; ils sont devenus des grands hommes en descendant au-dessous de la réalité de la moindre vie individuelle, et chacun le sait. <» Guy Debord. La Société du spectacle.

 

 

Franco se trouvait trop graillonneux… C'était un mot tiré du jargon de son père, venant de "graillon , (pour la "bouffe" ou par métonymie, le "gras"), et transformé en adjectif par le suffixe qui sert à transformer les mots comme "savon" ou "goudron" en adjectifs… De son vieux, Franco avait hérité l'orgueil de la nuance péjorative qui caractérise les déracinés. Néanmoins, ce n'était pas sans mélancolie qu'il inspectait le produit de son activité hormonale et de sa santé florissante… "L'embonpoint, disait encore son père avec sa grosse voix, est un bon point pour l'homme…"

Le bronzage profond de Franco, soigneusement entretenu par les séances d'U.V. rattrapait sa disgrâce génétique, et le rassurait un peu sur son potentiel de séduction… Il savait que son bagout et son intelligence froide, cachée derrière un humour tonitruant, comme la cave de Batman derrière la cascade, compensaient son physique banal, que des gonzesses avaient été tentées de trouver "laid", putain, les salopes, lorsqu'il était encore étudiant à Science Po, et que personne n'aurait misé sur sa trogne d'Espagnol, sa faconde de bistrotier ou ses manières de plouc. Personne n'aurait pu croire qu'il hisserait sa petite boîte de com' au niveau des plus puissantes agences de médias européennes, produisant une bonne série d'émission de télé réalité et squattant en guest-star la plupart des talk show politico-people… En se regardant dans la glace, il pouvait se féliciter d'être devenu la référence quant aux questions de représentation du politique dans l'imaginaire public, et enfin, et surtout, et de cela, chaque matin, il n'en revenait pas lui-même : le président de la République lui devait son élection, il avait été l'artisan majeur de son succès électoral.

Franco regardait l'arrondi de ses bonnes joues, qui lui avaient valu longtemps le surnom d'Hamsterboy, et il pensait à la façon dont cette bonne vieille viande s'était vidée lentement, pour finir par lui ballotter sous le cou, trente-cinq piges passées, afin de le façonner selon un projet anatomique dont il avait un aperçu en regardant la gueule de son vieux père, qu'il allait visiter chaque semaine, lorsqu'il était sur le territoire français, dans la résidence de grand luxe où il avait pu le caser.

En ce moment, le vieux était amoureux d'une de ses voisines, et il avait demandé à son fiston bien placé de lui fourguer du Viagra en douce, ils avaient l'idée de tester, avec sa copine, leur appareil génital réciproque, quitte à trépasser, que ce soit en copulant tendrement, n'est-ce pas fils ? On va juste voir où ça en est, et si c'est pas joli-joli, ça nous fera peut-être toujours marrer… Effectivement, sa bonne amie avait l'air de s'en payer une tranche, elle se marrait comme un bossu à chaque fois qu'elle reluquait Franco. Franco se demandait si elle se foutait de sa gueule ou si elle riait en différé de quelque bonne vanne du vieux pied-noir, qui n'avait pas perdu sa grande gueule de vendeur de poisson sur les marchés de Constantine…

Franco avait sublimé cet héritage en devenant expert en communication, comme il aurait pu être comique de cabaret… Selon la règle d'un darwinisme médiatico-culturel, il aimait à se considérer comme un héritier des sophistes qui avaient baisé ce crétin de Socrate - et qui, donc, avaient la raison de leur côté. Pour ces raisons d'identité, donc, il tenait comme à la prunelle de ses yeux, à l'entretient de son bronzage, constamment menacé par la vie urbaine, la nouba nocturne des plateaux de télévision, sans compter le stress qui pompe la moelle de ceux qui vivent comme des endives, à l'ombre des grands hommes politique. Le bronzage était la garantie visuelle, le cachet qui authentifiait ses origines. Il lui fallait être cohérent avec son patronyme, et ne pas multiplier les signes par lesquels il apparaissait. Les détails comptent, autant le graillon comme signe d'hispanité que le bronzage pour la santé méditerranéenne… Lorsqu'un présentateur facétieux le chambrait là-dessus, il dégainait sa pirouette préférée : « Ne dit-on pas "sauver sa peau" ? » Pied-noir, rondouillard mais costaud, bon vivant et grande gueule, doté d'un cynisme et d'une culture politique solide, il enchaînait les blagues de connard à une répartie infaillible : succès assuré à n'importe quelle heure, avec n'importe quels invités, face à n'importe quel animateur…

Les origines et l'identité ethnique, Franco avait poussé le futur président à pousser ses pions dans cette direction… Il fallait croire que ça avait porté… Jusqu'au dernier moment, personne ne semblait y avoir cru, alors que chacun pressentait que ces stratégies surfaient sur les bons courants. Comme avait dit Malraux, il y avait un appel d'air du destin dans cette direction... Et Franco se félicitait d'avoir flairé sans férir le potentiel du candidat… Qui eut pensé que la rage de vaincre, ajoutée à son instinct des médias, ses appuis dans les comités de direction, son sens de la joute verbale, et son acharnement au travail ne lui eût pas déjà suffi pour écraser ses adversaires ? Il ne lui manquait que le petit coup de pouce d'une bonne stratégie politico-médiatique, que Franco s'était chargé de lui garantir…

Le professionnalisme, tel était le maître mot du bonhomme. Professionnaliser la politique, comme on pouvait le faire de l'armée ou de la médecine, de la religion ou de l'art. Le sacerdoce est une mission qu'on rémunère, car l'argent est l'abstraction la plus parfaite que l'homme ait pu donner au réel et à ses flux. La mission est un métier et le ministère est un acte de foi, à "professer"… Je suis venu pour réconcilier le sacré et le profane, soulever la dimension spirituelle de l'économique, et vice-versa… Le bonhomme avait le sens des mots, et Franco était en train de mettre en place la production d'un film de fiction sur lui, Fabrice Luccini jouerait le rôle… Odieux et délicieux, l'acteur débarrasserait l'homme réel de sa hargne d'épagneul pour la remplacer par quelque chose de plus badin et de plus civilisé, de moins méchant et de tellement classieux…

Franco avait trouvé cette appellation, le "bonhomme" au moment où sa femme avait quitté l'homme d'Etat, à un moment difficile de la vie politique, mais le chroniqueur passera sur ces détails sordides. Franco avait pensé que "bonhomme" isolait le personnage de tout ce qui pouvait être intime et personnel, et le transformait en une surface de projection pour les électeurs, qui verraient en lui, s'ils se laissaient aller, comme un double d'eux-mêmes. C'était avec cette ambition d'hypnotiseur que Franco avait forgé ce surnom. Parfois, en privé, lorsqu'il s'énervait après son boss, Franco l'appelait le "playmobil", ce qui laisse soupçonner les derniers prolongements du stratagème... Franco avait aussi tablé sur l'usage du mot "bonhomme" dans les couches populaires, notamment celles d'origine immigrée, les "banlieusards" pourrait-on dire, sans langue de bois. Le mot avait une dimension virile, qui achèverait de gagner la confiance des populations qu'on allait conquérir en cirant les communautés raciales et religieuses dans le sens du poil.

Le président avait toujours été un monsieur qui pensait vite, et il n'y avait jamais besoin de lui répéter les choses. Il était en outre doté d'une fantaisie qui lui permettait de réagir sur les idées, de les accommoder à sa sauce et de les resservir avec ce parfum inimitable qui enivrait ses partisans. Franco n'aurait jamais pu inventer ça tout seul : il pouvait être fier d'avoir isolé les composantes du personnage et d'en avoir exponentialisé les effets… Le président était un playmobil intelligent, en quelque sorte...

Franco avait été servi par la virtuosité même de son maître, qu'il considérait parfois, dans ses moments d'exaltations les plus fous, comme le simple vecteur de ses idées sur le pouvoir médiatique…

Franco avait pu dégager certains principes du talent de cet être qui était à la fois son maître et sa créature. Il était en mesure de transmettre une série de principes et de règles communicationnelles, qui lui permettait d'armer les collaborateurs du présidents d'un outillage rhétorique efficace et homogène, permettant d'identifier la "bonhomme touch" jusque dans les interventions des militants les plus basiques…

La technique principale de cet "art de la guerre" consistait à toujours, et toujours plus, et toujours mieux "comprendre" son adversaire. C'était une stratégie de l'empathie, un peu inspirée des stratagèmes asiatiques, où l'on retourne la force de l'ennemi contre lui-même, où l'on utilise l'arme d'un autre pour tuer son ennemi, histoire de mouiller quelqu'un et de diviser la riposte de l'adversaire… Lors des séminaires que Franco animait, l'énoncé de ce principe suscitait des ricanements un peu entendus, comme si les stagiaires comprenaient ce dont on parlait, ce concept évident qu'il avait mis des années à forger, à force d'essais et de tâtonnement, d'observation minutieuse de leur mise en pratique par un expert, un véritable artiste du "comprendre"…

« Comprendre, oui, mesdames et messieurs, c'est tout cela, mais pas seulement, c'est encore et aussi comprendre dans quelle situation tout le blabla qu'on vous sert est énoncé… Est-ce entre deux portes ? Devant l'assemblée ? A la téloche ? Devant machin ou la femme de truc ? Oui, mes amis, "comprendre", cela va plus loin que vous pouvez l'imaginer, cela implique beaucoup, et ça implique même qu'on se comprenne soi-même, ses qualités et ses limites, ses anges et ses démons, afin d'utiliser tantôt les uns, tantôt les autres, et les implications de notre compréhension, nos préjugés et nos propres idées reçues… Voilà, camarades, ce qui fait l'art de celui que nous avons choisi comme leader, non seulement parce qu'il a les qualités du chef de meute, les idées de l'idéologues et les audaces du conquérant, mais aussi parce qu'il a ce don que possèdent les mystiques ou les poètes : comprendre… »

L'arrogance des stagiaires était l'illustration même des paradoxes de la technique du "comprendre" : il ne suffit pas de "comprendre" les mots qu'on entend dire par son interlocuteur pour "entendre" toutes les couches de sous-entendus qu'un discours comporte, mais aussi, et surtout, ce que l'interlocuteur lui-même ne comprend pas qu'il est en train de dire… Quelles étaient les inconnues qui piégeaient notre propre discours ? Leurs présupposés et leurs termes, mais encore et surtout ce que partisans et détracteurs, chacun de leur côté, allaient "comprendre" dans le discours que nous allions tenir, là étaient les "prises" qui servaient au rhéteur pour retourner nos paroles, s'en approprier la force et utiliser leur poids pour les mettre par terre, bien à ras de sol. Dans ce judo mental, le bonhomme avait un instinct viscéral pour déceler le centre de gravité d'une pensée, et l'agilité requise pour se placer dessous… On connaît l'avantage des personnes de petite taille dans cet art martial : et contrairement au Général de Gaulle, mais comme Napoléon, le bonhomme était un grand homme… de petite taille…

En observant le bonhomme, Franco avait pu classer toutes les manières d'être tout ouïe, de s'investir dans une écoute très attentive, d'autant plus soigneuse qu'on était parvenu à se désengager affectivement des objets du discours. Il en avait déduit cet aphorisme : « La condition pour être à 200% dans la conversation ? Désintéresse-toi du "sujet" de la conversation. Consacre toute ton attention à celui qui parle. » Dans le fond, il s'agissait de sortir de toute position militante, ou idéologique, et se préparer à un pragmatisme pur. Il y avait des manières d'isoler les segments du discours, en termes de syntaxe rhétorique, et d'identifier les thématiques par des blocs de couleur qu'on réparti ensuite mentalement sous forme de camemberts de couleur (ce procédé était très pratique et très séduisant pour les stagiaires, mais plus difficile qu'il n'y paraissait à mettre en œuvre efficacement, il remportait un vif succès lors des séminaires, les stagiaires s'accrochaient à lui comme à une recette, oubliant que la première règle du combat était qu'il n'y avait aucune règle, comme disait le formateur ninja de Batman…) Bref, Franco avait imaginé des formations de choc, pendant lesquelles il passait des films édifiants, (Le Maître de guerre, Full metal Jaket, Fight Club, Salo ou les 120 journées de Sodome et Gomorrhe, La Controverse de Valladolid…)

Franco n'avait jamais vraiment su analyser la nature du regard que le président posait sur lui lorsqu'il l'écoutait énoncer ses théories. Il se demandait parfois s'il n'y avait pas un soupçon de moquerie, voire… - Franco n'osait pas laisser cette idée affleurer au fil de l'eau de son esprit, même au plus sombre de la nuit - un nuage de mépris… Mais le respect que le président lui manifestait en public, l'admiration qu'il avait exprimée plusieurs fois à la télévision quant à ses intuitions concernant la guerre médiatique, suffisaient à Franco pour qu'il poursuive le jeu, et qu'il continue d'honorer l'espèce de contrat qu'il avait passé avec le diable. C'étaient ces instants où sa valeur était sanctifiée par l'approbation du chef, qui permettaient à Franco de manifester à tous bouts de champ cette assurance, cette arrogance qui le faisait étinceler sur le petit écran, au point qu'on aurait pu penser qu'il était lui-même un des premiers mutants constitué d'électrons purs… Franco songeait pourtant avec mélancolie que ses électrons n'étaient pas libres, enchaînés qu'ils se trouvaient à la loi de la vanité, au point qu'aucune mécanique quantique n'aurait pu faire sauter un de ses corpuscules sur une orbite voisine, ni aucun procédé de téléportation à la Star Trek n'aurait pu le libérer d'un micromètre de sa prison égocentrique…

Lorsque le président affrontait ses adversaires, on avait toujours le sentiment qu'il était plein de compréhension pour eux et pour leurs soucis. Il écoutait vraiment chaque argument, chaque inquiétude, avec un air qui le faisait parfois ressembler à un aumônier, ou à un psy zélé. Il se dégageait cette très forte impression qu'il n'était pas contre vous et qu'au contraire… Nous allons penser ensemble, pour le meilleur… Bien sûr, il s'était toujours gardé de ressortir le vieux slogan, trop facile à stigmatiser "Ni gauche, ni droite", il affirmait au contraire son bord politique, revendiquant une saine absence d'ambiguïté, à l'heure des relativismes et des consensus mous. Et c'était une qualité dont le félicitaient ses ennemis les plus acharnés, par laquelle il poussait son adversaire à affirmer lui-aussi son camp, son idéologie, sa logique. « On ne peut combattre que celui qui est clair avec sa position, je n'affronte que des hommes droits dans leurs bottes…» S'il écoutait vos arguments, il semblait se pénétrer de votre pensée, et il allait utiliser chacun de vos arguments contre vos propres propositions… « Les idées, c'est comme le couteau à fromage, tout le monde peut s'en servir, et on peut le rendre après usage, cordialement… » Telle était dans le fond sa méthode du "comprendre" : dépasser l'adversaire sur son propre terrain… Nous penserons ensemble et à la fin, vous vous retrouverez à acquiescez à mes discours, puisque je tiendrai le vôtre, par la gorge…

Lorsque vos idées seront passées entre mes mains, à quoi voulez-vous qu'elles vous servent ?

La technique se déclinait selon plusieurs points. Il y avait quelques donc "trucs" mais deux éléments ne pouvaient pas s'inventer : le désir absolu de vaincre et une préparation minutieuse de chaque rencontre. Ainsi le président n'était-il entouré que d'hommes jeunes, animés par la rage et acharnés de travail. « Il faut que nous soyons des drogués. Et notre drogue, c'est la bagarre, comprenez-vous ? »

Cela n'avait pas été une mince affaire de convaincre les communautés religieuses de la bonne foi d'un candidat qui cachait aussi peu son arrivisme et sa volonté de puissance. Les réticences des différentes confessions avaient eues pour limites les garanties qu'il leur avait données, et dont elles s'étaient mises à jouir peu à peu, gagnant leur autonomie vis-à-vis de la société civile, et de ce qu'elles considéraient comme une permissivité généralisée menaçant leurs principes. Elles avaient ainsi renforcé lentement mais sûrement leur influence sur la vie politique et sociale, de façon à ce que chaque culte puisse à la fois régler la vie de ses fidèles et ménager des conditions avantageuses pour les notables de leurs clergés. D'un côté, des tribunaux spéciaux avaient été mis en place pour régler la jurisprudence courante, selon les lois et les coutumes propres à chaque tradition ; d'un autre côté, certains marchés, certains points des conventions collectives, certaines taxes et certains jours fériés avaient été redéfinis selon les exigences des diverses pratiques…

Le président avait ainsi surfé sur les vagues de spiritualisation qui avaient accompagné le commencement du siècle, et il avait bénéficié du chaos administratif et social des premiers temps de l'Union Européenne. De toutes évidences, ces stratégies avaient été les bonnes, et s'il faut évaluer la légitimité au succès, comme le président aime à le répéter, il fallait se rendre à l'évidence que le pays n'attendait que lui et qu'il n'avait fait que se loger dans la niche qui avait été moulé par le déterminisme médiatico-social pour l'accueillir…

Depuis qu'il avait été élu, les affaires de la République l'avaient accaparées au point qu'il n'avait plus pu poursuivre son lobbying auprès des citoyens-religieux. Et, Franco le lui avait assez répété, dans notre pays, il ne suffit pas de maintenir de bonnes relations avec les représentants des cultes… Rien ne remplace le contact direct avec les simples croyants. La mentalité religieuse tolère mal qu'on ne s'occupe pas d'elle, ni que les décisions lui échappent. Elle est toute prête à appeler à la révolution, si ce qui doit résider entre les mains des puissants est loin de ses mains… Notamment, la jeune nation musulmane, fraîchement reconnue comme institution légitime, et en outre handicapée dans les affaires publiques par sa tradition a-cléricale, attendait une prise en compte d'elle-même particulière, et intensive, comme on dit en agriculture… Et ce n'était pas un moindre paradoxe de cette grande religion que, tout en niant les individus fusionnés dans la communauté, elle provoquait chez ses adeptes un furieux sentiment de leurs intérêts individuels. Si chaque individu n'a besoin de personne pour être en relation immédiate avec dieu, il demandera à chacun de ses semblables de le prendre en compte pour lui-même - un par un… Comment faire de la politique avec des masses aussi browniennes que béotiennes ?

Franco avait donc organisé cette rencontre du président avec les représentants d'une association de quartier engagée dans un travail merveilleux sur le territoire d'une cité déchirée par les rivalités entre les maghrébins et les turcs, virant souvent aux conflits ethniques, comme disaient les journaux… Les médias avaient fait leurs choux-gras de cette association de jeunes filles vertueuses et voilées qui oeuvraient pour la paix entre les musulmans, quelles que soient leurs nationalités. On avait assisté ces derniers temps à force débats sur la candidature de la Turquie à l'Union Européenne, comme des réponses à la division de la communauté maghrébine, partagée entre l'hostilité de voir le marché du travail envahi par la concurrence des travailleurs turcs et la tentation d'accueillir une forte population de musulmans dans le sein de l'Europe athée ou chrétienne…

Franco connaissait bien l'équipe de réalisation qui suivait le président dans les couloirs repeints de frais du centre social, et surtout le cadreur, qui était le preneur d'images attitré du président. Ce vidéaste connaissait la physionomie de son modèle comme un amant le corps de sa maîtresse, et il connaissait les réactions de son épiderme au moindre changement de lumière, l'angle sous lequel ses yeux paraissaient les plus brillants, la légère plongée latérale par laquelle on faisait ressortir tout le poids qui accable un individu, et en même temps, la force surhumaine et l'habileté diabolique avec laquelle l'homme de la nation allait renverser cette force, la terrasser, et s'en faire une alliée docile, comme Batman avec sa peur des chauve-souris…

Le président n'était jamais shooté en contre-plongée, (son orgueil était au-delà de la flatterie), parce qu'il était hors de question qu'il paraisse menaçant, ou simplement supérieur… On avait un président au niveau des hommes, qui affrontait le commun combat. On ne pouvait pas décemment le filmer comme on aurait filmé un dieu. Un homme au service des autres, voilà ce qu'il devait demeurer...

En outre, il n'y avait que dans cette mesure que la pruderie politique des musulmans pouvait jouer le jeu de la démocratie… C'était ce qu'avait expliqué à Franco le directeur de la communication du Conseil du Culte Musulman lors de leur réunion de préparation de la rencontre. De même que le cadreur ne devait rien laisser voir d'indécent du corps des jeunes filles qui allaient accueillir le grand homme. Les jeunes filles seraient voilées et habillées d'amples vêtements, mais dans les plans américains, le cadreur devrait prendre garde à ne rien saisir du volume des poitrines ou des hanches, voir des bras, si une manche remontait malencontreusement vers le coude. Il fallait aussi éviter impérieusement de montrer les interventions hors-champ des éducateurs chargés de coacher les jeunes filles. Il était possible que certaines ne soient informées que sur le moment de ce qu'elles auraient à dire ou à faire, afin d'accueillir "notre ami le président". Il était impensable que cela puisse ne pas paraître spontané et naturel. Les jeunes filles, d'ailleurs, avaient été sélectionnées parmi un grand nombre de jeunes fidèles, pour leur faculté d'expressivité, leurs qualités photogéniques, leur apparence de spontanéité et de naturel, ainsi que ce je-ne-sais-quoi de vertueux qui ne s'invente pas…

Franco ne lâchait pas des yeux l'écran de télévision. Le miroir devant lequel il finissait de se raser lui renvoyait l'image de la retransmission en direct. L'écran géant à plasma était installé dans le salon, de façon à être visible dans le miroir de la salle de bain. Des enceintes disposées dans chaque pièce de l'appartement permettaient de suivre les commentaires du présentateur et les interventions du bonhomme. Le visage du président, qui souriait aux jeunes filles, dominait l'image. Il était cadré dans une plongée presque écrasante, le rendant à peine plus grand que ses interlocutrices, à qui il parlait humblement mais fermement, comme un associé fraternel. Franco ne pouvait pas avouer aux stagiaires qu'il tentait de former à sa méthode qu'il ne servait à rien d'imaginer connaître les secrets du patron. Son génie était inimitable. En plus de toutes les qualités du politique et du voyou dont il avait hérité, il avait l'instinct du cadre de l'écran TV inscrit dans ses gênes, comme une extension inattendue de sa mémoire reptilienne… C'était le visage du président qui, presque à son insu, jouait avec la caméra. Le bonhomme n'avait pas besoin de penser à la façon dont il allait s'inscrire dans le cadre, apparaître en plein, de profil ou de trois-quart, non, le visage lui-même s'occupait d'afficher un sourire ou un froncement de sourcils, de faire surgir un fumigène mélancolique en travers des yeux, un coup de menton volontaire, ou encore se décadrer pour laisser apparaître un autre visage dans le champ, le visage d'un citoyen qui illustrerait de façon impitoyable ou comique son propos, à moins que ce visage exogène ne serve seulement à ménager un repos pour le regard du spectateur, afin que les dernières paroles prononcées par l'orateur s'inscrivent profondément dans son cerveau…

Il fallait reconnaître que la symphonie visuelle des visages des jeunes filles, s'articulant autour de notre homme, était parfaite… Il n'y avait pas à dire, on avait fait du bon boulot…

 

*

 

Elle n'avait jamais vraiment aimé ce visage mais il n'était pas sans importance de pouvoir enfin approcher le président. Voir quelqu'un en vrai, par-delà le voile de l'image, ce n'était pas aussi évident que ça en avait l'air, lorsqu'il s'agissait d'un homme qui n'exerce son pouvoir sur nous qu'à travers l'écran... On ne pourrait pas dire non plus qu'il s'agisse d'une existence abstraite, parlant de cet homme qui règle le sort du pays et dont la voix, le phrasé, les tics, les expressions de langage accompagnent quotidiennement nos pensées de la vie publique, tout autant que le style vestimentaire et comportemental, la silhouette de son corps et les traits de son masque… pour tout dire, donc, voir ce visage en direct, en live, en chair et en os, croiser son regard, ses yeux immédiatement contre les nôtres, en un mot, rencontrer le président, ce n'était pas… indifférent.

Et en règle générale, Jeanne n'était pas indifférente. C'était même l'attention qu'elle portait aux choses et aux êtres qui l'avaient lentement convaincue de laisser son esprit basculer dans l'abîme de la foi, ou plutôt, son cœur, se jeter, et plonger vigoureusement, dans le torrent de dieu. Oui, cela n'avait pas été sans requérir toute son attention, et toute sa passion, de découvrir derrière l'éducation laïque, athée, rigide à sa manière gauchiste, que ses parents lui avaient généreusement inculquée, dans un contexte scolaire et dans une atmosphère culturelle où la religion était considérée au mieux comme une bonne farce, et au pire comme une horrible entreprise d'aliénation des masses. L'individu… c'était ce mot qui servait de clé, ou plutôt d'arme blanche, dans la bouche de sa mère, pour ouvrir de profondes brèches dans l'équilibre de la maison, et torturer l'harmonie de la vie de famille, dont Jeanne conservait de poignants souvenirs aux temps mythiques où ses parents s'aimaient... Cela remontait à l'époque qui avait précédé l'entreprise de psychothérapie dans laquelle sa mère s'était engagée. Jeanne se permettait de dire "entreprise", à la grande fureur de son père, qui pourtant subissait de plein fouet les caprices de sa femme, comme s'il ne portait pas la culotte, mais Jeanne ne voyait pas pourquoi elle devait se priver de ce langage quand sa mère elle-même n'en finissait pas de décrire les efforts proprement prolétariens qu'elle investissait dans ce qu'elle appelait un "travail"… "Je fais un travail avec mon psy…" Et comme pour opprimer encore plus sa maisonnée, ce n'était pas un travail qui payait, mais un travail que la famille devait payer très cher pour que maman puisse s'y livrer. Au sortir de ce travail, Jeanne avait vu maman et papa n'être plus d'accord que sur une seule petite chose, donc : l'individu… Chose dérisoire… Maman devait quitter papa et vivre avec ses amants, au nom de son individualité, et papa voulait qu'elle reste avec lui, et avec Jeanne, au nom de son individualité à lui, ou encore de l'individualité de Jeanne, qui ne leur avait rien demandé… Par les miracles de la juridiction latino-chrétienne, le divorce durait encore...

Jusqu'à l'entreprise de maman le consensus familial concernait plutôt l'iniquité de l'Etat, l'exploitation des classes dangereuses, la criminalisation de la misère et le sacrifice du tiers-monde sur l'autel du confort petit bourgeois des blancs, autant de concepts qu'ils ramenaient pré mâchés de leurs réunions d'ATTAC, le think tank amateur au nom de supérette…

Jeanne avait longtemps essayé de gagner ses amies maghrébines à la question marxiste tendance néo-mao. Elle voulait les décrotter de leurs superstitions orientales et de leur religiosité de charbonnières. Mais malgré ce que Jeanne en disait, elle trouvait à ces coutumes exotiques un certain charme, notamment ces traditions généreuses et festives, à la fin du ramadan ou à l'occasion des mariages... Elle ne trouvait pas non plus inconfortable la brutalité avec laquelle les garçons lui imposaient leur virilité et, lui retournaient pleine et entière sa féminité, qu'elle ne parvenait à éprouver vraiment qu'avec un soupçon de soumission. Après avoir assisté à la lente dégradation de l'intégrité de son père face à l'exaltation délirante de la volonté de puissance de sa mère, il était plaisant à Jeanne de découvrir qui elle était par le fait d'avoir à affronter l'autre sexe…

Lors de la crise de maman, accompagnée de celle de papa, qui se reporta à tous les étages de la vie familiale, ébranlant au passage les couples amis, Jeanne s'était trouvée particulièrement démunie pour faire face au renversement de valeurs que ces désordres domestiques impliquaient… Tout ce que sa mère avait trouvé à lui dire était quelque chose du genre : « C'est bien, tu es en train de prendre conscience de ton individualité… Continue, tu vas grandir.»

- Continue quoi ? Je n'ai rien dit, je n'ai rien fait, c'est vous qui cassez tout, que voulez-vous que je continue ?
- Continue le "travail" que tu as commencé, Jeanne…

Le réconfort, elle l'avait trouvé dans les familles de ses amies maghrébines, où l'ordre ne régnait pas plus que dans la sienne, mais où le partage des responsabilités du désordre était bien mieux identifié : si les choses allaient de travers c'était que les hommes et les femmes sont mauvais et ne peuvent pas s'entendre, à moins de régler leur conduite sur les préceptes divins qui permettent de vivre ensemble et séparés à la fois, sur une "confortable parallèle" comme disait Jeanne. Les individus ne comptaient pas pour eux-mêmes mais par rapport à la place qu'ils occupaient dans un mélange entre un tissu mâle et un tissu femelle. Jeanne avait trouvé que cela offrait finalement des possibilités inattendues de jouir de sa propre… individualité…

Et puis Jeanne s'était mise à étudier l'Arabe avec une des petites sœurs de sa copine. Un entraîneur de foot, un ancien délinquant, brûlait son énergie à prendre soin des gamins du quartier et, notamment, leur inculquait des rudiments d'Arabe littéraire. Jeanne se mit ainsi à apprendre à lire et à écrire, tout en s'exerçant à la conversation avec les gamins du cours, qui se déroulaient dans une salle de l'école maternelle, le soir, après l'école.

Sans entendre les cris de maman qui n'en finissait pas de dire ses quatre vérités à papa, et qui en plus à travers la personne de son mari comme à travers une poupée vaudou, réglait ses comptes avec tous les hommes qu'avait comptés sa propre famille, Jeanne surfait sur internet et découvrait des témoignages électroniques de jeunes gens de son âge qui relataient leur expérience de la foi, en Français, en Anglais, en Espagnol et bientôt, en Arabe… Et son langage, jusqu'au langage qu'elle utilisait pour s'adresser à elle-même, en son for intérieur, se mit à changer…

Le seul point sur lequel elle pouvait encore s'entendre avec ses parents, c'était sur la haine qu'ils concevaient pour l'homme qui était en train de s'affirmer comme le futur président du pays dans le cadre des protocoles de l'Union Européenne. De leurs côtés, ses pauvres parents se rendaient à peine compte que tout était en train de lentement irrémédiablement les séparer de leur fille. Elle, elle ne se préoccupait pas vraiment des motifs qu'ils avaient de détester l'homme d'Etat, elle n'y voyait que l'habituelle soupe gauchiste avec laquelle ils avaient essayé de la nourrir depuis le biberon. Elle n'avait aucune illusion sur la superficialité de jugement de ses parents, aveuglés par leur athéisme et la perte de toutes valeurs, jugeant selon de vieux critères moisis qui avaient tous démontrés leur inadéquation avec le réel, quand leurs jugements n'étaient déterminés par selon leurs rêves de jeunesse idéalisés au cours de la ménopause intellectuelle qu'ils vivaient, leur aspiration à la révolution, tout cela, quoi, raté, manqué, fichu, oublié, échoué sur les rivages pollués de la sous-histoire. Le seul aspect de leur action directe à avoir laissé quelque trace dans la société consistait en leur sacro-saint "individu"… C'était dire…

Quant à Jeanne, pourquoi détestait-elle le "bonhomme", comme les médias avaient cru judicieux de l'appeler ? Parce qu'entre les mots doux et les serments éternels qu'elle avait entendues dans son enfance, de ses parents enamourés, avant que ne commence la période de leurs déchirements sordides, et entre leurs diatribes anti-libérales non-suivies d'effets, voire décrétées au bords de la piscine d'une villa sous-louée pour l'été, Jeanne avait le sentiment de s'y connaître en mensonges, en hypocrisie et en inconséquences. Et cet homme, là, que respirait-il d'autre ? La jeune fille qui avançait à grands pas sur la voix de la connaissance de l'Arabe, du Coran et de la foi, grâce à ses lectures, ses observations et les discussions toujours plus approfondies qu'elle avait avec ses camarades les plus pieux, se rendait compte à quel point le "bonhomme" était en train de mener son monde en bateau - "en Titanic" disaient-ils entre eux…

Les interminables discussions politiques de ses parents avaient eu cela de positif de lui avoir fait comprendre très tôt les rouages des mécaniques électorales. Elle savait qu'on pouvait tenir des discours, mettre en place de véritables actions, afin de conquérir un électorat et se mettre ses voix dans la poche, sans que cela n'engage personne à poursuivre les actions ou à réaliser les discours… Jeanne était une jeune fille qui avait lu les Liaisons dangereuses, L'Infortune de la vertu et L'Esprit des lois avant d'avoir éprouvé le moindre soupçon de sentiment amoureux… On pouvait dire qu'elle savait à quoi s'en tenir…

Sa conversion prit un certain temps, puisque les qualités intellectuelles ou relationnelles ne sont pour rien dans le chemin qui mène au cœur de la religion. Néanmoins, son engagement, son assiduité, sa flamme, ainsi que sa souplesse et sa vivacité d'esprit la firent remarquer des acteurs principaux de la communauté. Elle n'était pas sans se douter que son statut de française convertie ne soit pour quelque chose dans l'intérêt qu'on lui portait. Elle constituait une valeur ajoutée pour l'Islam de France…

On la trouva vite à la pointe des actions, des manifestations, des combats médiatiques. Elle n'hésitait pas à se mettre en première ligne. De plus, elle se rendait compte au fond d'elle-même, qu'elle avait toujours aspiré à constituer un "argument de poids"… Cela elle ne l'aurait jamais su si elle ne s'était pas engagée dans une action militante, ou bien elle l'aurait découvert trop tard…

Pendant ce temps, ses parents avaient bel et bien divorcés et le "bonhomme" était devenu ce qu'il rêvait d'être : le président de la République…

Aujourd'hui, Jeanne était là, dans cette salle repeinte pour la venue du président, où l'on faisait tantôt du soutien scolaire, tantôt la prière. Elle était en compagnie de cinq autres jeunes filles, elles aussi militantes ferventes, couvertes comme la loi le demande et la bouche armée de paroles justes. Elles étaient enfin face au bonhomme…

Jeanne n'avait jamais manifesté ouvertement sa haine pour le bonhomme devant ses frères et sœurs. Elle savait les espoirs qu'ils mettaient dans cet homme d'Etat dont ils croyaient avoir quelque chose à attendre. Elle savait que si ce n'était pas des espoirs, les plus malins de la communauté pensaient pouvoir l'utiliser pour accéder au pouvoir. Mais elle savait aussi comment ils allaient finir par perdre au jeu, face à cet hypocrite professionnel, et qu'il y avait bien plus à gagner, à long terme, à rompre radicalement avec l'ennemi.

Il fallait tout le temps le dénoncer, en vue de la révolution. Elle en était persuadée. Pour cela, il avait fallu qu'elle gagne la confiance des éducateurs et des stratèges de l'organisation et que, grâce à dieu, elle soit enfin sélectionnée pour la rencontre. Afin de représenter la communauté devant le chef de l'Etat…

L'idée de Jeanne avait germée quelques mois auparavant, quand la mère de X était rentrée du pèlerinage de la Mecque une jambe brisée au cours d'un de ces mouvements de foule qui naissent fréquemment parmi les pèlerins, à cause de l'absence de gestion de ce tourisme qui alimente indécemment les caisses de l'Etat saoudien. La mère de X avait dû attendre un temps incroyable qu'une place se libère sur un vol de retour, qui l'avait fait passer par l'Albanie pour déposer des groupes de croyants, avant de la ramener sur le sol de son pays. Elle avait souffert horriblement pendant ce voyage, épreuve qu'elle avait mise sur le compte d'une intention secrète de dieu. Jeanne l'avait mise sur le compte de la perversion des gouvernements qui se compromettent avec l'Occident.

Elle avait élaboré un saisissant raccourci entre ces gouvernements impies, qui avaient spoliés les peuples musulmans des ressources pétrolières qui leur revenait de droit, et certains ambitieux au sein de la communauté musulmane locale, étaient prêts à jouer le jeu du gouvernement pour en retirer un avantage personnel, en acceptant le miroir aux alouettes que leur tendait le bonhomme. Jeanne avait entendu des murmures, elle avait surpris des conversations, elle avait interprété des échanges de regards, et tout un monde de trahison et de complots révélé à son esprit horrifié… Elle avait assisté à une conversation entre des grands qui commentaient l'échec de la révolution islamique en Egypte, après l'assassinat de Saddate, et pourquoi au contraire, la prise du pouvoir avait été effective en Iran. « Il faut que le peuple se lève derrière les révolutionnaires… » Jeanne avait déjà entendu cette phrases répétée cent mille fois… dans la bouche de ses parents… avant l'entreprise du travail psychanalytique. Mais chez Jeanne, cette répétition avait trouvée son chemin.

Jeanne se disait que depuis qu'on en parlait, le peuple devait être enfin prêt à se lever. Et ceux qui en parlaient le plus semblaient être ceux qui y croyaient le moins… Au lieu de provoquer l'étincelle, ils préféraient se complaire dans des arrangements et des compromis avec le pouvoir, dans l'attente toujours remise à plus tard de voir les conditions nécessaires réunies…

Autre chose avait frappé Jeanne dans le discours des grands. Elle n'avait pas saisi à quel propos ils avaient cru bon d'ajouter : Saddate n'était pas Kennedy et nos tueurs ne sont pas des losers, ce sont des martyrs, nous honorons ceux qui versent leur sang pour la cause. Nous n'avons pas le sens de l'ironie, ni de la pitié…

Il semblait à Jeanne avoir compris ce qu'il lui restait à faire. Il fallait seulement qu'elle soit sélectionnée pour la rencontre avec le bonhomme. Ce qui était enfin en train d'arriver…

 

*

 

Franco ne réagit pas immédiatement. Il n'avait pas entendu le coup de feu claquer. Ce n'est que bien longtemps après l'événement qu'il sursauta. Le visage du président se tordait de douleur, le programme facial égaré dans ses mille et une formules télévisuelles, envoyant un message confus à l'objectif qui semblait l'encourager à trouver l'expression juste pour témoigner de ce moment, et lui donner un sens. Mais non, un petit bouillon de sang encombrait la bouche du bonhomme, cette grimace parvenant malgré tout à rendre sa situation un peu plus spectaculaire qu'elle n'était… Franco ne pu s'empêcher de songer que sous cet angle, le président livide et la bouche ensanglantée ressemblait un peu au Joker, l'adversaire de Batman… Le speaker parlait d'une perforation bénigne de l'estomac par une balle de petit calibre. On avait désarmé la jeune fille voilée qui gesticulait, hurlant des slogans incompréhensibles. Elle avait réussi à faire entrer une carabine à la crosse et au canon scié, cachée contre sa cuisse, entre ses jambes. Les services de sécurité du président avaient commis l'erreur impardonnable de penser que les éducateurs et le service d'ordre de l'organisation musulmane avaient pris soin de fouiller leurs jeunes et inoffensives représentantes…

Franco ne pourrait jamais dire le temps qu'il lui avait fallu pour prendre conscience de ce à quoi il avait assisté, sur l'écran géant de sa télé reflétée dans le miroir de sa salle de bain, alors qu'il se trouvait plongé dans la contemplation indécise de son bronzage et de son embonpoint…

Une petite phrase de son père lui traversa l'esprit, avec la voix du vieux en prime, et il se demanda comment il pourrait jamais se débarrasser du racisme indécrottable dont il avait hérité : « Les Arabes, crois pas, pour ce qui est de l'organisation d'un bordel, tu pourras jamais leur faire très confiance… »


 ***

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte?
        

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer