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Mayer-Dantec Pier  sélection novembre 2009

il se présente à vous.


        
LA GRAND-MÈRE
             

Le bon visage long et clair, un peu affaissé. La mandibule tombe juste pour revenir en douce crosse. La ride court en éclairs tendres, comme des pliures de la terre. Mais une beauté hors d’atteinte : tout est gratuit chez la grand-mère.

Sous le visage on sent le corps, emmitouflé dans sa pudeur. Les mains toujours prises à l’ouvrage. Les odeurs autour du corps. La grand-mère, ça sent le mystère pour un petit-fils enfant du rêve. Le linge qu’on devine épais sur elle recueille précieusement son parfum. Parfum des secrets bien tenus, odeur du corps qui se débat, dans sa solitude exténuante, loin de toute main de caresse…

Les mains tricotent les mains cousent, les doigts pèlent les doigts écossent, vieux doigts jouant dans les légumes, doigts tout assurés de leur science, doigts de voyante silencieuse.

Au-dessus d’eux le regard taiseux, trempé dans un songe porteur, les yeux qui vagabondent dans l’âme, et cet amour qui court en ondes et sonde le petit enfant fier. Il est fier d’elle, elle est Grand-mère. Elle est mère de l’Histoire, ancêtre gardienne de la vie. Il sent que c’est elle qui sait. Et derrière les lèvres qui bruissent, se pressent de stupéfiants secrets. Elle est grand arbre mouvant. Elle a l’âge du début du monde, elle sait et puis voilà. Sa peau est souveraine écorce, rien ne la brûle, rien ne la blesse. Elle saisit le feu à pleines mains.

Grand-mère est comme hors d’atteinte, les couteaux du temps ne savent plus l’entamer, ils s’émoussent sur elle, elle dont le danger se détourne. Image de celle qui traverse tout, et toujours revient intacte. Et ces yeux qui ne pétillent plus tant, mais restent l’accueil absolu.

Sous les yeux le corps apaisé, une autre féminité tapie, secrète, qui doit se réveiller la nuit, quand elle défait son chignon, et que coule la chevelure… Alors l’enfant la veut la nuit, pour caresser le beau mystère de cet envoûtement constant. Comment est-elle sous les couches de ces vêtements qui l’alourdissent ? Sa peau est-elle un cuir ancien ? « Grand-mère, je peux dormir avec toi ? » Et la grand-mère est sans caprices, elle dit toujours oui du cœur, et sa bouche apaisante acquiesce. Elle ne nourrit pas le refus. L’enfant la suit jusqu’à son lit, ou la devance et s’impatiente.

Le lit du mystère le tente. La nuit les met dans son abri.

Ils se relèvent unis à vie – pour d’autres fécondités.

Oh ! ces odeurs de la grand-mère, effluves d’un corps amuetti. C’est qu’elle est seule comme une statue, dans le jardin du petit-fils. Elle est comme un père Noël vrai.

Et la voix qui sort de son thorax, cette cage vieillie vide d’oiseaux !… Tous ses oiseaux dans son regard, tous ses dons dans les doigts gentils.

L’odeur des confitures la suit, et le grand parfum des confiances.
Un sourire l’habille au coin des lèvres, pour mieux cacher l’œil gris de larmes. Larmes non versées souvent, larmes de l’âme perforée. Pauvres lèvres qui ne parlent plus, mais bruissent quand elle tricote.

Elle est seule depuis toujours, elle reste celle sans mari. Où est-il le précieux homme, celui que l’enfant ne peut jamais voir, celui dont elle ne parle plus, celui trop vite arraché ? Comme elle est seule la dame étrange, elle remonte au début du temps ! Car si son mari est mort, c’est qu’elle est vieille comme un mammouth ? Mais non, l’enfant la contemple encore : elle n’est pas vieille en vérité : elle est l’origine du monde.

Son tablier pend à son cou en invincible bouclier. Grands carreaux gris pour l’ascension. Le petit-fils y grimpe vite, puis guette les mots des yeux muets. Mais des diamants de l’être ancien, ne flotte plus qu’une bonté. Derrière si l’enfant savait, il verrait la tristesse du sort, les lendemains de guerre, le veuvage, les draps de l’âme et du souvenir… Mais Grand-mère les retient en elle, les chagrins noirs dévastateurs. Elle les nourrit même en silence, elle a en elle un cimetière, où les morts se dressent encore. Mais son petit-fils la regarde, alors elle relève les yeux par-dessus les lunettes griffées, toutes brumeuses de l’usure. Et son œil bon par nature rameute un dernier sourire. Elle n’offre que le meilleur d’elle, elle ne contamine pas l’enfant.

Elle ne blesse pas la vie.

On ne la voit pas en colère, on ne la sent jamais démunie.

L’enfant sait qu’elle est bretonne. Il ignore ce que ça veut dire. Il comprend que c’est important, comme une peau qu’on ne peut pas perdre, quelque chose qu’on ne peut pas donner. Mais surtout ce qui lui importe : il voit la déesse grand-mère. Il tient sa main dans le marché. Elle fait les prix, elle les discute ; elle a l’assurance et le toupet, elle a l’audace couleur nature : aucun vendeur ne la reprend. Nul n’ose faire la moque sur son compte. Elle s’en va quand elle veut, auréolée d’un silence. Elle est seule reine du marché.

Elle est vraiment celle qui sait. Elle a arpenté la vie, elle a rencontré le Temps.

Il ne faut jamais la perdre… sans quoi le monde tombe dans un trou.

Elle est l’autre mère idéale, sans colère ni sautes d’humeurs, sans malices méchantes et cachées ni cuisantes humiliations.

Elle lance sa voix sans pareille, sa musique de bouche égale. Elle mouline ses accents. Parler plat ne lui convient pas, elle chante les mots pour qu’on les sente. Elle les plante dans les oreilles, pour le terreau humain autour, en les martelant de son poing. Elle dit et convainc le monde. Elle cloue ses étonnements : « Ma ! je ne peux pas croire don’ !… » et s’enroule sur son accent. De cette bouche si discrète, de cette poitrine fluette, s’échappe toute la Bretagne, jusqu’à l’autre bout du monde. Elle a laissé son fier pays, a perdu sa langue première. S’est sacrifiée pour suivre le clan. Mais ce sacrifice secret, elle l’arbore comme un sourire.

Car elle n’est que sourire du cœur, elle est la générosité. Elle donne le goût des repos, des bontés et des bienveillances.

Elle quitte son discret royaume, la cuisine où tout se trame. Mais elle ne quitte pas ses chaussons, qui sont autant de sabots tendres. Ses botoù-koat sont remisés, en sa bonne ville lointaine, en sa mémoire riche et intense.

Elle est vieille désormais, comme tous ceux qui savent et se taisent.
Mais si elle tangue le long des trottoirs, c’est pour faire trembloter la terre. Elle va chaussons et tablier, elle ne sait pas les moqueries, elle fait seulement à son idée, à la convenance de son seul cœur. D’ailleurs nul ne la moque cette sainte active. Elle active les attendrissements, suscite les admirations douces : elle porte son cœur en cadeau, ça se devine à sa mine bonne, aux jours qui ne la salissent pas, à ses triomphes sur l’usure. Elle a la bonté accrochée. Elle ne possède rien, donne tout. N’a jamais rien gardé pour elle.

Elle n’a jamais peur du monde. Son vieux sac bâille à gueule béante. A quoi bon le fermer au juste ? Elle n’a pas le voleur en crainte. Elle n’a pas la crainte à l’âme. Elle fut nourrie à la confiance, à l’entraide et au lait de vérité.

Elle claudique sur le trottoir. Mais toujours elle parvient au but. On la voit aller et revenir, les bras chargés de cadeaux, pour donner à chaque dimanche le parfum des pâtisseries.

Elle ne se plaint jamais de son sort. Elle offre sans cesse son existence. Sa vie n’a pas de sens pour elle seule. Elle ne désire que la paix, la réussite pour les autres. Même à l’ingrat ou à l’idiot, elle ne veut pas refuser ses dons.

C’est avec ses yeux qu’elle écoute, elle accueille malheurs et plaintes, et doléances dérisoires qu’elle ne dénigre jamais. Elle se réjouit du très peu, du tout simple, de l’instant doux.

Elle est celle qui accompagne. Elle sait se tapir en chambre d’âme, dans la retraite de l’ennui, si les choses lui sont étrangères. Elle n’a pas le goût des scandales, ni même des revendications.

Elle épaule son petit-enfant, et lorsque celui-ci grandit, elle élève son regard vers lui, comme pour se faire plus petite, se destiner à la politesse, à l’humilité qui admire.

Elle va au-delà de ses goûts, pour donner son amour complet. Elle vint dans un cinéma, juste pour y emmener son petit-fils. Bruits d’épées clinquantes, capes flottantes, l’ennui pour elle sans aucun doute : mais ce petit garçon esbaudi, elle but la merveille par ses yeux. Elle est celle qui comprend la vie par procuration.

Alors l’ombre ne la touche jamais. Le ciel ne grisaille pas devant elle.

De toutes les femmes qui sont mères, elle est celle qui demeure.

Le doigt du Temps ne la gratte pas. Elle ne finit jamais en poudre. Elle est celle qui se tient hors temps, demeurant dans l’exactitude. Exacte et mieux à tout instant : juste et radieuse de bonté. Grand-mère.

Morlaix, 20 décembre 2000





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Créé le 1 mars 2002

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