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de
Michèle Menesclou , sélection mai 2005 

de Boulogne, 

Elle se présente à vous.

Le blues de la caissière du Franprix

C’est samedi soir, il est 19 heures 30, le Franprix va fermer ses portes, les derniers clients se bousculent vers les caisses, le jeune "bobo", sa bouteille de rouge à la main, la mère de famille qui a oublié d’acheter sa brique de lait, un pauvre type dépenaillé qui tient fermement un saucisson d’une main et une boîte de haricots cuisinés de l’autre. Il n’y a plus de « gros caddys », ceux qui sont remplis à ras bord : le caddy de la femme pressée qui fait le plein pour sa semaine. Les attardés, sont ceux qui ont oublié le pain, le morceau de fromage, un dentifrice, une bouteille de « Four roses » (pour oublier) ou les biscuits apéritifs pour les copains qui ont prévenu à la dernière minute de leur venue.

Elle est derrière sa caisse, toute la journée, elle a entendu le « bip » mille fois répété de l’article passé sur le lecteur de codes barres. Sa tête résonne comme une cloche -bip, bip- ses pieds sont gonflés à force d’être restée debout à recharger les rayons, ses yeux sont rouges sous les néons violents du plafonnier, elle en a dit des « bonjour », des « merci », elle en a fait des sourires, elle en a donné des prix, des renseignements sur la provenance des avocats, la contenance des cageots de clémentines... Elle est vidée la caissière, éreintée, elle n’a pas eu le temps de penser aujourd’hui, et c’est tant mieux ! Elle a recommencé des centaines de fois les mêmes gestes mécaniques, son esprit est resté en stand-by, ses yeux ont regardé sans voir, elle a entendu sans vraiment écouter, ses mains ont travaillé pour elle sans rien demander à personne. Ce soir elle est vidée, ce soir elle réalise qu’elle n’a pas pensé de la journée, en retirant sa blouse, pendant que Djamel baisse le rideau de fer dans un bruit d’apocalypse, sa mémoire se remet à fonctionner, son cœur se serre, ses yeux se cernent brutalement, sa bouche pâteuse réussit juste à dire « ‘soir », elle enfile son blouson et déguerpit. Dehors, il fait déjà nuit, elle n’a rien vu de la journée, échappant un instant à ses pensées : « tiens, il a plu », elle se dit. Il faisait déjà nuit quand elle est rentrée dans le magasin ce matin, il était 8 heures. Le temps a défilé sans elle. Elle file comme un bas, d’un pas pressé et s’enfonce dans la bouche du métro, ça sent la pisse, la sueur, les parfums, c’est l’haleine du métro. Ça se bouscule là-dedans, ça se presse, c’est samedi soir, ça rigole, ça se palpe, ça se renifle, ça se regarde dans les portières, ça lit, calé sur les strapontins, ça met les pieds sur les banquettes, ça regarde le plan, ça évalue le nombre de stations qui restent, ça pique les porte-monnaie, ça pique un roupillon, ça fait la manche, ça fait le spectacle, ça joue de la guitare, ça chante : « Les amants de saint jean », et la rame traverse des tunnels obscurs, Dubo, Dubon, Dubonnet… Quand la lumière revient, les portes s’ouvrent et le flux se déverse et un autre paquet d’âmes apparaît. Elle a le blues la caissière du Franprix. Ce soir les métros peuvent bien caramboler, elle s’en fiche, elle a le blues la caissière du Franprix. Elle s’appuie contre le carreau crasseux et se prend à rêver, c’est pas parce qu’on n’en a pas les moyens qu’on ne peut pas rêver. Elle aimerait passer un samedi tout entier, serrée-collée contre son « petit loup », à danser en amoureux devant la fenêtre de sa chambre, au dernier étage de l’immeuble miteux dans lequel elle loge. Alors, le ciel serait bleu comme sous les tropiques, le plafonnier serait leur soleil, elle enverrait bouler la caisse, les étiquettes et le tapis roulant où se déverse toute cette nourriture qui lui file la nausée. Tout nus, ils se rouleraient sur le tapis turc et s’aimeraient tout le samedi.

Mais voilà, elle a le blues ce soir la petite caissière du Franprix ce soir et tous les autres soirs puisqu’il n’est plus là.



      

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Créé le 1 mars 2002

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