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Patrick Joquel sélection décembre 2006 Il
se présente à
vous.
« Non, je n'irai pas ! » Bertrand frappa la table de ses deux
poings puis se tourna vers le hublot. De lointaines étoiles palpitaient.
Habituellement, il aimait regarder leur pur scintillement ; mais là,
avec le Vieux dans son dos, ses pensées s'étranglaient de fureurs
mal contenues. Il n'était pas question qu'il accepte au nom de l'Infini
sait quelle tradition, de passer vingt quatre heures standard dans l'espace
avec pour seule protection un scaphandre d'intervention.
Il se retourna vers le Commandant.
L'homme a toujours cherché
à donner ainsi du sens à ses jours, n'est-ce pas ? Celle-ci
date du Commandant Martial. Je ne fais que la suivre.
- Mon travail ici, Commandant, n'est pas de jouer aux oiseaux, ni de servir de cible aux météorites qui passent, mais de cuisiner les repas du personnel. Je n'ai jamais été voleter dans l'espace, et je n'ai nulle envie de commencer. Et surtout pas contre mon gré. - Je ne souhaite pas vous y obliger. Ce n'est qu'une tradition. Mais l'équipage attend cette journée avec une heureuse impatience, en particulier ceux qui ne connaîtront jamais à cause de leurs fonctions le plaisir étrange de se retrouver seul, comme vous, face à face avec l'immensité. - Je leur cède bien volontiers ma place. - Le
vingt cinq décembre est un jour ordinaire pour moi. Il y a belle lurette
que je ne fête plus mon anniversaire. Gâteaux, cadeaux, merci bien, il n'y a pas de quoi être fier de vivre et de vieillir.
- Je vois… Figurez vous qu'il y a bien longtemps le vingt cinq décembre sur terre était un jour extraordinaire. « Le jour de l'année, me racontait ma grand-mère quand j'étais petit. On décorait alors la maison avec un arbre, et l'arbre avec des papiers dorés ou argentés, des lumières clignotantes… On préparait de somptueux repas pour se retrouver ensemble, en famille ou entre amis… Et pendant la nuit, pendant que tout le monde dormait, un personnage étrange vêtu de rouge paraît-il, passait dans les maisons et déposait des paquets dans les souliers des enfants… On l'appelait le Père Noël… ». Personnellement, je n'ai pas connu cela, ma grand-mère peut-être ; je n'ai jamais su au juste… Mais il me semble que le Commandant Martial connaissait la légende, lui aussi, et qu'à sa manière il a voulu la perpétuer. - Fariboles que tout cela. Je n'en ai jamais entendu parler.
Vous souffrez de décalage temporel mon Commandant, avec le respect que je vous dois. - Il est vrai que grâce à mes nombreux voyages spatiaux en hibernation, j'ai quelques siècles de plus que vous jeune homme… Cela explique sans doute le fait que vous n'ayez jamais entendu parler de Noël… Quelle tristesse, un monde où tous les jours se ressemblent… Cependant, ici, et depuis que la station existe, le vingt cinq décembre a toujours été un jour différent des autres. Le Commandant Martial a instauré cela voici un peu plus de deux siècles standard maintenant. - Jusque là, je veux bien. S'il s'agit de cuisiner pour l'équipage un repas hors du commun, je peux me débrouiller. Mais sortir dehors. Non. D'abord, j'ai peur. Ensuite, pourquoi moi ?
- J'ai déjà répondu à votre deuxième question : parce que vous êtes né un vingt cinq décembre. Le Commandant Martial avait proposé cette faveur - Pour une faveur - Ne me coupez pas la parole ! cette faveur donc, à un jeune technicien
né un vingt cinq décembre. Depuis, la tradition est née.
Chaque fois que la station héberge une personne née ce jour
là, elle l'envoie dans l'espace avec un scaphandre rouge.
- En fait vous voulez que je joue à votre Père Noël… - Oui. Mais ne vous inquiétez pas pour votre solde, les cadeaux et le repas sont offerts par moi-même. - Et pendant que je tremblerai toutes ces heures dans mon déguisement les gens s'amuseront et se moqueront de moi. - Pas du tout. Nous vous attendrons pour commencer les réjouissances. Pendant le temps que vous serez dehors, satellisé autour de la station, ici, ce sera grand repos. Chacun se retirera dans sa cabine et beaucoup regarderont par leur hublot. Il y a quelque chose de, comment dire, de magique à voir glisser un homme en rouge dans l'espace… D'autant plus que c'est très rare. Depuis que je suis ici, ce sera la troisième fois que nous avons cette chance. - Pour une chance, ce n'est pas la mienne. Mais ai-je vraiment le choix de refuser Commandant ? - Oui. Réfléchissez jusqu'à demain. Il accepta à cause de cette liberté. Bertrand tournait autour de la station
bien au chaud d'un scaphandre rouge. Tout autour de lui palpitaient les étoiles.
« La respiration du cosmos, pensait-il. Je flotte dans le souffle de
la lumière, dans la pulsation de la création. Jamais je n'ai
su comme aujourd'hui à quel point je suis vivant. Le monde, aussi
immense soit-il, m'accueille et me caresse de son mystère. Je suis
moi-même mystère en son mystère, petit mais unique au
même titre que le soleil… ».
Et pendant qu'il méditait ainsi, le Commandant derrière son hublot le contemplait d'un regard un peu flou : des larmes hésitantes embuaient ses yeux ; il tenait dans ses mains une vieille peluche, celle qu'il emportait avec lui dans ses sommeils cryogéniques… Celle qui lui venait de sa grand-mère… Une peluche de Noël… Il avait cinq ans…
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Créé le 1 mars 2002
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