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il se présente à vous.
Quand est-ce que la rupture survient ? Quand ? Tu te réveilles un jour et c'est un jour comme les autres, tout à fait banal, ordinaire et soudain, alors que ton esprit est préoccupé par le sordide du quotidien, tu te vois dans un miroir, c'est un geste tellement habituel que tu n'y penses même pas et c'est dans un premier temps flou, pratiquement indéfinissable, tu ne fais à vrai dire que t'entrevoir mais, ensuite, avec férocité presque, tu t'arrêtes et tu t'observes longuement et tu comprends que tu ne te reconnais pas, si bien sûr que tu te reconnais, c'est bien toi, ça ne peut être que toi mais en même temps tu ne te reconnais pas, plus, tu n'es plus la même personne, tu es devenue autre, tu es une autre, une femme au visage pâteux, cerné de rides, parchemin usé, une femme au corps accablé et lourd, surtout lourd, matière grasse, épaisse qui s'accumule, s'entasse, s'amasse, qui ensevelit ta peau, qui distend ton ventre, tes hanches, ton cou, une femme fatiguée, désaxée et tu te dis que tu es affreuse, que ce n'est pas toi, ça ne peut pas être toi, pas cette femme là, femme qui a raté sa vie, femme qui a raté ses rêves mais ton corps est là, est bien là, impérieux et despotique, comme une preuve incontestable, incontestée, qui te répète, t'assène ce qu'il est et ce qu'il sera, vérité simple, toute simple, trop simple, et alors avec des mains hésitantes mais curieuses, tu te palpes et tu découvres une chair bouffie qui s'étend, se prolonge, indéfiniment, une chair qui exulte de tant de grossièreté, qui n'admet ni pudeur, ni décence, et tu découvres un visage laid, tu te sais désormais laide, méchamment laide et tu ne séduiras plus, tu n'inspireras plus jamais le désir, tu ne sentiras plus jamais le désir d'un homme t'effleurer, t'envoûter et tu as envie de crier, de hurler, ça fait si longtemps que tu ne l'as pas fait, un cri pour dire toute ta rancœur, ton dégoût, un cri pour dire que tu n'en peux plus, pour dire que tu ne veux pas de ce corps, un cri parce que ce corps t'a fait jouir, ce corps a exercé ta liberté, ce corps a enfanté, un cri parce que tu es en réduit à n'être que ça, corps dépravé, corps maladif, corps haineux, corps objet de haine. Mais tu te tais. Une fois encore. Et c'est ainsi que la chute commence. Et tu te souviens. Il y a des choses qui ne sont pas bonnes à dire, qu'il faut consigner dans des carnets, puis détruire, brûler, il y a des choses qui sont peu recommandables, peu aimables, comme l'histoire du corps d'une femme, toi, histoire de ses plaisirs, corps qui n'a observé aucune abstinence, aucun remords et corps livré à un homme, homme que tu as aimé, adoré, comme une louve, comme une bête sauvage, homme qui a défié toutes les sommations que l'île profère et homme qui t'a ordonnée la possibilité d'un ailleurs. Mais il y a des choses qui ne sont bonnes à dire. Et tu te souviens. Il y a d'abord cette attente, insoutenable mais nécessaire, jouissance d'avant la jouissance, et ton corps te berce, imagine ce qui adviendra tout à l'heure et toutes tes sèves gonflent tes veines, se hissent jusqu'à ton cœur, jusqu'à ton cerveau, t'inondent, et tu n'en peux plus, d'espérer, et il vient, quels sont mots que tu lui as dit avant, est-ce que tu lui as dit que tu l'aimes, est-ce que tu lui as dit qu'il est inscrit dans chacun de tes instants, mais qu'importe les mots, ici, on s'en fout de parler, d'écouter, on obéit à la grammaire du désir, il te réclame l'obscurité mais tu lui offres la lumière, tu allumes, tu l'allumes, tu t'ouvres à lui, comme une plante vénéneuse, tu ne te reconnais plus de limites, tu n'es plus un nom, un prénom, tu es dans ce rythme, dans cette cadence, illisible pour celui qui n'aime pas et parole sacrée pour celui qui survit d'amour, tu interromps la séquence des doutes, des interrogations, des choses à faire, des exercices à accomplir, il réclame la parole mais tu lui apprends le silence, que faire des mots, sinon ressasser ce qui ne peut être dit, que faire des mots sinon abîmer, déformer ce qui ne peut être dit, qu'en faire, ils sont inutiles, superficiels, et il t'enserre et il est désert ou hiver ou savane ou jungle, mais tu ne sais plus, c'est un souffle lancinant qui te fait vaciller et qui t'incinère, et sa bouche se met à te dévorer et tu es une î le, non un univers qu'il engendre, il engendre des soleils qui se consument depuis l'aube des temps, il engendrent des lunes qui tracent des filets de sang dans les mers, il engendre des étoiles qui revendiquent la maternité de tes délires, et ses mains te sculptent, tu es glaise entre ses doigts, il te métamorphose incessamment, tu es idole qu'il vénère, tu es chapelet qu'il égrène, tu es arbre aux racines plantées dans son désir, et tu sens alors toute sa vulnérabilité, cette vulnérabilité d'homme et tu comprends qu'il est un enfant, un enfant égaré, un enfant qui se dit fort mais qui ne sait rien, un enfant qui se bat mais qui est faible, et tu veux le guérir et le protéger, et tu veux l'aimer et le défendre, comme une guerrière, comme une amante, comme une mère, l'enfouir dans ta chevelure, noir océan qui cicatrise toutes les blessures, celles d'avant et celles d'après, et tu comprends alors qu'il est en toi, qu'il est bien plus qu'en toi, qu'il est toi, toi, tu comprends qu'il n'y a nul lieu que ce lieu, qu'il n'y a rien d'autre, qu'il ne peut y avoir rien d'autre, et tu accapares le plaisir, tu le saisis, tu l'enchaînes, qu'il dure longtemps, qu'il dure longtemps encore, qu'il dure jusqu'à la fin des temps, de tous les temps. Et après ton sommeil est si doux que tu entends dans tes rêves la rumeur de ses lèvres sur ta peau. Et puis un jour il est parti. Il t'a dit qu'il n'en pouvait plus. Que ses parents en faisaient trop. Qu'ils ne voudraient jamais d'une fille comme toi, d'une autre communauté. Il est retourné à Maurice. Il a épousé une fille bien comme il faut. Tu l'as croisé, un jour, dans la rue mais il ne t'a pas vue. Il ne t'a sans doute pas reconnue. Tu t'es mariée aussi. Avec un garçon tout à fait convenable. Il avait fait de bonnes études et il avait un bon boulot. C'était un garçon poli. Il retournait à la maison à dix-sept heures pile. Il t'aidait à faire le ménage. Il faisait aussi la vaisselle. Il regardait son équipe préféré, Manchester, à la télé le samedi. Le dimanche il t'emmenait déjeuner chez sa mère. On discourait sur le temps et les recettes de cuisine. Le soir, il te faisait l'amour avec douceur. Sans trop y croire mais c'était son devoir. Il utilisait un préservatif car c'était, à son avis, plus adéquat que la pilule. Il parlait essentiellement d'argent. Il économisait pour acheter une maison. Notre maison. Il parlait souvent des fluctuations du taux d'intérêt. Il était passionnant. C'était hier et il est temps de t'arrêter. Tu dois retourner dans ta chambre. Ils ont peur que tu ne brutalises à nouveau ton corps. Ou ceux des autres. Avec une fourchette ou un couteau. Ils prétendent que tu es folle. Les experts. Les psychiatres. Mais tu ne l'es pas. Et vous le savez. *** ->
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Créé le 1 mars 2002
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