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Novembre-décembre 2022

 

 

Alice Bernat

 

Les immigrés

 

 

Sculpture (bronze) de Bruno Catalano, Marseille.

 

 

Lorsque le téléphone a sonné, j’étais devant mes feuilles remplies de ratures : j’essayai, une fois de plus, de terminer un article pour mon journal. Un article sur les immigrés.

Quelques jours auparavant, le directeur de rédaction m’avait interpellé :

« Almazor, c’est pour toi ce sujet, toi qui a vécu l’immigration de tes parents ».

« Et de mes grands-parents » ai-je ajouté, en pensant à la voix rocailleuse de ma grand-mère, à ses mots espagnols mélangés à quelques mots de français, mal prononcés, mal compris.

Ils étaient arrivés en France fuyant Franco, avec juste une valise chacun, et nous deux, mon frère et moi, dans leurs jambes. Puis le camp de Rivesaltes, puis la volonté de mon père de remuer ciel et terre, de chercher et enfin de trouver un emploi dans une boulangerie.

Lever 3 h du matin, samedi et dimanche compris : Toute sa vie en France.

Bien sûr, il y avait l’histoire de ma famille mais chaque migration a sa différence.

Les discussions se multipliaient autour de moi : le sujet était sensible.

Et je peinais à produire des mots appropriés, à éviter les banalités, les redites. Je patinais.

Aussi, lorsque Michael m’a appelé pour me proposer une balade à Marseille, j’ai aussitôt acquiescé avec plaisir. Cela me sortirait de mon papier inabouti et de mes phrases raturées.

Il faisait beau, on pourrait faire une sortie en mer. Son vieux bateau n’avait pas bougé de l’hiver et il avait hâte de le retrouver.

Mais lorsque nous sommes arrivés sur le Vieux Port, le mistral s’était levé. Tous les drapeaux étaient au rouge.

Nous nous sommes engouffrés dans les petites rues voisines, espérant trouver une table de restaurant à l’abri du vent.

Et à un carrefour, devant nous, elle était là, évidente, la sculpture de l’émigration : un homme, debout, en marche, mais coupé en deux par un vide laissé entre les deux parties de son corps, vide partiellement comblé par un bagage tenu à bout de bras. La tête, le buste, les bras n’étaient reliés aux jambes que par ce seul bagage.

Un peu plus loin, trois autres sculptures de même facture étaient disposées en file d’attente, l’une derrière l’autre.

Le lendemain matin, en arrivant au bureau, j’ai tendu au directeur l’article que j’avais écrit dans la nuit. Il était largement illustré par les photos des sculptures de Bruno Catalano exposées sur la place de la mairie. Qui faisaient surgir en écho toutes les traces laissées sur les pavés de Marseille.

 

©Alice Bernat

 

 

Pour faire connaissance avec le sculpteur Bruno Catalano, voir son site, ainsi que l’article de Zoé Colin-Ninat : Des voyageurs qui disparaissent, sculptures surréalistes de Bruno Catalano (27 mars 2020).

 



Alice Bernat

Novembre-décembre 2022

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002