Lorsque le téléphone a sonné,
j’étais devant mes feuilles remplies de ratures : j’essayai, une fois de plus,
de terminer un article pour mon journal. Un article sur les immigrés.
Quelques jours auparavant, le
directeur de rédaction m’avait interpellé :
« Almazor, c’est pour toi ce
sujet, toi qui a vécu l’immigration de tes parents ».
« Et de mes grands-parents » ai-je
ajouté, en pensant à la voix rocailleuse de ma grand-mère, à ses mots
espagnols mélangés à quelques mots de français, mal prononcés, mal compris.
Ils étaient arrivés en France
fuyant Franco, avec juste une valise chacun, et nous deux, mon frère et
moi, dans leurs jambes. Puis le camp de Rivesaltes, puis la volonté de mon
père de remuer ciel et terre, de chercher et enfin de trouver un emploi
dans une boulangerie.
Lever 3 h du matin, samedi et
dimanche compris : Toute sa vie en France.
Bien sûr, il y avait l’histoire de
ma famille mais chaque migration a sa différence.
Les discussions se multipliaient
autour de moi : le sujet était sensible.
Et je peinais à produire des mots
appropriés, à éviter les banalités, les redites. Je patinais.
Aussi, lorsque Michael m’a appelé
pour me proposer une balade à Marseille, j’ai aussitôt acquiescé avec
plaisir. Cela me sortirait de mon papier inabouti et de mes phrases
raturées.
Il faisait beau, on pourrait faire
une sortie en mer. Son vieux bateau n’avait pas bougé de l’hiver et il
avait hâte de le retrouver.
Mais lorsque nous
sommes arrivés sur le Vieux Port, le mistral s’était levé. Tous les
drapeaux étaient au rouge.
Nous nous sommes engouffrés dans
les petites rues voisines, espérant trouver une table de restaurant à
l’abri du vent.
Et à un carrefour, devant nous,
elle était là, évidente, la sculpture de l’émigration : un homme, debout,
en marche, mais coupé en deux par un vide laissé entre les deux parties de
son corps, vide partiellement comblé par un bagage tenu à bout de bras. La
tête, le buste, les bras n’étaient reliés aux jambes que par ce seul
bagage.
Un peu plus loin, trois autres
sculptures de même facture étaient disposées en file d’attente, l’une
derrière l’autre.
Le
lendemain matin, en arrivant au bureau, j’ai tendu au directeur l’article
que j’avais écrit dans la nuit. Il était largement illustré par les photos
des sculptures de Bruno Catalano exposées sur la place de la mairie. Qui
faisaient surgir en écho toutes les traces laissées sur les pavés de
Marseille.
©Alice
Bernat
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