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Janvier-février 2022

 

 

 

Deux nouvelles d’Alice Bernat

 

 

La lettre

 

Été comme hiver, chaque jour, elle venait s’asseoir, bien droite, sur le bloc de pierre à l’entrée du chemin. Elle ramassait ses jupes autour de ses jambes, resserrait son fichu autour de sa poitrine et ne bougeait plus : elle attendait. Parfois cinq minutes, parfois une heure, parfois plus, selon les aléas des rencontres et des livraisons du facteur.

C’était le même facteur qui, autrefois durant la guerre, apportait toutes les nouvelles : celles des journaux qu’elle lisait avidement mais aussi –parfois- celles de ses fils. Elle avait eu huit enfants dont sept garçons et quatre d’entre eux étaient sur le front de l’Est.

Le village n’était pas bien grand mais la guerre avait dispersé les familles nombreuses aux quatre coins de l’hexagone et le facteur avait alors la lourde tâche de délivrer les nouvelles des fils partis au combat. Aussi, en remettant chaque lettre à son destinataire, il ne manquait jamais d’ajouter un mot, une phrase, et prenait parfois le temps de commenter les derniers événements.

Pendant tout le temps de la guerre, elle a lu le journal – chaque jour – y guettant le moindre signe d’espoir. Que tout cela cesse, que ses fils reviennent, que la vie à la ferme reprenne son cours.

Quand enfin une lettre arrivait, elle esquissait un sourire, vite effacé par le doute : la lettre avait été écrite plusieurs jours auparavant et ne concernait qu’un des fils. Et aussitôt la lettre lue et relue, la question revenait et l’angoisse avec « Et en ce moment ?  Et les trois autres ? »

Ainsi, chaque matin pendant des mois et des mois, elle est restée là, immobile, assise sur la pierre à l’entrée du chemin. Puis un jour, elle s’est mise à parler toute seule : au président français, aux Allemands, et bien sûr à chacun de ses fils.

Et les jours où il n’y avait pas de lettre, elle a commencé à refuser de bouger, de rentrer à la ferme : elle disait que le facteur avait du retard ou qu’il avait oublié de lui donner les lettres et qu’il allait s’en apercevoir.

Désormais les enfants du village la traitaient de folle et les adultes, en la croisant, baissaient les yeux devant trop de douleur. En essayant de ne pas entendre les prénoms des quatre fils qu’elle égrenait dans des monologues sans fin.

La lettre de l’armée a bien fini par arriver. Ce jour-là, la tournée du facteur s’est allongée d’un grand détour : C’est la fille de la vieille dame qui l’a ouverte.

Avec mille précautions, on a essayé d’apprendre la nouvelle à la mère : elle semblait comprendre, pleurait un peu, puis partait au bout du chemin pour attendre le facteur.

Les trois autres fils ont fini par revenir, malades, épuisés mais vivants.

Elle leur a tendu les bras, les a embrassés.

Mais dès le lendemain, elle s’est à nouveau assise sur la pierre du bout du chemin et a attendu…

Et pendant dix ans, jusqu’à sa mort, elle n’a jamais manqué le rendez-vous du facteur chaque matin. 

Témoin irréductible de la folie des hommes.

 

Monument aux morts de Gueret. Sculpteur : Coutheillas (1923).

 

*** 

 

L’arc-en-ciel

 

Je l’avais rencontré par hasard, le dernier jour d’une exposition de ses tableaux dans une galerie de la ville.

L’expo allait fermer et il allait falloir décrocher le lendemain.

Tout ce qu’il avait soigneusement mis en place.

Pour refléter, pour dialoguer, pour étonner.

Il y avait eu du passage, des gens plus ou moins intéressés, mais aucun coup de cœur, aucune retombée ni dans la presse ni chez les visiteurs.

Le temps, l’énergie, la soif de rencontres, il avait peur désormais que tout cela n’ait servi à rien. Et que rien de ce qu’il avait créé n’ait réussi à refléter, dialoguer, étonner.

Il se retrouvait seul face à ses tableaux qu’il avait peints pour d’autres.

Certains membres de l’atelier de peinture qu’il coanimait n’étaient même pas venus.

Et dans la galerie devenue quasi déserte il n’y avait désormais plus la place que pour le doute.

Le propriétaire de la galerie a essayé de trouver quelques mots évidemment impuissants à remonter le temps, à faire de l’expo une réussite, à recréer l’illusion de la rencontre avec le public.

Le peintre est parti sous l’orage pour regagner son atelier : la pluie sur les vitres, la maison vide, les pinceaux les couleurs devenues inutiles devant une table et une chaise abandonnée. La nausée devant le vide …

Vide. Le mot tournait, prenait toute la place, remplissait le silence.

Il s’est assis, les mains sur ses genoux. Pendant des minutes… des heures ? Le regard fixé sur ses doigts inertes, inefficaces.

Quand la pluie s’est arrêtée, les lumières d’un arc en ciel se sont faufilées dans la pièce, ont effleuré ses mains.

Lentement elles ont bougé vers un pinceau, une couleur, un support, et elles ont commencé à tracer des lignes.

Il m’a dit plus tard qu’il avait eu l’impression d’être passif, presque absent, simplement entrainé, qu’il s’était contenté de les suivre…

Un an après, dans la même galerie, il est revenu accrocher des tableaux. Sur les affiches qui annonçaient l’exposition, le mot « Arc-en-Ciel » se déclinait à l'infini. En lettres dansantes de toutes les couleurs.

 

©Alice Bernat

 



Alice Bernat

Janvier-février 2022

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002