La lettre
Été comme hiver, chaque jour, elle venait
s’asseoir, bien droite, sur le bloc de pierre à l’entrée du chemin. Elle
ramassait ses jupes autour de ses jambes, resserrait son fichu autour de sa
poitrine et ne bougeait plus : elle attendait. Parfois cinq minutes,
parfois une heure, parfois plus, selon les aléas des rencontres et des
livraisons du facteur.
C’était le même facteur qui,
autrefois durant la guerre, apportait toutes les nouvelles : celles des
journaux qu’elle lisait avidement mais aussi –parfois- celles de ses fils.
Elle avait eu huit enfants dont sept garçons et quatre d’entre eux étaient
sur le front de l’Est.
Le village n’était pas bien grand mais
la guerre avait dispersé les familles nombreuses aux quatre coins de
l’hexagone et le facteur avait alors la lourde tâche de délivrer les
nouvelles des fils partis au combat. Aussi, en remettant chaque lettre à
son destinataire, il ne manquait jamais d’ajouter un mot, une phrase, et
prenait parfois le temps de commenter les derniers événements.
Pendant tout le temps de la guerre,
elle a lu le journal – chaque jour – y guettant le moindre signe d’espoir.
Que tout cela cesse, que ses fils reviennent, que la vie à la ferme
reprenne son cours.
Quand enfin une lettre arrivait, elle
esquissait un sourire, vite effacé par le doute : la lettre avait été
écrite plusieurs jours auparavant et ne concernait qu’un des fils. Et
aussitôt la lettre lue et relue, la question revenait et l’angoisse avec
« Et en ce moment ? Et les
trois autres ? »
Ainsi, chaque matin pendant des mois
et des mois, elle est restée là, immobile, assise sur la pierre à l’entrée
du chemin. Puis un jour, elle s’est mise à parler toute seule : au
président français, aux Allemands, et bien sûr à chacun de ses fils.
Et les jours où il n’y avait pas de
lettre, elle a commencé à refuser de bouger, de rentrer à la ferme :
elle disait que le facteur avait du retard ou qu’il avait oublié de lui
donner les lettres et qu’il allait s’en apercevoir.
Désormais les enfants du village la
traitaient de folle et les adultes, en la croisant, baissaient les yeux
devant trop de douleur. En essayant de ne pas entendre les prénoms des
quatre fils qu’elle égrenait dans des monologues sans fin.
La lettre de l’armée a bien fini par
arriver. Ce jour-là, la tournée du facteur s’est allongée d’un grand
détour : C’est la fille de la vieille dame qui l’a ouverte.
Avec mille précautions, on a essayé
d’apprendre la nouvelle à la mère : elle semblait comprendre, pleurait
un peu, puis partait au bout du chemin pour attendre le facteur.
Les trois autres fils ont fini par
revenir, malades, épuisés mais vivants.
Elle leur a tendu les bras, les a
embrassés.
Mais dès le lendemain, elle s’est à
nouveau assise sur la pierre du bout du chemin et a attendu…
Et pendant dix ans, jusqu’à sa mort,
elle n’a jamais manqué le rendez-vous du facteur chaque matin.
Témoin
irréductible de la folie des hommes.

Monument aux morts de Gueret. Sculpteur :
Coutheillas (1923).
***
L’arc-en-ciel
Je
l’avais rencontré par hasard, le dernier jour d’une exposition de ses
tableaux dans une galerie de la ville.
L’expo
allait fermer et il allait falloir décrocher le lendemain.
Tout
ce qu’il avait soigneusement mis en place.
Pour
refléter, pour dialoguer, pour étonner.
Il y
avait eu du passage, des gens plus ou moins intéressés, mais aucun coup de cœur,
aucune retombée ni dans la presse ni chez les visiteurs.
Le
temps, l’énergie, la soif de rencontres, il avait peur désormais que tout cela
n’ait servi à rien. Et que rien de ce qu’il avait créé n’ait réussi à
refléter, dialoguer, étonner.
Il se
retrouvait seul face à ses tableaux qu’il avait peints pour d’autres.
Certains
membres de l’atelier de peinture qu’il coanimait n’étaient même pas venus.
Et
dans la galerie devenue quasi déserte il n’y avait désormais plus la place
que pour le doute.
Le
propriétaire de la galerie a essayé de trouver quelques mots évidemment impuissants
à remonter le temps,
à faire de l’expo une réussite, à recréer l’illusion de la rencontre avec
le public.
Le
peintre est parti sous l’orage pour regagner son atelier : la pluie sur les
vitres, la maison vide, les pinceaux les couleurs devenues inutiles devant
une table et une chaise abandonnée. La nausée devant le vide …
Vide.
Le mot tournait, prenait toute la place, remplissait le silence.
Il
s’est assis, les mains sur ses genoux. Pendant des minutes… des heures ? Le
regard fixé sur ses doigts inertes, inefficaces.
Quand
la pluie s’est arrêtée, les lumières d’un arc en ciel se sont faufilées
dans la pièce, ont effleuré ses mains.
Lentement
elles ont bougé vers un pinceau, une couleur, un support, et elles ont
commencé à tracer des lignes.
Il
m’a dit plus tard qu’il avait eu l’impression d’être passif, presque
absent, simplement entrainé, qu’il s’était contenté de les suivre…
Un an après, dans la même galerie, il
est revenu accrocher des tableaux. Sur les affiches qui annonçaient l’exposition,
le mot « Arc-en-Ciel »
se déclinait à l'infini. En lettres dansantes de toutes les couleurs.
©Alice
Bernat
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