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Mai-Juin 2021

 

 

 

Deux nouvelles d’Alice Bernat

 

Comme un rêve de pierre…

« Cette petite est jolie comme un cœur ». Comme une antienne reprise par le chœur des grandes mères et de tout le voisinage, la phrase avait accompagné l’enfance de Chloé.

Elle était jolie comme un cœur. L’affirmation ne soulevait aucune contestation, l’affaire était entendue et, cent fois répétée, admise par tous. L’évidence allait de soi.

Chloé eut un jour l’occasion d’apercevoir, dans un livre d’anatomie, des planches représentant un cœur humain et l’image ne lui fut pas très agréable. L’ombre du doute se glissa ce jour-là, entre les deux ventricules.

Mais Chloé se dit vite que bien peu de ses contemporains ne se souviennent de la précision des planches d’anatomie étudiées à l’école : les nervures sanguinolentes, la masse gélatineuse.  Chacun oublie très vite ce cœur là au profit de celui, épuré, qui s’étale le jour de la Saint Valentin à la devanture des fleuristes.  Cette pensée lui parut pertinente et elle referma avec soin le livre rempli de cœurs sanguinolents.

Lorsque Chloé eut quinze ans, les garçons arrivèrent vers elle en rangs serrés. Aucun ne lui dit qu’elle était jolie comme un cœur car bien peu d’entre eux ne parlaient, trop occupés à suivre le parcours de leurs mains et de leur bouche sur le corps de Chloé.

Chloé ne permettait alors que des effleurements. Elle avait de tout temps connu les gestes furtifs sur sa joue, ses cheveux, ses épaules…il n’y avait que le cousin Alfred dont la main s’était parfois égarée un peu plus bas. Chloé n’en avait guère été affectée : le geste n’avait fait qu’effleurer.

Quelques années plus tard, les garçons de l’adolescence s’essayaient avec plus ou moins de réussite à l’audace du cousin Alfred.

 

Chloé eut dix-huit ans, elle était toujours jolie comme un cœur, parlait désormais plusieurs langues, chantait juste et dansait avec grâce.

On annonça bientôt son mariage avec un étudiant en architecture. Elle imaginait trois enfants blonds dans une grande maison que l’architecte sur le champ entreprit de dessiner.

Ce fut par un après-midi ensoleillé, à la terrasse d’un bar, qu’un ami commun lui présenta Hugo :

« Vous ressemblez à…une icône…russe ».

Chloé avait toujours été accommodante : passer d’un cœur à une icône russe ne la dérangeait pas ; elle connaissait très vaguement l’histoire mouvementée de la Russie et de ses icones multicolores.

Hugo ajouta qu’il était peintre et, avant de s’en aller, lui demanda si elle voulait bien poser pour lui.

Elle accepta tout de suite et, dés la première séance de pose, se déshabilla sans gêne ni difficulté. Chloé avait un corps lisse, chaque jour affiné par les regards et les gestes des autres.

Ce fut alors au tour d’un pinceau de glisser sur les lignes de son corps.

Elle venait plusieurs fois par semaine à l’atelier, s’asseyait sur le tabouret, ne bougeait plus, ne parlait plus.

Hugo s’arrêtait parfois de peindre pour la fixer puis recommençait à travailler – parfois avec nervosité – il ne pouvait alors s’empêcher de rejeter une couleur, un pinceau.

 

Un matin, alors que le soleil inondait l’atelier, Chloé l’entendit murmurer des phrases inachevées, d’où s’échappaient quelques mots : apparence…, décor …

 Chloé leva les yeux vers lui tout en gardant la pose.

« C’est du Baudelaire.  Vous connaissez Baudelaire ? » lui lança Hugo.

« Non, qui est-ce ? »

Hugo marmonna :

« Je suis belle, o mortels, comme un rêve de pierre ».

Chloé lui répondit sur le même ton : « Moi, on me dit belle comme un cœur ».

Hugo la fixa un moment puis reprit ses pinceaux ; et ne dit plus un seul mot durant les séances suivantes.

 

Au bout d’un mois, il déclara que le tableau était terminé, mais qu’il préférait qu’elle le découvre plus tard, lors de l’inauguration dans la galerie où il allait l’exposer.

 

Chloé poursuivit avec son fiancé architecte, la vie sans heurt des amoureux raisonnables. Les jours étaient ordonnés et plaisants. Elle reçut le carton d’invitation de la galerie mais, trop occupée par les préparatifs de mariage, elle oublia bien vite au fond d’une corbeille la date, l’exposition, le tableau, et le peintre.

Ce fut l’architecte qui, en cherchant quelques vieux papiers, fit ressurgir le carton d’invitation le jour même de l’inauguration. Ils n’avaient, pour la soirée à venir, aucun projet et décidèrent alors de se rendre ensemble à la galerie.

À quelques mètres de l’entrée, ils croisèrent un groupe de personnes en train de sortir de l’exposition. L’échange entre eux était vif, et un homme d’un certain âge, hors de lui, lançait des phrases avec véhémence.

Chloé ne perçut que quelques mots de son courroux.

 

En face de la porte d’entrée - personne ne pouvait y échapper - le portrait de Chloé couvrait tout un pan de mur. Le corps élancé de Chloé, la lisse, encore plus épuré que le vrai.

Mais le regard du spectateur ne faisait qu’effleurer la silhouette pour mieux s’accrocher, captivé, aux mouvements des gouttes qui, l’une après l’autre, à intervalle régulier, tombait dans un récipient placé au sol, au pied même du tableau.

En un long suintement venu d’un cœur sanguinolent cloué en lieu et place du visage.

 

La statuette

Le regard de Laura effleura la vitrine, la dépassa puis y revint, entrainant avec quelques secondes de retard, la prise de conscience.

La sculpture était bien là, parmi d’autres objets. Les bruits, les mots qui parasitaient son esprit depuis la sortie de son bureau s’étaient tous évanouis pour laisser place à cette seule certitude : il s’agissait, bien que légèrement modifiée, de la sculpture d’autrefois.

La ville faisait tournoyer, entre les rafales de vent, de violentes lumières qui giflaient l’objet à intervalles réguliers, l’arrachant alors à la demi-obscurité pour tout aussitôt l’y replonger.

Ce n’était pas un temps à mettre un chien dehors, encore moins à musarder le long des vitrines. Et elle était seule parmi les passants à se tenir ainsi immobile au milieu d‘un trottoir.

Un homme distrait la bouscula, avant de se retourner pour marmonner quelques excuses vite effilochées par le brouhaha de la rue. Elle n’avait pas détourné les yeux de la vitrine, juste reculé d’un pas à cause de l’involontaire collision.

 

À l’intérieur, le vendeur était appuyé contre son bureau et alignait des chiffres sur une calculette. Il sentit peut-être la présence de Laura, leva les yeux vers elle et replongea dans ses chiffres. Il se mordillait les lèvres en un geste nerveux.

Laura s’obligea à détailler les autres œuvres d’art exposées dans la vitrine, retardant ainsi le moment de revenir à celle-là. Juste le temps de maitriser la déroute qui l’avait envahie et qui la faisait trembler.

Elle leva les yeux sur un tableau représentant une mamma brésilienne, elle essaya en vain de s’accrocher aux traits ronds du visage, aux couleurs agressives de l’arrière-plan ; elle se replia alors sur une assiette décorée de peintures naïves mais elle eut du mal à en suivre les contours.

La peinture, le vendeur, la rue, la réunion dont elle sortait, l’appartement où on l’attendait, se révélaient autant de barrages dérisoires à ce qui irradiait de l’objet qui l’avait arrêtée.

Et elle ne pouvait qu’essayer de gagner quelques secondes, de reculer le moment où il faudrait bien décider. Non pas de l’ignorer, cela était depuis la première seconde où son regard l’avait croisé hors de sa portée, mais de le prendre dans sa main, de le toucher à nouveau.

 

Elle vit le vendeur toujours au téléphone hocher la tête à plusieurs reprises.

Lorsqu’elle poussa la porte de la boutique, il la salua d'un geste rapide.

En attendant la fin du coup de fil, elle fit le tour du magasin, s’arrêtant devant un objet puis un autre.

« Je peux vous aider ? »

Elle entendit la voix derrière son dos et se retourna. Le vendeur se tenait à quelques mètres d’elle et lui souriait.

« Oui… »

Elle tendit le bras en direction du tableau de la mamma brésilienne.

« Cette sculpture-là, combien ?

Le vendeur avait tourné la tête vers le tableau et essayait de saisir ce qu’il fallait comprendre des mots ou du geste de la main.

« Laquelle ? »

Laura tourna la tête en un geste qui ramena ses cheveux sur le visage.

« Celle-ci là dans la vitrine »

Elle s’appuyait contre un présentoir pour maitriser les vertiges que faisait naître cette statuette en bois, soudain projetée avec violence dans la laborieuse construction de sa nouvelle vie.

Le regard du vendeur allait de Laura à la vitrine. Elle s’efforça de faire quelques pas en alignant des phrases sur les courbes de la statuette, ses liens épurés, l’élégance du travail. Des phrases toutes faites sous pilotage automatique.

Le vendeur la regardait avec attention, intrigué peut-être par sa pâleur ou quelque autre signe indiscret qui s’échappait d’elle, qui lui échappait.

Si bien que c’était lui maintenant qui se trouvait en décalage, qui laissait s’établir un moment de silence après le monologue volubile de Laura.

Il en prit conscience se pencha vers la vitrine.

« Cette statuette ? »

Il souleva l’objet en un geste de la main qui l’enveloppait tout entier.

Laura avança ses doigts, effleura le bois : les lignes avaient été retravaillées encore plus épurées, plus lisses, tendues jusqu’à laisser transparaitre ce dont elles étaient pleines. Une déchirante vérité.

Elle recula.

« D’où vient-elle ? »

« C’est l’œuvre d’Igor S. un sculpteur russe.  Beaucoup de talent… »

Il regardait la statuette comme s’il la découvrait.

« Comment l’avez-vous eu ? » insista t’elle, reposant la même question sous une autre forme.

 

Il leva les yeux vers elle, la fixa pendant un bref moment « Igor S. était un artiste suivi par la galerie où je travaillais auparavant. Le patron croyait beaucoup à ce qu’il faisait ».

« Était ? »

Il hésita.

« Igor S. est mort il y a un an ».

Elle n’avait pas vu venir le coup, ouvrit la bouche pour reprendre un peu d’air.

« Vous connaissiez cette statuette… » Le vendeur avait parlé à mi-voix sur un ton qui était tout sauf interrogatif.

« Pas tout à fait sous cette forme… »

Elle enchaina sur le prix, remplit un chèque, et prit l’objet.

Sur le pas de la porte, elle se retourna :

« Comment est-il mort ? »

« Je ne sais pas… »

Elle sentait sous ses doigts le ventre arrondi de la statuette, souvenir de l’enfant qu’elle n’aurait jamais et qu’Igor lui avait refusé.

 

En sortant de la boutique, l’orage avait envahi la ville. Elle trébucha dans une flaque d’eau et, avant de tomber, eut le temps de penser qu’elle n’allait tout de même pas en perdre l’équilibre.

 

©Alice Bernat

 

 



Alice Bernat

Mai-Juin 2021

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002