La
statuette
Le regard de Laura effleura la vitrine,
la dépassa puis y revint, entrainant avec quelques secondes de retard, la
prise de conscience.
La sculpture était bien là, parmi
d’autres objets. Les bruits, les mots qui parasitaient son esprit depuis la
sortie de son bureau s’étaient tous évanouis pour laisser place à cette
seule certitude : il s’agissait, bien que légèrement modifiée, de la
sculpture d’autrefois.
La ville faisait tournoyer, entre les
rafales de vent, de violentes lumières qui giflaient l’objet à intervalles
réguliers, l’arrachant alors à la demi-obscurité pour tout aussitôt l’y
replonger.
Ce n’était pas un temps à mettre un
chien dehors, encore moins à musarder le long des vitrines. Et elle était
seule parmi les passants à se tenir ainsi immobile au milieu d‘un trottoir.
Un homme distrait la bouscula, avant
de se retourner pour marmonner quelques excuses vite effilochées par le
brouhaha de la rue. Elle n’avait pas détourné les yeux de la vitrine, juste
reculé d’un pas à cause de l’involontaire collision.
À l’intérieur, le vendeur était
appuyé contre son bureau et alignait des chiffres sur une calculette. Il
sentit peut-être la présence de Laura, leva les yeux vers elle et replongea
dans ses chiffres. Il se mordillait les lèvres en un geste nerveux.
Laura s’obligea à détailler les
autres œuvres d’art exposées dans la vitrine, retardant ainsi le moment de
revenir à celle-là. Juste le temps de maitriser la déroute qui l’avait
envahie et qui la faisait trembler.
Elle leva les yeux sur un tableau
représentant une mamma brésilienne, elle essaya en vain de s’accrocher aux
traits ronds du visage, aux couleurs agressives de l’arrière-plan ;
elle se replia alors sur une assiette décorée de peintures naïves mais elle
eut du mal à en suivre les contours.
La peinture, le vendeur, la rue, la
réunion dont elle sortait, l’appartement où on l’attendait, se révélaient
autant de barrages dérisoires à ce qui irradiait de l’objet qui l’avait
arrêtée.
Et elle ne pouvait qu’essayer de
gagner quelques secondes, de reculer le moment où il faudrait bien décider.
Non pas de l’ignorer, cela était depuis la première seconde où son regard
l’avait croisé hors de sa portée, mais de le prendre dans sa main, de le
toucher à nouveau.
Elle vit le vendeur toujours au
téléphone hocher la tête à plusieurs reprises.
Lorsqu’elle poussa la porte de la
boutique, il la salua d'un geste rapide.
En attendant la fin du coup de fil,
elle fit le tour du magasin, s’arrêtant devant un objet puis un autre.
« Je peux vous
aider ? »
Elle entendit la voix derrière son
dos et se retourna. Le vendeur se tenait à quelques mètres d’elle et lui
souriait.
« Oui… »
Elle tendit le bras en direction du
tableau de la mamma brésilienne.
« Cette sculpture-là,
combien ?
Le vendeur avait tourné la tête vers
le tableau et essayait de saisir ce qu’il fallait comprendre des mots ou du
geste de la main.
« Laquelle ? »
Laura tourna la tête en un geste qui
ramena ses cheveux sur le visage.
« Celle-ci là dans la
vitrine »
Elle s’appuyait contre un présentoir
pour maitriser les vertiges que faisait naître cette statuette en bois,
soudain projetée avec violence dans la laborieuse construction de sa
nouvelle vie.
Le regard du vendeur allait de Laura
à la vitrine. Elle s’efforça de faire quelques pas en alignant des phrases
sur les courbes de la statuette, ses liens épurés, l’élégance du travail.
Des phrases toutes faites sous pilotage automatique.
Le vendeur la regardait avec
attention, intrigué peut-être par sa pâleur ou quelque autre signe
indiscret qui s’échappait d’elle, qui lui échappait.
Si bien que c’était lui maintenant
qui se trouvait en décalage, qui laissait s’établir un moment de silence
après le monologue volubile de Laura.
Il en prit conscience se pencha vers
la vitrine.
« Cette statuette ? »
Il souleva l’objet en un geste de la
main qui l’enveloppait tout entier.
Laura avança ses doigts, effleura le
bois : les lignes avaient été retravaillées encore plus épurées, plus
lisses, tendues jusqu’à laisser transparaitre ce dont elles étaient
pleines. Une déchirante vérité.
Elle recula.
« D’où vient-elle ? »
« C’est l’œuvre d’Igor S. un
sculpteur russe. Beaucoup de
talent… »
Il regardait la statuette comme s’il
la découvrait.
« Comment l’avez-vous
eu ? » insista t’elle, reposant la même question sous une autre
forme.
Il leva les yeux vers elle, la fixa
pendant un bref moment « Igor S. était un artiste suivi par la galerie
où je travaillais auparavant. Le patron croyait beaucoup à ce qu’il
faisait ».
« Était ? »
Il hésita.
« Igor S. est mort il y a un
an ».
Elle n’avait pas vu venir le coup,
ouvrit la bouche pour reprendre un peu d’air.
« Vous connaissiez cette
statuette… » Le vendeur avait parlé à mi-voix sur un ton qui était
tout sauf interrogatif.
« Pas tout à fait sous cette
forme… »
Elle enchaina sur le prix, remplit un
chèque, et prit l’objet.
Sur le pas de la porte, elle se
retourna :
« Comment est-il
mort ? »
« Je ne sais pas… »
Elle sentait sous ses doigts le
ventre arrondi de la statuette, souvenir de l’enfant qu’elle n’aurait
jamais et qu’Igor lui avait refusé.
En sortant de la boutique, l’orage
avait envahi la ville. Elle trébucha dans une flaque d’eau et, avant de
tomber, eut le temps de penser qu’elle n’allait tout de même pas en perdre
l’équilibre.
©Alice
Bernat
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