ROMAN - NOUVELLE
À SUIVRE...

 

 

suivre la prose d'un auteur

ACCUEIL

Archives : Suivre un auteur

 

Mai-juin 2022

 

 

Trois nouvelles d’Alice Bernat

 

 

 

Le rendez-vous

 

Elle avait une chance sur deux ? sur trois ?

Autrefois elle aurait joué cela à cloche-pied : droit, gauche, jusqu’au prochain feu, jusqu’à la prochaine rue.

Mais, ici, ce jour-là, elle était vraiment lasse : elle avait l’impression que les ressorts de sa vie se détendaient, peu à peu… : en fonction de l’histoire, de la saison. Il y avait eu beaucoup d’histoires, beaucoup de saisons, et maintenant sous ce ciel d’un bleu écrasant, se jouait une autre partie de son histoire. La suite ?

Pourrait-elle enchaîner ? Des morts, des ruptures, des vides et des morceaux de vie…

Et encore mettre un pied devant l’autre, un jour après l’autre.

 

Au bas des escaliers de la piscine, deux chaussures abandonnées. Les mêmes, ou presque, que celles qu’ils avaient vues ensemble, autrefois, dans une toile de David Hockney.

Un indice ? Un message ? Un abandon ?

Le bonheur de la rétrospective du peintre à Londres, les couleurs flamboyantes, les longues discussions animées.

Et les nuits sans fin…

Mais aussi les disputes, les départs, les regrets. 

Elle leva les yeux vers la maison silencieuse inondée de lumière et de bleu : le bleu du ciel, le bleu de la piscine. Le bonheur à portée de main.

Elle n’avait plus que quelques pas à faire et elle saurait.

Dès la porte ouverte, elle saurait : il avait l’habitude en entrant de jeter son sac, son téléphone et ses clés sur le meuble de l’entrée.

Mais peut être aussi, dès la porte ouverte, ce vide, ce vide qui allait la happer.

 

Hugo frissonna, il lui semblait avoir entendu au loin une porte claquer. Par un courant d’air ? Il allongea le pas. Il avait rendez-vous, ils avaient rendez-vous.  Il devait impérativement arriver avant elle. Ils avaient encore, peut-être, une chance de reprendre l’histoire. Leur histoire.

Mais il avait été retardé à l’atelier par un client bavard et il en avait même oublié son sac, son téléphone, ses clés.

Il se rassura en se souvenant avoir volontairement laissé la porte de la maison ouverte.

De loin, il cria son nom. Personne ne répondit. Il accéléra encore son pas.

Arrivé près de la maison, il aperçut Laura, immobile sur les marches de la piscine. 

Penchée sur des nu-pieds abandonnés.

 

 

David Hockney, Pool and Steps (1971)

 

 

Oiseaux de nuit

 

J’étais sorti pour fuir ma chambre et les pensées qui y tournaient en rond. 

Je connaissais ce restaurant pour y être venu plusieurs fois dans la journée lors de mes tournées dans la région.

Mais à cette heure de la nuit, l’atmosphère y était toute autre.

L’agitation du jour, les commandes lancées à voix haute, le bruit des conversations avaient laissé place à nos solitudes, soulignées par une lumière indiscrète.

 

Au dehors, malgré la douceur de l’air, la rue était noire et déserte : Aucune lumière dans les maisons voisines, aucune silhouette aux fenêtres, aucun véhicule sur la chaussée, aucun piéton sur les trottoirs.

 La vie avait tout simplement reflué loin de cet endroit.

Nous laissant seuls, tous les quatre, autour d’un comptoir de bar : trois hommes et une femme.

Le serveur avec ses derniers rangements, moi avec mes décisions à prendre, et eux deux, côte à côte, un homme aux traits aquilins et une femme à la chevelure rousse.

 

 Ils ne se regardaient pas, ne se parlaient pas.

Lui, cigarette à la main, échangeait quelques mots avec le serveur

 Elle, visage indéchiffrable, regardait l’objet qu’elle tenait au bout de ses doigts : un bout de papier ? Une friandise ?

Les manches courtes de sa robe rouge dénudaient ses bras. Et sa main gauche, appuyée sur le bar, semblait effleurer négligemment le bras de l’homme. En un geste de rapprochement ? de questionnement ?

 

Étaient-ils des habitués ? Ou avaient-ils échoué ici, comme moi, juste pour un arrêt au milieu de leurs vies. Juste pour un moment en suspension dans leur présent.

 

Je devais décider demain de la forme qu’allait prendre ma vie : dans un nouveau boulot ? un nouveau lieu ?  Au risque de fragiliser un peu plus la relation amoureuse dans laquelle j’étais engagé depuis plusieurs années ?

 

La bouche de la femme semblait esquisser un demi-sourire. Peut–être aux propos anodins échangés entre l’homme et le serveur, ou à l’ironie d’une soirée décevante, d’un amour en fin de course.

 

La nuit avait suspendu son cours sur le déroulé de nos vies et ouvrait tous les possibles. Y compris les plus improbables.

Le temps flottait, s’étirait, nous offrant un sursis avant les décisions à prendre, les réalités à affronter.

Comme une courte échappée en dehors du réel.

 

Elle était belle.

Et j’ai pensé qu’en d’autres lieux, en d’autres temps, avant aujourd’hui ou après, nous aurions pu nous rencontrer.

Et, avec un peu de chance, nous aimer.

 

 

Edward Hooper, Nighthawks (1942)

 

L’effet papillon

 

Le restaurant était situé non loin de la Trevaresse au nord d’Aix en Provence.

C’était la première fois que j’y venais. Nous y étions arrivés par des routes étroites qui se faufilaient au milieu des vignes, des champs d’oliviers, et de quelques vieilles fermes.

Avec toujours, au loin, la montagne Sainte Victoire.

Il y avait le soleil, les cigales, le jardin était magnifique et l’air était transparent, comme il l’est souvent dans le Sud.

Une jolie parenthèse à l’abri du reste du monde.

 

Un monde en pleine ébullition à cause d’une chauve-souris, présumée chinoise, qui avait entraîné -  à elle toute seule-  des millions de morts et de malades, des confinements à répétition, des discussions à n’en plus finir, des ruptures. 

L’espace avait été saturé d’émotions, les gourous avaient levé la tête et la raison avait eu beaucoup de peine à se faire entendre.

L’aile de la lointain chauve-souris avait provoqué de multiples bouleversements dans toutes nos vies.

Y compris dans la mienne

 

L e serveur nous a apporté la carte des vins.

Après quelques hésitations, j’ai accepté la responsabilité de choisir le vin qui allait accompagner notre repas. En réalité mes connaissances étaient plutôt fragiles mais j’avais, lors de rendez-vous précédents, bluffé un peu autour d’anciens stages d’œnologie.

La liste des vins était longue, mais je me suis vite arrêtée sur la cuvée d’un vin du pays dénommée « l’effet papillon »

De toute évidence en référence à la célèbre phrase d’Edward Lorenz « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »

Et aussi, et surtout, en résonnance avec ma situation actuelle.

 

A cause de la chauve-souris lointaine qui avait embrouillé tous les fils de nos vies, j’avais  dû quitter  une région qui n’avait rien à voir avec le Sud, une famille fracturée par des prises de position contradictoires face à la pandémie et, surtout, la boutique  où je travaillais et qui avait  fermé  suite aux confinements successifs.

 

J’avais dû tout réinventer à partir des pistes fragiles de recherche d’emploi, d’appartement, et de rencontres inattendues.

Y compris celle de l’homme qui était assis en face de moi et qui était entré dans ma vie il y a quelques semaines seulement, à la suite d’un enchainement improbable d’événements successifs.

Arrivé de Bordeaux après le premier confinement, il avait lui aussi trouvé dans le Sud un autre avenir ; Et il habitait depuis peu près de l’appartement que m’avait prêté une amie. Elle-même retenue à l’étranger, à cause de lointaines décisions politiques concernant la pandémie.

 

Quelles que soient ses qualités, on ne pouvait trouver de cuvée mieux adaptée que celle dénommée « l’effet papillon » pour accompagner notre repas…

 

Quand nous avons commandé le vin, le serveur nous a expliqué avec force détails, que la bouteille que nous avions choisie venait d’un domaine viticole voisin, le Domaine de Belambrée, que ce vin était issu de vieilles vignes de plus de soixante ans, vendangées à la main. Et que les propriétaires récoltants l’avaient nommé ainsi car ils l’avaient obtenu en modifiant un seul et simple détail au tout début du processus de vinification.

En savourant la première gorgée de cette cuvée prodigieuse, j’ai souri à mon compagnon.

Ce vin tenait toutes ses promesses : il était profond, puissant, complexe, issu d’un vieux pays, d’une vieille terre qui en avaient déjà vu passer bien d’autres, de ces bouleversements venus de régions proches ou de pays lointains.

 

À cause, ou non, de quelques battements d’ailes.

 

 

 

©Alice Bernat

 



Alice Bernat

Mai-juin 2022

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002