L’effet
papillon
Le
restaurant était situé non loin de la Trevaresse au nord d’Aix en Provence.
C’était
la première fois que j’y venais. Nous y étions arrivés par des routes
étroites qui se faufilaient au milieu des vignes, des champs d’oliviers, et
de quelques vieilles fermes.
Avec
toujours, au loin, la montagne Sainte Victoire.
Il
y avait le soleil, les cigales, le jardin était magnifique et l’air était
transparent, comme il l’est souvent dans le Sud.
Une
jolie parenthèse à l’abri du reste du monde.
Un
monde en pleine ébullition à cause d’une chauve-souris, présumée chinoise,
qui avait entraîné - à elle toute
seule- des millions de morts et de
malades, des confinements à répétition, des discussions à n’en plus finir,
des ruptures.
L’espace
avait été saturé d’émotions, les gourous avaient levé la tête et la raison
avait eu beaucoup de peine à se faire entendre.
L’aile
de la lointain chauve-souris avait provoqué de multiples bouleversements
dans toutes nos vies.
Y
compris dans la mienne
L
e serveur nous a apporté la carte des vins.
Après
quelques hésitations, j’ai accepté la responsabilité de choisir le vin qui
allait accompagner notre repas. En réalité mes connaissances étaient plutôt
fragiles mais j’avais, lors de rendez-vous précédents, bluffé un peu autour
d’anciens stages d’œnologie.
La
liste des vins était longue, mais je me suis vite arrêtée sur la cuvée d’un
vin du pays dénommée « l’effet papillon »
De
toute évidence en référence à la célèbre phrase d’Edward Lorenz « le
battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au
Texas ? »
Et
aussi, et surtout, en résonnance avec ma situation actuelle.
A
cause de la chauve-souris lointaine qui avait embrouillé tous les fils de
nos vies, j’avais dû quitter une région qui n’avait rien à voir avec
le Sud, une famille fracturée par des prises de position contradictoires
face à la pandémie et, surtout, la boutique
où je travaillais et qui avait
fermé suite aux confinements
successifs.
J’avais
dû tout réinventer à partir des pistes fragiles de recherche d’emploi,
d’appartement, et de rencontres inattendues.
Y
compris celle de l’homme qui était assis en face de moi et qui était entré
dans ma vie il y a quelques semaines seulement, à la suite d’un
enchainement improbable d’événements successifs.
Arrivé
de Bordeaux après le premier confinement, il avait lui aussi trouvé dans le
Sud un autre avenir ; Et il habitait depuis peu près de l’appartement
que m’avait prêté une amie. Elle-même retenue à l’étranger, à cause de
lointaines décisions politiques concernant la pandémie.
Quelles
que soient ses qualités, on ne pouvait trouver de cuvée mieux adaptée que
celle dénommée « l’effet papillon » pour accompagner notre repas…
Quand
nous avons commandé le vin, le serveur nous a expliqué avec force détails,
que la bouteille que nous avions choisie venait d’un domaine viticole
voisin, le Domaine de Belambrée, que ce vin était issu de vieilles vignes
de plus de soixante ans, vendangées à la main. Et que les propriétaires
récoltants l’avaient nommé ainsi car ils l’avaient obtenu en modifiant un
seul et simple détail au tout début du processus de vinification.
En
savourant la première gorgée de cette cuvée prodigieuse, j’ai souri à mon
compagnon.
Ce
vin tenait toutes ses promesses : il était profond, puissant,
complexe, issu d’un vieux pays, d’une vieille terre qui en avaient déjà vu
passer bien d’autres, de ces bouleversements venus de régions proches ou de
pays lointains.
À
cause, ou non, de quelques battements d’ailes.

©Alice
Bernat
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