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Novembre-décembre 2021

 

 

 

« il y a dans ces tableaux tous les éclats de nos vies… »

Trois mini-nouvelles d’Alice Bernat

 

Le Sahara

 

Pourquoi le Sahara ?

Quand on posait la question à Eva, elle pensait au tableau.

Au tableau du Sahara qui ornait l’affiche d’une exposition sur les peintres orientalistes. Elle l’avait longuement regardé alors qu’elle attendait Antoine devant le musée d’Orsay.

« Tu comptais amener Antoine dans un musée ? » avait ironisé Joséphine, lorsqu’elle lui avait appris l’anecdote.

Tout le monde savait que les plaisirs d’Antoine se situaient ailleurs.

Eva se rappelait très bien la photo du tableau qui l’avait interpellée, happée. L’arrivée d’Antoine avait brusquement rompu le charme.

Elle s’était alors promis de retourner au musée, de retrouver le tableau. Et ne l’avait jamais fait.

C’était ce jour-là que Joséphine avait décidé : « Mais la voilà, notre destination : le Sahara »  

Eva, avant d’acquiescer, avait pensé qu’elle allait, d’une certaine manière, rentrer dans un tableau aperçu par hasard.

L’affaire fut vite conclue : il avait déjà été décidé, peu de temps auparavant, qu’elles avaient besoin de partir quelques jours- pour une parenthèse – disaient elles.

À Tamanrasset, ce furent leurs vies d’avant qui furent tout de suite mises entre parenthèses.

Leur présent désormais était envahi de chaleur, de poussière et de couleurs : de l’ocre des murets, au bleu du ciel en passant par les noirs des robes des femmes.

Et par les silhouettes fugitives des Touaregs se faufilant dans les ruelles étroites.

À l’arrivée, Ahmed, leur chauffeur, les attendait. Il n’était pas seul, deux garçons et deux filles l’accompagnaient : un jeune couple, plus Fabien et Marie, deux amis. Le 4*4 était déjà prêt, chargé de tout son barda : jerricans, tentes et provisions.

Les kilomètres s’étaient étirés sur les pistes tracées au milieu de roches, de cailloux, de dunes de sable : l’Assekrem, l’ermitage du père de Foucauld, In Salah, le plateau du Tademaït…

Et partout la même magie : l’étendue à perte de vue, le silence, la chaleur. La sensation de l’infini et de l’éternité. L’implacable certitude d’en faire partie.

Et, sous les doigts comme sur la peau, les vibrations silencieuses de l’air.

Ils croisèrent parfois quelques Touaregs et leurs chameaux et partagèrent avec eux l’eau d’un puits, au milieu de nulle part.

Avec quelques sourires, quelques gestes, mais sans parole.

À El Goléa, Eva avait changé de tente. Et changé sa place contre celle de Marie.

A Ghardaïa l’histoire était entendue : elle ne retournerait pas avec Antoine, ni même à Paris.

Finalement elle était passée des tableaux orientalistes aux tableaux de Cézanne.

Fabien habitait dans le Sud près de la montagne Sainte-Victoire. Il avait déjà décrit à Eva l’odeur des pins, les fleurs des amandiers au printemps et les couleurs des ciels en automne.

Sans oublier l’odeur des ruchers quand il s’occupait de ses abeilles.

 

Gustave Guillaumet, Laghouat, Sahara algérien, 1879 (Musée d’Orsay, Paris)

 

***  

Le gardien de musée

Il habitait dans mon quartier et j’avais pris l’habitude de le croiser à la boulangerie. Nous avions fini par nous saluer, en voisins.

J’avais des horaires capricieux mais, lui semblait opposer au temps une rigueur implacable : je ne le croisais que si je me levais assez tôt pour être à la boulangerie à 8 heures tapantes.

C’était devenu un jeu, et j’y pensais parfois en entendant sonner mon réveil.

Muriel avait rigolé lorsque je lui avais raconté mes rendez-vous boulangers

« J’espère qu’il est beau gosse ? »

« Euh ! peut-être l’a-t-il été… Autrefois... ».

« Tu veux dire... Il a plus de 40 ans ? »

« Tu peux en ajouter 30 de plus… »

Bien sûr, elle a ri jusqu’à s’en étouffer.

J’habitais alors dans une chambre de bonne et j’essayais de finir avec peine quelques études littéraires. J’avais des amis, quelques amours et des examens en vue.

Mais j’étais intriguée par la densité de cet homme, sa silhouette massive, son pas lent, contredits par le regard rapide, incisif ; Aussi, chaque fois que je le croisais, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer sa vie.

Peut-être, depuis des années, rentrait-il chaque soir dans un petit appartement vieillot où sa défunte femme avait laissé quelques napperons sous des plantes séchées.  Auprès de quelque compagne de passage ? Ou bien avec sa vieille mère ?

Mais son regard ouvrait d’autres pistes.

« Celle d’un serial killer », avait ironisé Muriel.

Un jour où je le croisai une fois de plus devant la boulangerie, je crois, qu’en entrant, j’ai volontairement laissé la porte se refermer sur lui. Sûrement pour provoquer une réaction.

Je n’ai pu m’empêcher de rougir quand j’ai vu son demi sourire.

La boulangère s’est retournée :

« Pas de mal monsieur Dippel ? Toujours le pied marin hein ? »

Je me suis excusée sous son regard amusé mais je n’ai pu m’empêcher de relever les paroles :

« Vous êtes marin ? »

C’est elle qui a renchéri « et comment donc !... il a longtemps vécu sur un bateau, hiver comme été… »

Lui s’est contenté d’un sourire et est reparti, sa baguette sous le bras.

Désormais lorsque je le croisais, j’arrivais à lui arracher quelques mots, à partir desquels je lui inventais, plus que jamais, des vies au bout du monde - dûment encouragée par les bavardages de la boulangère.

Le bateau m’avait ouvert mille horizons : Une péniche en eau calme ? Un tanker dans le canal de Panama ? Ou un paquebot en Méditerranée ?

C’est finalement la boulangère qui, au milieu d’un flot de paroles, a tranché le débat « il a longtemps passé sa vie sur des cargos à arpenter toutes les mers du monde… jusqu’à… »

Bien sûr, je ne me suis pas contentée de ses points de suspension et, à ma demande, elle a fini sa phrase :

« Jusqu’à la mort de son fils… mort à vingt ans... noyé… »

Quelques jours plus tard, alors qu’un ami de passage m’avait entraînée au musée de la ville, je me suis arrêtée dès l’entrée, sidérée.

Il était là mon voisin-marin, assis, un livre à la main. Gardien de musée.

Je lui avais prêté mille vies et il en avait encore une autre.

En m’apercevant, il me fit un clin d’œil, et reprit sa lecture.

À la fin de notre visite, il vint vers moi :

« Vous avez été étonnée n’est-ce-pas ? Et pourtant, c’est seul endroit où j’ai pu retrouver un peu de calme après la mort de mon fils. A seulement rester là, immobile, au milieu de toutes ces traces humaines, tous leurs échos. »

Il avait bourlingué sur tous les océans, avait connu toutes les escales, les ports, leurs bars, leurs filles.

Mais lorsqu’ il avait été blessé –irrémédiablement- il était venu s’asseoir au milieu de tableaux peints par d’autres hommes et d’autres femmes. En d’autres temps. En d’autres lieux.

Ultime escale qui les résumait toutes.

Et il a conclu avant de regagner sa place : 

« Regardez bien : il y a dans ces tableaux tous les éclats de nos vies ».

 

Claude Ivert, Le gardien du musée (photographie)

 

*** 

La voisine

Elle était immobile sur le perron de la maison familiale.

La robe était courte et seyante, la silhouette fine, et ses longs cheveux blonds étaient à moitié cachés par un chapeau de paille.

Son visage était tourné vers la rue.

C’était l’heure de la sieste : plus rien ne bougeait dans le village.

Aucune voiture, aucun passant : la chaleur recouvrait tout, interdisait le moindre mouvement, le moindre bruit.

De ma fenêtre, j’avais l’impression que la vie s’était arrêtée sur l’image.

Elle était là debout, ne bougeait pas, ne manifestait aucun signe d’impatience.

Un tout petit moment qui avait un goût d’éternité et qui s’étirait, s’allongeait, envahissait l’espace.

La moiteur de l’été rajoutait à l’immobilité de la scène.

Attendait-elle un ami ? Des amis ? La promesse d’un amour ? D’une aventure ?

 Elle ne manifestait aucun signe de fébrilité.

Peut-être trop certaine du rendez-vous prévu. Aucune trace d’inquiétude sur de potentielles promesses non tenues. Aucun doute.

Elle attendait.

Cinq minutes, un quart d’heure, une demi-heure. Nous étions maintenant deux à attendre.

Elle fit quelques pas, reprit la pose au bas des marches, la main posée sur un muret.

À aucun moment elle n’avait regardé sa montre.

Mais depuis qu’elle avait bougé, c’était moi maintenant qui m’impatientait.

Peut-être son téléphone avait-il sonné, j’étais, de toutes façons, trop loin pour l’entendre : Mais je la vis chercher quelque chose dans la poche de sa robe, sortir son portable, le regarder rapidement avant de le remettre à sa place.

Sans réaction visible.

Il faut dire que, de ma fenêtre, je ne pouvais distinguer clairement les traits de son visage.

Je sus cependant – à ce moment là – que l’attente était finie. Quelle qu’en ait été l’issue : un report, une annulation, un adieu…

Et effectivement en un mouvement brusque, elle tourna le dos à la   rue et rentra dans la maison.

Le texto avait peut-être été anodin ou brutal, Il avait peut-être changé sa vie ou réglé une affaire banale.

Mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle s’était juste échappée, pour quelques instants, d’un tableau peint en Amérique il y a plusieurs dizaines d’années. Par un peintre nommé Edward Hopper.

 

©Alice Bernat

 

Edward Hopper, Été, huile 1093 (Delaware Art Museum – Wilmington, reproduit d’après le site wahooart.com)

 



Alice Bernat

Novembre-décembre 2021

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002