Aride
Elle avait été
pâle mais le soleil lui avait donné cette couleur brunâtre qu’il réserve
aux gens qui ne font rien en été ou qui s’abîment les reins dans les
champs ; elle attendait là devant la fenêtre depuis longtemps, si
longtemps que sa peau en était cornée par la sécheresse et l'ennui, rêvant
d'être séduite, aimée, embrassée, tâchée, heureuse et enceinte mais il ne
venait pas la voir.
Souvent elle
l'entendait rentrer en espérant un peu de rêve mais il se contentait
d'abandonner son stylo sur le bureau à côté d'elle sans même la regarder et
elle le détestait pour ça, des fois, mais elle
l'aimait le plus souvent en le plaignant. Il ne savait pas dire les mots
quand il fallait, il ne savait pas communiquer et parler de choses simples
simplement. Tout ce qui comptait pour lui était d'oublier, la tête en
avant, sa maladresse à la satisfaire, à la faire vivre et rire, vibrer et
rayonner, être fier d'elle, fier de lui, fiers de ce qu'ils étaient ou de
ce qu'ils voulaient devenir.
Ils vivaient
ensemble depuis si longtemps qu'ils ne se connaissaient plus. Le quotidien
avait aplani les reliefs de leur amour, creusé des gouffres à la place des
volcans et la lave ne sortait plus. Les voisins ne s'en plaignaient pas
trop, heureux d'arpenter une plaine désormais sans surprises, sans brûlures
et sans sueur, un décor commodément assagi pour leur ennui volontaire sans
problèmes, en prenant soin toutefois d'écarter les enfants de ces trous
béants qui creusaient les chemins de randonnée autour de cette maison et
risquaient de les piéger.
- C'est leur
faute ! Avant, on pouvait marcher tranquillement ! Il a fallu
qu'ILS s'installent à côté et voilà le résultat…
Jamais contents.
Toujours en colère. Jamais révoltés. Toujours tièdes et neutres, toujours
tranquilles. Heureux comme il faut l'être pour la vie et faire les choses
comme on a dit à la télé qu'il fallait les faire et comme les collègues de
travail les font, comme tout le monde le fait, comme le dogme du
conformisme le dicte pour le bien de tous.
Il n'avait
malheureusement pas ce bon sens inné ; il se sentait mal et rentrait à
la maison sans avoir envie de faire la vaisselle
ni le ménage ni ses devoirs ni bonne figure ni illusion ni semblant. Il
rentrait, c'était déjà pas mal et elle s'en contentait en le regardant,
l'air amusé, choisir la chemise la moins froissée dans la penderie, laver
l'assiette la plus proche et appuyer sur le bouton du micro-ondes. Si elle
avait pu, elle aurait bien repassé quelques chemises et l'aspirateur là où
il oubliait, mais elle ne pouvait pas, emprisonnée dans son carcan blanc,
étouffée d'immobilité, étranglée par les cris qu'elle ne pouvait laisser
sortir, face à l'horizon derrière cette fenêtre devant laquelle il la
laissait dépérir.
Abandonnée à son sort, aride,
infertile, par un sot timide et vide de paroles !
Elle aimait un
désert, sec de tout sentiment et d'envie, de larmes, de rires et de vie,
mais elle l'aimait quand même en se souvenant du temps où il posait la main
sur elle de manière si délicate, si timide, si lointaine. Elle se les
rappelait bien, ces doux moments d'intimité, ces fragiles instants
d'existence onirique où ils se dénudaient l'un à l'autre sans pudeur ni
faux-semblants, jouant les funambules sur le fil de leur vie en prenant
garde à ne pas tomber trop tôt, d'un côté ou de l'autre, dans la toile du
réel, ces déceptions du réveil, ou dans les vapeurs destructrices de
l'oubli, ce tentant imaginaire tentaculaire qui exile et rend invisible.
Elle s'en
souvenait bien.
Il la caressait
et son corps gardait l'empreinte de ses mains, de ses doigts, de ses
ongles, il laissait une trace indélébile sur sa peau toujours réceptive aux
maux qui le ravageaient. Elle lui donnait tout ce qu'elle pouvait et ce
qu'il voulait, elle se laissait faire en espérant son jet, songeant aux
mots qu'elle aurait pu chuchoter si le plaisir ne l'avait rendue muette et
passive. "Pas si vite… doucement… plus doucement" demandait-elle.
Mais le huitième
ciel était désormais hors de portée
Elle savait le
guérir, elle s'offrait et savait le faire crier ou chuchoter pour le
soulager et il le lui rendait bien en lui offrant ce précieux liquide qui
la comblait… Il aurait pu l'emmener vers la plénitude mais ils n'avaient
que trop peu d'enfants, trop peu de ces regards qui donnent envie de
vieillir heureux en se disant que quelqu'un est là pour aider à faire les
derniers pas.
Il l'aurait pu,
mais l'hiver était venu, fidèle à son entêtement, tous les ans, toutes les
fins d'été, après qu'il eut rangé les derniers rayons de soleil dans son
album photo en refusant la subtile lueur des beaux jours et pâles bonjours
de l'hiver.
Régulièrement,
il l'abandonnait là, devant cette fenêtre, nuit et jour, pour se réfugier
dans les serres de ces volatiles spiritueux qui le ramenaient dans cet
endroit qu'il voulait fuir : sa propre vie, sa déroutante, épuisante
routine porteuse de déjà-vu et de jamais vécu, infertile muse muette qui
creusait ces trous pour le faire trébucher sur ce chemin menant à rien
sinon la fin. Heureusement que la mort était là pour supporter la vie et
ses souffrances, heureusement que la vie n'était que fidèle à elle-même,
heureusement, on avait décidé pour lui une issue commode, une force des
choses indélébile sur le fin parchemin de la vie.
Il avait marché
si longtemps, si loin, si seul, si seulement il avait pu trouver la clé de
cette satanée porte qui mène ailleurs…
Une porte se
ferma opportunément et bruyamment à l'étage de manière à donner une suite
facile à ce récit.
Moi, le
narrateur embué, je ne fais que transcrire les mots des autres, vous
savez…J'écris ce que leur douleur me dicte. Je n'y suis pour rien à tout ça
mais, des fois, je me dis que j'aimerais les
aider. Que feriez-vous à ma place ? Réécrire leur histoire et en faire
un conte de fées hypocrite ? Les empêcher de se déchirer en leur
faisant se balancer des superlatifs romantiques droit dans les yeux ?
Non.
Vous feriez
comme moi : vous observeriez en niant vos pulsions voyeuresques,
en vous disant que vous ne pensez pas à mal et que ce n'est, de toute
façon, que pure fiction.
Toujours est-il
qu'il monta en un haut le cœur angoissé l'escalier menant au bureau dans
lequel, d'habitude, une sorte de lâcheté l'empêchait d'entrer depuis
quelques temps, cette sorte d'impuissance honteuse qui le paralysait quand
il était confronté au regard clair, implorant, désespérément vierge et
innocent de celle qu'il savait abandonner jour après jour, nuit après nuit,
celle qu'il faisait souffrir malgré lui et qui l'attendait toujours
invariablement là, clouée devant la fenêtre, incapable, impotente,
pathétiquement inutile jusqu'à l'écoeurement.
Pourquoi l'avait-il choisie, elle ? Elle, si encombrante désormais, si
immobile, si inapte à prononcer ne serait- ce qu'un mot de rébellion, un
seul mot de colère, un seul cri de révolte, une seule larme ou un mouvement
qui aurait pu trahir sa présence parmi les vivants pour affirmer son droit
à l'existence ?
Mais elle ne
pouvait rien et se complaisait dans un système qui lui permettait de
profiter du travail des autres, pensait-il en franchissant la porte que le
vent avait fait claquer.
Tout était sens
dessus–dessous.
La lampe
halogène expirait sous les doubles rideaux et les livres de la bibliothèque
discutaient avec les acariens de la moquette, étouffés par le poids du
meuble en chêne renversé par la force du vent qui avait profité de la
fenêtre ouverte pour s'engouffrer au chaud et passer l'hiver
tranquillement.
Il entra quand
même pour redécouvrir les lieux. Mis à part la lampe renversée et les
livres éparpillés, il n'y avait en fait que peu de dégâts puisqu'elle était
restée à sa place devant la fenêtre. Elle avait du s'accrocher à son désir de le voir monter pour
pouvoir rester sur ce bureau, cette table, cet atelier où cent fois sur le
métier il n'avait pas su remettre son ouvrage. Elle n'avait pas bougé, elle
était là, prisonnière dans son corset désespérément blanc, sur le bureau,
trempée par la pluie mais indéracinable, révoltée, accrochée, amoureuse,
vide et si provocatrice, tentante, appétissante, coléreuse, cambrée par les
vents de l'orage qui violait son courage et lui faisait supplier grâce face
à lui qui la regardait enfin et qu'elle invitait en lui offrant ses lèvres
innocentes.
Il ramassa les
livres, redressa la bibliothèque, la lampe, puis ferma la fenêtre. Le
bureau était trempé jusqu'aux nœuds et grelottait en claquant des tiroirs
mais ce n'est pas ça qui la fit trembler.
Il s'assit
devant le bureau après avoir essuyé de la main les larmes de l'hiver et
prit un stylo.
"Orage, O
des espoirs…" griffonna t'il avant de
prendre racine pour argent comptant dans cette aridité frigide et
impuissante de ce qu'il n'avait pu écrire depuis si longtemps.
Elle s'imbiba de
ses quelques mots en criant un tel plaisir qu'il continua à écrire et la
remplir. Des mots, des mots, des phrases, un flux régulier et incessant,
des vagues de maux, des écumes ou du crachin, des reflux pour mieux
revenir, une houle, une houle, une vague, une déferlante, une écume.
Aurait-elle eu des doigts, elle se les serait mordus jusqu'au sang noir
qu'il déversait en elle.
Elle, la page
blanche sur le bureau, la seule qui peut le comprendre, celle qui sait
attendre le meilleur coefficient de marée choisi des Muses.
Elle, la page
blanche sur le bureau, prisonnière dans son carcan de blanc, incapable sans
lui. Infertile.
Aride.
Au parc
Le monde a changé...
Nous ne savons plus trop où nos pas
nous guideront, mais nous devons cheminer, en levant les pieds pour éviter
les obstacles.
Notre démarche sera, alors, forcément
plus maladroite vers notre destination...
Il faisait chaud et c'était toujours
ça à prendre. Au moins quelques rayons de soleil et une lumière utile dans
la brise légère le long de l'allée, le parfum sucré des robiniers et le
spectacle des moineaux se rafraîchissant les pattes, dans un peu d’eau
laissée sur le gravier par quelques arrosoirs renversés.
C'est un joli parc, en fait, se
disait-il en cheminant et en
réfléchissant en même temps sur les améliorations qu'il aurait pu y
apporter s'il en avait le temps ou, plus exactement, s'il le prenait :
quelques fleurs, à droite, méritent moins d'exposition, ce bosquet est mal
taillé, cette pierre, ici, est mal alignée, faute de goût sur la couleur et
le choix des végétaux à gauche et il y a quelques espaces que le gardien a
du oublier d'entretenir, comme ce rectangle avec cette vieille grille
rouillée en fer forgé où meurt depuis des années une fleur en plastique
délavé.
Il continua son chemin dans les
allées rectilignes. Un gros chat orange, assez moche mais bien charnu,
employait son présent à n'en rien faire, mollement allongé sur le flanc, à
l'ombre sur une pierre plate joliment décorée, entre deux jardinières de
kalanchoés mauves et jaunes. Il bailla en s'étirant langoureusement afin de
justifier d'un minimum d'activité dans sa journée, pour se laisser retomber
mollement, avec la satisfaction de la tâche accomplie, sans scrupule aucun
pour les visiteurs contribuables qui, des fois,
lui filaient à bouffer.
Des flaques d'ombre se formaient sous
les hauts conifères hautains, pour le plaisir du chat, mais aussi pour le
sien. Il fit une halte sur le chemin menant au sommet de la colline et
s'assit sur un banc en regardant sa montre et s'assoupit.
Elle lui avait dit : "15h30
ou quand tu peux". Il avait choisi l'option la plus pratique et
n'avait nul besoin de se dépêcher. La brise rafraîchissante caressait un
carré d'élégants cosmos aériens.
En silence... Toujours, en silence... sans le bruit
qu'il ne voulait plus entendre, sans le tumulte ni le tintamarre des
tambours du cœur et du tracas qui lui étouffait les oreilles, qui remue
chaque organe à l'intérieur, les serre, les presse et les balance après
comme de la viande jetée au rebut...
Il rouvrit les yeux après sa sieste
et vit le gravier rouge entre ses pieds. Le sommet n'était pas bien loin,
il se frotta les yeux à pleines paumes, les laissa glisser sur ses joues
puis reprit son chemin.
Elle aussi était impatiente, elle le
montrait en agitant deux aiguilles en plastique se croisant rapidement et
en gratifiant l'heureux visiteur d'un regard un peu bizarre disant qu'en
fait, non, il aurait dû faire autre chose en ce moment, être quelqu'un
d'autre et aller se faire voir ailleurs par la même occasion et que
finalement il n'avait rien à foutre là.
Mais quand même...Assise sur un banc
veiné de lierre, elle l'attendait.
-
"Tu es en
retard" dit-elle
-
Bien sûr,
puisque je ne viens jamais.
-
Tu pourrais
venir de temps en temps, après tout...
-
Pourquoi
faire ? Arroser les fleurs, te faire la conversation, faire le ménage,
te lire un livre, t'informer sur les soldes les plus intéressantes ?
-
Oh, ça va... Ne
soit pas aigri... L'amertume suffit à elle-même. On marche un peu ?
-
Bof, je préfère
rester là. Je suis crevé, j'en peux plus...
-
Qu'est-ce que je
devrais dire ! Tu as oublié mon âge ?
-
En fait, je ne
m'en suis jamais trop souvenu. J'avoue que je devais toujours calculer
d'après ta date de naissance... à un ou deux ans près...
-
C'est du beau...
Heureusement pour toi que je n'entends ça que maintenant. Bon, qu'est-ce
qu'il t'arrive ?
-
J'en ai marre.
Trop de boulot, pas assez d'argent, la crise, j'ai la vue qui baisse, j'ai
mal partout, j'aime plus Noël et j'ai...
-
Quarante-cinq
ans. Je sais, ça m'a fait ça aussi, mais quand j'en ai eu cinquante.
Elle lui sourit de son plus beau
regard.
Que lui dire, en fait ? Qu'il ne
pourrait jamais faire machine arrière ? Il le savait bien, le chemin
serait bien trop difficile en sens inverse. Il serait encore beaucoup plus
dur à refaire. Alors lui dire quoi ? Que le meilleur était à venir ?
Qui pouvait le dire...à part,
peut-être, cette saloperie de chat qui laissait pendre sa langue violette
de manière pathétiquement obscène et déplacée tant sa présence n'apportait
rien à quiconque, y compris à l'écosystème...
-
Je sais plus
trop, dit-il. Trop de paramètres à gérer, trop de poids sur les épaules,
trop de tout, tout va trop vite et j'ai trop peu de temps. Ou alors il me
faut un truc pour m'éviter d'être accro au sommeil. Tiens, au fait, sais-tu
que j'en suis arrivé à dormir tous les jours ? Invariablement il me
faut ma dose ; disons entre sept et neuf heures de sommeil ! Bon,
le problème, c'est qu'avec cinq ou six, j'arrive à me débrouiller mais bon,
je suis pas assez d'attaque et, en fait, …
-
Arrête, j'ai
compris...T'es crevé tout le temps. C'est
ça ?
-
Oui.
-
Et tu viens me
voir uniquement pour te plaindre ?
-
Mais non ! Je suis pas bien, c'est tout...
-
Moi, je
préférerais que tu viennes ici quand tu es bien, pour que je puisses profiter de toi, te retrouver, te parler, te
demander des nouvelles, sans toutes ces abeilles et ces mouches noires qui
te tournent autour !
Il
agita frénétiquement les bras autour de
son visage.
-
Mais non !
C'est une image ! Bon sang mais tu es idiot ou quoi ? Alors,
maintenant, écoute-moi : ce que je vais te dire, tu vas l'entendre.
Nous sommes à côté l'un de l'autre, sur le même banc, au même moment. C'est
une chance. Tu n'as pas de problème d'audition ? Non ? Alors
écoute : tu as des soucis ? Ton rôle ici est de toujours essayer
de les surpasser pour atteindre l'impossible, ton impossible à toi. Bien
sûr, à ta manière, pour peut-être laisser une trace et un exemple vers ceux qui
viendront après toi. Alors, bien sûr, excuse-moi, cela demande un peu
d'efforts... Tu es habitué à en faire, des efforts ?
-
Trop, toujours,
j'en ai marre, ça me saoule, ça me fatigue. J'ai plus l’énergie. Pardon.
Désolé, mais les murs que je dois abattre sont trop solides. Je descends
là.
-
D'accord !
Descends ! Abandonne le navire ! Et que feras- tu ? Tu
nageras tout seul ? Vers où ? Bon, maintenant, c'est moi que tu
« saoules », comme tu dis vulgairement. C'est un truc de jeunes,
ça, non ? Bref, c'est vrai que briser des murs à coup de tête, ça fait
mal, encore plus quand on le fait seul. On s'écorche, on se casse les
ongles ou chaque phalange contre le béton, le marbre ou ...la terre. On en
a plein les doigts et on demande : qui a une brosse à ongles ?
-
Très drôle...
-
Attends,
écoute : quand on réussit, contre toute attente, alors qu'on se
croyait seul, sans « les autres » et que l'on avait tout
planifié, tout calculé et qu'on se disait : ça doit marcher, et qu'au
final, ça marche, on se dit...
On se dit rien...
On prend juste une bouffée d'air et
on respire. On respire à nouveau en sentant cette fois l'air qui rentre
dans les poumons et on recrache tout l'oxyde de carbone et tout le reste en
une fois. Alors là, on peut regarder la photo de soi gamin et décider de se
dire, se féliciter : j'y suis arrivé ! Moi, l'
enfant que j'étais, je suis toujours moi et je suis toujours toi.
-
Pur
délire ! Je ne suis plus ce geignard qui faisait chier tout le
monde !
-
Pardon ? En
es-tu sûr ? Crois-tu que tu as la science
infuse avec ta petite vie étriquée ?
-
ETRIQUEE ?
Comment ça « étriquée « ?
Il se leva et donna un violent coup
de pied sur les vases alentours.
-
Bravo, belle
démonstration inutile. Ta sœur sera contente, c'est elle qui les remplit.
Ça te mène où, tout ça ?
-
J'en
sais rien... Dis-moi, justement, c'est quoi,
tout ça, ce truc, la vie, la naissance, la mort ? Je vis mais j'ai pas le temps de tout comprendre. Le paysage passe
mais j'ai pas le droit aux escales...
-
J'en
sais trop rien non plus...Y'a un truc que j'ai lu
dans « Voici-Voilà », attends, je cherche... C'était un article sur
l'origine et le but de l'existence humaine. Alors page deux, page trois,
page quatre, ah ! Le président qui casque encore, page cinq, voilà, je
lis :
« Nous ne pouvons qu'être que
les pionniers de notre propre vie car nous ne savons jamais ce que notre
aventure nous réservera...et personne ne vit à notre place. Nous sommes
prisonniers de notre scaphandre et nous devons trouver comment faire arriver
l'air.
Nous sommes tous comme ça. Nous avons
tous les mêmes problèmes, nous partageons tous le même horizon.
Chaque horizon est différent à chacun
mais nous regardons tous dans la même direction quand nous contemplons les
étoiles.
Certains les regardent sans les voir.
Certains les montrent en regardant par terre vers leur enfant alors qu'il
serait mieux de se taire et de lever les yeux avec lui, ensemble vers
elles »
-
Bah, c'est nul.
C'est d'une évidence... Aucun intérêt !
-
Je m’occupe
comme je peux ici, tu sais, un peu de lecture, du tricot, un œil sur toi,
ta sœur, ton père... Tu arrives à rêver quand même, quelques fois ?
-
Oui... Ça
m'évite les cauchemars de temps en temps mais pas toujours. Et toi ?
-
Je n'en ai plus.
Je n'ai plus de peurs. Ma seule peur n'est plus tournée vers moi mais vers
les autres. Peux-tu le comprendre ? Mais je m'inquiète quand
même : vous n'arrivez pas à réaliser que tout ce qui s'achète n'a
aucune valeur... et ça, cela me fait véritablement peur. Tu sais, mes
restes sont sous du granit, le marbre était trop cher et de toute façon
inutile, sauf pour les yeux et le paraître. Je n'y suis plus. Je suis
partout ailleurs, en tout souvenir, toute image, toute blessure soignée, en
toute chose. Quand reviendras-tu ?
-
Quand tu veux...
Toujours pas de chrysanthèmes, je suppose, tu n'as jamais aimé ça. Appelle...
-
Et quand te
reverrai-je ?
-
Le plus tard
possible, j'espère.
-
Au revoir …
-
Bisous Maman.
-
Bisou mon fils.
-
Tu le croises des fois ?
-
Qui ça ?
-
Ben celui qui a
donné sa vie pour nous le salut, etc. Je vais pas
te relire tous les livres qui parlent de lui, c'est trop long.
-
Bof, il est trop
occupé. Tout ce que je peux dire, c'est que s’il y a quelqu'un à qui on peut pas faire de reproches, c'est bien lui....
Allez, file...
Pour
Maman
Ils sont tous là
Ils sont tous venus en voiture de
fonction, en camion, à vélo, en train-train, à bout, à pied, aux mains, en
psychomoteur, à des conclusions, pour rien, seuls ou accompagnés, d'à-côté
ou de plus loin, faire une déclaration, de partout ou d'ailleurs, mais ils
sont tous là à faire la queue sur le bitume aqueux de la place principale
inondée de lumière pour l'occasion.
Il fait chaud et ils transpirent.
C'est mieux que d'avoir froid.
Ils sont tous venus. Ils font la
queue. Ils attendent leur tour. Certains ont profité de l'occasion pour
dresser un stand, pour faire signer des pétitions qui feront libérer un
opposant aux supermarchés. D'autres font patienter leur progéniture en
secouant le doudou en peluche ou la sucette qui permet de dormir deux
heures par nuit. Quelques-uns uns s'en fichent car ils n'ont que ça à
faire. Un ou deux veulent arrêter de fumer et mâchent du chewing-gum. Un
s'énerve parce qu'il a arrêté de fumer et devient agressif et impatient. Un
autre en robe orange respire profondément en signant un chèque pour payer
son salut. Une demi-portion veut aller faire pipi. Une scande le nombre de
victimes d'Union Cardobe et de Télé France Un,
certains montrent des photos d'enfants avalés par leur camisole de jeu et
certains sont nus sous leurs lunettes de lune.
- Trois secondes chacun, répète le
préposé.
Deux font l'amour et trois se
disputent les miettes d'un magazine libertaire. Cinq spéculent sur la
valeur de l'eau. Dix comptent leurs dividendes et trente-deux relisent
"Le Seigneur des Anneaux" en attendant leur tour.
Il se met à pleuvoir. Le vent déchire
les plus belles toilettes et la grêle assomme ceux qui n'ont pas de
paraglace. Il se met à faire froid mais ils sont tous là. Un par un. Deux
par deux ou tout seul.
Ils sont tous là et ils attendent
leur tour. Certains passeront en hiver, d'autres en été. Trois secondes
chacun. Pas plus. Il y aura du temps pour tout le monde, il faut être
patient.
Pour tuer le temps, quelques-uns uns
font péter des bombes dans les supermarchés, les gares, les distributeurs
de nourriture synthétique ou les emballages de travaux temporaires.
D'autres en emprisonnent d'autres qui portent un nom qui finit en " –man",
"-kan" ou "-vredech". Trois
ou quatre chassent des vampires mais ne sont pas assez.
On leur a imposé leurs besoins, mais
ils savent encore ce dont ils ont besoin. Les intermédiaires coûtent cher
alors on leur a dicté leurs envies. Ils savent encore ce que tu ne sais pas
encore, c'est pourquoi ils sont tous là.
On leur a octroyé ça pour éviter
qu'ils cassent les belles barres bien hautes et bien grises plantées sur
des parkings avec un bac à sable en- bas pour que leurs portées apprennent
ce qui est sale. On avait bien mis des antennes en haut des barres pour les
endormir, mais ça les a excités.
Même ceux d'en haut sur le paysage
étaient descendus car on avait masqué tout ça par un nuage tout jaune qui
remontait des fois et les faisait tousser. Ils
sont tous venus, ils sont tous là, ils sont montés ou descendus, ils ont
fait la grève, ils se sont fait licencier, ils ont abandonné leurs études,
elles sont parties du trottoir, elles se sont envolées, ils ont
oublié de rendre leurs chiffres, ils ont atterri et caché leurs ailes, elle
a coupé le câble ombilical branché sur son unité centrale mais elle est
venue en perdant ses données, il est venu en courant en tirant sa mère par
la main et en laissant tomber son Mac Daube Menu.
Ils sont venus, ils sont tous là.
Trois secondes chacun. Il a oublié celle qu'il aimait, elle a économisé sur
les courses pour se payer le train avec ses quatre gosses, ils ont vendu
leur voiture, ils ont vendu leurs meubles, ils ont vendu leur âme, ils ont
tout perdu et ils sont là.
Trois secondes.
- Un, deux, trois. Suivant ! crie le
préposé.
Ils ont tous quitté ce qu'ils
aimaient ou détestaient, ce qu'ils avaient ou enviaient, pour retrouver ce
dont on leur avait parlé.
Trois secondes. Plus que trois
secondes pour tous les calmer et les discipliner, les faire rentrer dans le
rang, leur faire avaler ou vomir les diplômes obligatoires, les caser dans
une catégorie socio-professionnelle et les faire consommer. Trois secondes
pour qu'ils votent bien.
- Un, deux, trois, suivant ! égraine
le préposé.
C'est son tour. Il n'a qu'un, deux,
trois ans mais déjà des narines. Un, deux, trois et il sourit et essaye de
la toucher mais elle est protégée dans une vitrine de verre perforé.
Ils attendent tous derrière lui pour
respirer la dernière fleur.
©Didier
Canivenc
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