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Été 2024

 

 

Didier Canivenc.

 

Aride – Au parc – Ils sont tous là.

 

Trois nouvelles inédites

 

 

 

Aride

 

Elle avait été pâle mais le soleil lui avait donné cette couleur brunâtre qu’il réserve aux gens qui ne font rien en été ou qui s’abîment les reins dans les champs ; elle attendait là devant la fenêtre depuis longtemps, si longtemps que sa peau en était cornée par la sécheresse et l'ennui, rêvant d'être séduite, aimée, embrassée, tâchée, heureuse et enceinte mais il ne venait pas la voir.

Souvent elle l'entendait rentrer en espérant un peu de rêve mais il se contentait d'abandonner son stylo sur le bureau à côté d'elle sans même la regarder et elle le détestait pour ça, des fois, mais elle l'aimait le plus souvent en le plaignant. Il ne savait pas dire les mots quand il fallait, il ne savait pas communiquer et parler de choses simples simplement. Tout ce qui comptait pour lui était d'oublier, la tête en avant, sa maladresse à la satisfaire, à la faire vivre et rire, vibrer et rayonner, être fier d'elle, fier de lui, fiers de ce qu'ils étaient ou de ce qu'ils voulaient devenir.

 

Ils vivaient ensemble depuis si longtemps qu'ils ne se connaissaient plus. Le quotidien avait aplani les reliefs de leur amour, creusé des gouffres à la place des volcans et la lave ne sortait plus. Les voisins ne s'en plaignaient pas trop, heureux d'arpenter une plaine désormais sans surprises, sans brûlures et sans sueur, un décor commodément assagi pour leur ennui volontaire sans problèmes, en prenant soin toutefois d'écarter les enfants de ces trous béants qui creusaient les chemins de randonnée autour de cette maison et risquaient de les piéger.

 

- C'est leur faute ! Avant, on pouvait marcher tranquillement ! Il a fallu qu'ILS s'installent à côté et voilà le résultat…

 

Jamais contents. Toujours en colère. Jamais révoltés. Toujours tièdes et neutres, toujours tranquilles. Heureux comme il faut l'être pour la vie et faire les choses comme on a dit à la télé qu'il fallait les faire et comme les collègues de travail les font, comme tout le monde le fait, comme le dogme du conformisme le dicte pour le bien de tous.

 

Il n'avait malheureusement pas ce bon sens inné ; il se sentait mal et rentrait à la maison sans avoir envie de faire la vaisselle ni le ménage ni ses devoirs ni bonne figure ni illusion ni semblant. Il rentrait, c'était déjà pas mal et elle s'en contentait en le regardant, l'air amusé, choisir la chemise la moins froissée dans la penderie, laver l'assiette la plus proche et appuyer sur le bouton du micro-ondes. Si elle avait pu, elle aurait bien repassé quelques chemises et l'aspirateur là où il oubliait, mais elle ne pouvait pas, emprisonnée dans son carcan blanc, étouffée d'immobilité, étranglée par les cris qu'elle ne pouvait laisser sortir, face à l'horizon derrière cette fenêtre devant laquelle il la laissait dépérir.

 

Abandonnée à son sort, aride, infertile, par un sot timide et vide de paroles !

 

Elle aimait un désert, sec de tout sentiment et d'envie, de larmes, de rires et de vie, mais elle l'aimait quand même en se souvenant du temps où il posait la main sur elle de manière si délicate, si timide, si lointaine. Elle se les rappelait bien, ces doux moments d'intimité, ces fragiles instants d'existence onirique où ils se dénudaient l'un à l'autre sans pudeur ni faux-semblants, jouant les funambules sur le fil de leur vie en prenant garde à ne pas tomber trop tôt, d'un côté ou de l'autre, dans la toile du réel, ces déceptions du réveil, ou dans les vapeurs destructrices de l'oubli, ce tentant imaginaire tentaculaire qui exile et rend invisible.

Elle s'en souvenait bien.

Il la caressait et son corps gardait l'empreinte de ses mains, de ses doigts, de ses ongles, il laissait une trace indélébile sur sa peau toujours réceptive aux maux qui le ravageaient. Elle lui donnait tout ce qu'elle pouvait et ce qu'il voulait, elle se laissait faire en espérant son jet, songeant aux mots qu'elle aurait pu chuchoter si le plaisir ne l'avait rendue muette et passive. "Pas si vite… doucement… plus doucement" demandait-elle.

Mais le huitième ciel était désormais hors de portée

Elle savait le guérir, elle s'offrait et savait le faire crier ou chuchoter pour le soulager et il le lui rendait bien en lui offrant ce précieux liquide qui la comblait… Il aurait pu l'emmener vers la plénitude mais ils n'avaient que trop peu d'enfants, trop peu de ces regards qui donnent envie de vieillir heureux en se disant que quelqu'un est là pour aider à faire les derniers pas.

Il l'aurait pu, mais l'hiver était venu, fidèle à son entêtement, tous les ans, toutes les fins d'été, après qu'il eut rangé les derniers rayons de soleil dans son album photo en refusant la subtile lueur des beaux jours et pâles bonjours de l'hiver.

Régulièrement, il l'abandonnait là, devant cette fenêtre, nuit et jour, pour se réfugier dans les serres de ces volatiles spiritueux qui le ramenaient dans cet endroit qu'il voulait fuir : sa propre vie, sa déroutante, épuisante routine porteuse de déjà-vu et de jamais vécu, infertile muse muette qui creusait ces trous pour le faire trébucher sur ce chemin menant à rien sinon la fin. Heureusement que la mort était là pour supporter la vie et ses souffrances, heureusement que la vie n'était que fidèle à elle-même, heureusement, on avait décidé pour lui une issue commode, une force des choses indélébile sur le fin parchemin de la vie.

Il avait marché si longtemps, si loin, si seul, si seulement il avait pu trouver la clé de cette satanée porte qui mène ailleurs…

 

Une porte se ferma opportunément et bruyamment à l'étage de manière à donner une suite facile à ce récit.

Moi, le narrateur embué, je ne fais que transcrire les mots des autres, vous savez…J'écris ce que leur douleur me dicte. Je n'y suis pour rien à tout ça mais, des fois, je me dis que j'aimerais les aider. Que feriez-vous à ma place ? Réécrire leur histoire et en faire un conte de fées hypocrite ? Les empêcher de se déchirer en leur faisant se balancer des superlatifs romantiques droit dans les yeux ?

Non.

Vous feriez comme moi : vous observeriez en niant vos pulsions voyeuresques, en vous disant que vous ne pensez pas à mal et que ce n'est, de toute façon, que pure fiction.

 

Toujours est-il qu'il monta en un haut le cœur angoissé l'escalier menant au bureau dans lequel, d'habitude, une sorte de lâcheté l'empêchait d'entrer depuis quelques temps, cette sorte d'impuissance honteuse qui le paralysait quand il était confronté au regard clair, implorant, désespérément vierge et innocent de celle qu'il savait abandonner jour après jour, nuit après nuit, celle qu'il faisait souffrir malgré lui et qui l'attendait toujours invariablement là, clouée devant la fenêtre, incapable, impotente, pathétiquement inutile jusqu'à l'écoeurement. Pourquoi l'avait-il choisie, elle ? Elle, si encombrante désormais, si immobile, si inapte à prononcer ne serait- ce qu'un mot de rébellion, un seul mot de colère, un seul cri de révolte, une seule larme ou un mouvement qui aurait pu trahir sa présence parmi les vivants pour affirmer son droit à l'existence ?

Mais elle ne pouvait rien et se complaisait dans un système qui lui permettait de profiter du travail des autres, pensait-il en franchissant la porte que le vent avait fait claquer.

 

Tout était sens dessus–dessous.

La lampe halogène expirait sous les doubles rideaux et les livres de la bibliothèque discutaient avec les acariens de la moquette, étouffés par le poids du meuble en chêne renversé par la force du vent qui avait profité de la fenêtre ouverte pour s'engouffrer au chaud et passer l'hiver tranquillement.

Il entra quand même pour redécouvrir les lieux. Mis à part la lampe renversée et les livres éparpillés, il n'y avait en fait que peu de dégâts puisqu'elle était restée à sa place devant la fenêtre. Elle avait du s'accrocher à son désir de le voir monter pour pouvoir rester sur ce bureau, cette table, cet atelier où cent fois sur le métier il n'avait pas su remettre son ouvrage. Elle n'avait pas bougé, elle était là, prisonnière dans son corset désespérément blanc, sur le bureau, trempée par la pluie mais indéracinable, révoltée, accrochée, amoureuse, vide et si provocatrice, tentante, appétissante, coléreuse, cambrée par les vents de l'orage qui violait son courage et lui faisait supplier grâce face à lui qui la regardait enfin et qu'elle invitait en lui offrant ses lèvres innocentes.

 

Il ramassa les livres, redressa la bibliothèque, la lampe, puis ferma la fenêtre. Le bureau était trempé jusqu'aux nœuds et grelottait en claquant des tiroirs mais ce n'est pas ça qui la fit trembler.

Il s'assit devant le bureau après avoir essuyé de la main les larmes de l'hiver et prit un stylo.

"Orage, O des espoirs…" griffonna t'il avant de prendre racine pour argent comptant dans cette aridité frigide et impuissante de ce qu'il n'avait pu écrire depuis si longtemps.

Elle s'imbiba de ses quelques mots en criant un tel plaisir qu'il continua à écrire et la remplir. Des mots, des mots, des phrases, un flux régulier et incessant, des vagues de maux, des écumes ou du crachin, des reflux pour mieux revenir, une houle, une houle, une vague, une déferlante, une écume. Aurait-elle eu des doigts, elle se les serait mordus jusqu'au sang noir qu'il déversait en elle.

Elle, la page blanche sur le bureau, la seule qui peut le comprendre, celle qui sait attendre le meilleur coefficient de marée choisi des Muses.

 

Elle, la page blanche sur le bureau, prisonnière dans son carcan de blanc, incapable sans lui. Infertile.

 

Aride.

 

 

 

Au parc

 

Le monde a changé...

 

Nous ne savons plus trop où nos pas nous guideront, mais nous devons cheminer, en levant les pieds pour éviter les obstacles.

 

Notre démarche sera, alors, forcément plus maladroite vers notre destination...

 

Il faisait chaud et c'était toujours ça à prendre. Au moins quelques rayons de soleil et une lumière utile dans la brise légère le long de l'allée, le parfum sucré des robiniers et le spectacle des moineaux se rafraîchissant les pattes, dans un peu d’eau laissée sur le gravier par quelques arrosoirs renversés.

 

C'est un joli parc, en fait, se disait-il en cheminant et en  réfléchissant en même temps sur les améliorations qu'il aurait pu y apporter s'il en avait le temps ou, plus exactement, s'il le prenait : quelques fleurs, à droite, méritent moins d'exposition, ce bosquet est mal taillé, cette pierre, ici, est mal alignée, faute de goût sur la couleur et le choix des végétaux à gauche et il y a quelques espaces que le gardien a du oublier d'entretenir, comme ce rectangle avec cette vieille grille rouillée en fer forgé où meurt depuis des années une fleur en plastique délavé.

 

Il continua son chemin dans les allées rectilignes. Un gros chat orange, assez moche mais bien charnu, employait son présent à n'en rien faire, mollement allongé sur le flanc, à l'ombre sur une pierre plate joliment décorée, entre deux jardinières de kalanchoés mauves et jaunes. Il bailla en s'étirant langoureusement afin de justifier d'un minimum d'activité dans sa journée, pour se laisser retomber mollement, avec la satisfaction de la tâche accomplie, sans scrupule aucun pour les visiteurs contribuables qui, des fois, lui filaient à bouffer.

Des flaques d'ombre se formaient sous les hauts conifères hautains, pour le plaisir du chat, mais aussi pour le sien. Il fit une halte sur le chemin menant au sommet de la colline et s'assit sur un banc en regardant sa montre et s'assoupit.

Elle lui avait dit : "15h30 ou quand tu peux". Il avait choisi l'option la plus pratique et n'avait nul besoin de se dépêcher. La brise rafraîchissante caressait un carré d'élégants cosmos aériens.

En silence...  Toujours, en silence... sans le bruit qu'il ne voulait plus entendre, sans le tumulte ni le tintamarre des tambours du cœur et du tracas qui lui étouffait les oreilles, qui remue chaque organe à l'intérieur, les serre, les presse et les balance après comme de la viande jetée au rebut...

 

Il rouvrit les yeux après sa sieste et vit le gravier rouge entre ses pieds. Le sommet n'était pas bien loin, il se frotta les yeux à pleines paumes, les laissa glisser sur ses joues puis reprit son chemin.

 

Elle aussi était impatiente, elle le montrait en agitant deux aiguilles en plastique se croisant rapidement et en gratifiant l'heureux visiteur d'un regard un peu bizarre disant qu'en fait, non, il aurait dû faire autre chose en ce moment, être quelqu'un d'autre et aller se faire voir ailleurs par la même occasion et que finalement il n'avait rien à foutre là.

 

Mais quand même...Assise sur un banc veiné de lierre, elle l'attendait.

 

-      "Tu es en retard" dit-elle

-      Bien sûr, puisque je ne viens jamais.

-      Tu pourrais venir de temps en temps, après tout...

-      Pourquoi faire ? Arroser les fleurs, te faire la conversation, faire le ménage, te lire un livre, t'informer sur les soldes les plus intéressantes ?

-      Oh, ça va... Ne soit pas aigri... L'amertume suffit à elle-même. On marche un peu ?

-      Bof, je préfère rester là. Je suis crevé, j'en peux plus...

-      Qu'est-ce que je devrais dire ! Tu as oublié mon âge ?

-      En fait, je ne m'en suis jamais trop souvenu. J'avoue que je devais toujours calculer d'après ta date de naissance... à un ou deux ans près...

-      C'est du beau... Heureusement pour toi que je n'entends ça que maintenant. Bon, qu'est-ce qu'il t'arrive ?

-      J'en ai marre. Trop de boulot, pas assez d'argent, la crise, j'ai la vue qui baisse, j'ai mal partout, j'aime plus Noël et j'ai...

-   Quarante-cinq ans. Je sais, ça m'a fait ça aussi, mais quand j'en ai eu cinquante.

 

Elle lui sourit de son plus beau regard.

 

Que lui dire, en fait ? Qu'il ne pourrait jamais faire machine arrière ? Il le savait bien, le chemin serait bien trop difficile en sens inverse. Il serait encore beaucoup plus dur à refaire. Alors lui dire quoi ? Que le meilleur était à venir ?

Qui pouvait le dire...à part, peut-être, cette saloperie de chat qui laissait pendre sa langue violette de manière pathétiquement obscène et déplacée tant sa présence n'apportait rien à quiconque, y compris à l'écosystème...

 

-      Je sais plus trop, dit-il. Trop de paramètres à gérer, trop de poids sur les épaules, trop de tout, tout va trop vite et j'ai trop peu de temps. Ou alors il me faut un truc pour m'éviter d'être accro au sommeil. Tiens, au fait, sais-tu que j'en suis arrivé à dormir tous les jours ? Invariablement il me faut ma dose ; disons entre sept et neuf heures de sommeil ! Bon, le problème, c'est qu'avec cinq ou six, j'arrive à me débrouiller mais bon, je suis pas assez d'attaque et, en fait, …

-      Arrête, j'ai compris...T'es crevé tout le temps. C'est ça ?

-      Oui.

-      Et tu viens me voir uniquement pour te plaindre ?

-      Mais non ! Je suis pas bien, c'est tout...

-      Moi, je préférerais que tu viennes ici quand tu es bien, pour que je puisses profiter de toi, te retrouver, te parler, te demander des nouvelles, sans toutes ces abeilles et ces mouches noires qui te tournent autour !

 

Il  agita frénétiquement les bras autour de son visage.

 

-      Mais non ! C'est une image ! Bon sang mais tu es idiot ou quoi ? Alors, maintenant, écoute-moi : ce que je vais te dire, tu vas l'entendre. Nous sommes à côté l'un de l'autre, sur le même banc, au même moment. C'est une chance. Tu n'as pas de problème d'audition ? Non ? Alors écoute : tu as des soucis ? Ton rôle ici est de toujours essayer de les surpasser pour atteindre l'impossible, ton impossible à toi. Bien sûr, à ta manière, pour peut-être laisser une trace  et un exemple vers ceux qui viendront après toi. Alors, bien sûr, excuse-moi, cela demande un peu d'efforts... Tu es habitué à en faire, des efforts ?

-      Trop, toujours, j'en ai marre, ça me saoule, ça me fatigue. J'ai plus l’énergie. Pardon. Désolé, mais les murs que je dois abattre sont trop solides. Je descends là.

-      D'accord ! Descends ! Abandonne le navire ! Et que feras- tu ? Tu nageras tout seul ? Vers où ? Bon, maintenant, c'est moi que tu « saoules », comme tu dis vulgairement. C'est un truc de jeunes, ça, non ? Bref, c'est vrai que briser des murs à coup de tête, ça fait mal, encore plus quand on le fait seul. On s'écorche, on se casse les ongles ou chaque phalange contre le béton, le marbre ou ...la terre. On en a plein les doigts et on demande : qui a une brosse à ongles ?

-      Très drôle...

-      Attends, écoute : quand on réussit, contre toute attente, alors qu'on se croyait seul, sans « les autres » et que l'on avait tout planifié, tout calculé et qu'on se disait : ça doit marcher, et qu'au final, ça marche, on se dit...

 

On se dit rien...

 

On prend juste une bouffée d'air et on respire. On respire à nouveau en sentant cette fois l'air qui rentre dans les poumons et on recrache tout l'oxyde de carbone et tout le reste en une fois. Alors là, on peut regarder la photo de soi gamin et décider de se dire, se féliciter : j'y suis arrivé ! Moi, l' enfant que j'étais, je suis toujours moi et je suis toujours toi.

 

-      Pur délire ! Je ne suis plus ce geignard qui faisait chier tout le monde !

-      Pardon ? En es-tu sûr ? Crois-tu que tu as la science infuse avec ta petite vie étriquée ?

-      ETRIQUEE ? Comment ça « étriquée « ?

 

Il se leva et donna un violent coup de pied sur les vases alentours.

 

-      Bravo, belle démonstration inutile. Ta sœur sera contente, c'est elle qui les remplit. Ça te mène où, tout ça ?

-      J'en sais rien... Dis-moi, justement, c'est quoi, tout ça, ce truc, la vie, la naissance, la mort ? Je vis mais j'ai pas le temps de tout comprendre. Le paysage passe mais j'ai pas le droit aux escales...

-      J'en sais trop rien non plus...Y'a un truc que j'ai lu dans « Voici-Voilà », attends, je cherche... C'était un article sur l'origine et le but de l'existence humaine. Alors page deux, page trois, page quatre, ah ! Le président qui casque encore, page cinq, voilà, je lis :

 

« Nous ne pouvons qu'être que les pionniers de notre propre vie car nous ne savons jamais ce que notre aventure nous réservera...et personne ne vit à notre place. Nous sommes prisonniers de notre scaphandre et nous devons trouver comment faire arriver l'air.

 

Nous sommes tous comme ça. Nous avons tous les mêmes problèmes, nous partageons tous le même horizon.

Chaque horizon est différent à chacun mais nous regardons tous dans la même direction quand nous contemplons les étoiles.

 

Certains les regardent sans les voir. Certains les montrent en regardant par terre vers leur enfant alors qu'il serait mieux de se taire et de lever les yeux avec lui, ensemble vers elles »

 

-      Bah, c'est nul. C'est d'une évidence... Aucun intérêt !

-      Je m’occupe comme je peux ici, tu sais, un peu de lecture, du tricot, un œil sur toi, ta sœur, ton père... Tu arrives à rêver quand même, quelques fois ?

-      Oui... Ça m'évite les cauchemars de temps en temps mais pas toujours. Et toi ?

-      Je n'en ai plus. Je n'ai plus de peurs. Ma seule peur n'est plus tournée vers moi mais vers les autres. Peux-tu le comprendre ? Mais je m'inquiète quand même : vous n'arrivez pas à réaliser que tout ce qui s'achète n'a aucune valeur... et ça, cela me fait véritablement peur. Tu sais, mes restes sont sous du granit, le marbre était trop cher et de toute façon inutile, sauf pour les yeux et le paraître. Je n'y suis plus. Je suis partout ailleurs, en tout souvenir, toute image, toute blessure soignée, en toute chose. Quand reviendras-tu ?

-      Quand tu veux... Toujours pas de chrysanthèmes, je suppose, tu n'as jamais aimé ça.  Appelle...

-      Et quand te reverrai-je ?

-      Le plus tard possible, j'espère.

-      Au revoir …

-      Bisous Maman.

-      Bisou mon fils.

-      Tu le croises des fois ?

-      Qui ça ?

-      Ben celui qui a donné sa vie pour nous le salut, etc. Je vais pas te relire tous les livres qui parlent de lui, c'est trop long.

-      Bof, il est trop occupé. Tout ce que je peux dire, c'est que s’il y a quelqu'un à qui on peut pas faire de reproches, c'est bien lui.... Allez, file...

 

Pour Maman

 

 

Ils sont tous là

 

Ils sont tous venus en voiture de fonction, en camion, à vélo, en train-train, à bout, à pied, aux mains, en psychomoteur, à des conclusions, pour rien, seuls ou accompagnés, d'à-côté ou de plus loin, faire une déclaration, de partout ou d'ailleurs, mais ils sont tous là à faire la queue sur le bitume aqueux de la place principale inondée de lumière pour l'occasion.

Il fait chaud et ils transpirent. C'est mieux que d'avoir froid.

Ils sont tous venus. Ils font la queue. Ils attendent leur tour. Certains ont profité de l'occasion pour dresser un stand, pour faire signer des pétitions qui feront libérer un opposant aux supermarchés. D'autres font patienter leur progéniture en secouant le doudou en peluche ou la sucette qui permet de dormir deux heures par nuit. Quelques-uns uns s'en fichent car ils n'ont que ça à faire. Un ou deux veulent arrêter de fumer et mâchent du chewing-gum. Un s'énerve parce qu'il a arrêté de fumer et devient agressif et impatient. Un autre en robe orange respire profondément en signant un chèque pour payer son salut. Une demi-portion veut aller faire pipi. Une scande le nombre de victimes d'Union Cardobe et de Télé France Un, certains montrent des photos d'enfants avalés par leur camisole de jeu et certains sont nus sous leurs lunettes de lune.

 

- Trois secondes chacun, répète le préposé.

 

Deux font l'amour et trois se disputent les miettes d'un magazine libertaire. Cinq spéculent sur la valeur de l'eau. Dix comptent leurs dividendes et trente-deux relisent "Le Seigneur des Anneaux" en attendant leur tour.

Il se met à pleuvoir. Le vent déchire les plus belles toilettes et la grêle assomme ceux qui n'ont pas de paraglace. Il se met à faire froid mais ils sont tous là. Un par un. Deux par deux ou tout seul.

Ils sont tous là et ils attendent leur tour. Certains passeront en hiver, d'autres en été. Trois secondes chacun. Pas plus. Il y aura du temps pour tout le monde, il faut être patient.

 

Pour tuer le temps, quelques-uns uns font péter des bombes dans les supermarchés, les gares, les distributeurs de nourriture synthétique ou les emballages de travaux temporaires. D'autres en emprisonnent d'autres qui portent un nom qui finit en " –man", "-kan" ou "-vredech". Trois ou quatre chassent des vampires mais ne sont pas assez.

On leur a imposé leurs besoins, mais ils savent encore ce dont ils ont besoin. Les intermédiaires coûtent cher alors on leur a dicté leurs envies. Ils savent encore ce que tu ne sais pas encore, c'est pourquoi ils sont tous là.

On leur a octroyé ça pour éviter qu'ils cassent les belles barres bien hautes et bien grises plantées sur des parkings avec un bac à sable en- bas pour que leurs portées apprennent ce qui est sale. On avait bien mis des antennes en haut des barres pour les endormir, mais ça les a excités.

Même ceux d'en haut sur le paysage étaient descendus car on avait masqué tout ça par un nuage tout jaune qui remontait des fois et les faisait tousser. Ils sont tous venus, ils sont tous là, ils sont montés ou descendus, ils ont fait la grève, ils se sont fait licencier, ils ont abandonné leurs études, elles sont parties du trottoir,  elles se sont envolées, ils ont oublié de rendre leurs chiffres, ils ont atterri et caché leurs ailes, elle a coupé le câble ombilical branché sur son unité centrale mais elle est venue en perdant ses données, il est venu en courant en tirant sa mère par la main et en laissant tomber son Mac Daube Menu.

Ils sont venus, ils sont tous là. Trois secondes chacun. Il a oublié celle qu'il aimait, elle a économisé sur les courses pour se payer le train avec ses quatre gosses, ils ont vendu leur voiture, ils ont vendu leurs meubles, ils ont vendu leur âme, ils ont tout perdu et ils sont là.

 

Trois secondes.

- Un, deux, trois. Suivant ! crie le préposé.

 

Ils ont tous quitté ce qu'ils aimaient ou détestaient, ce qu'ils avaient ou enviaient, pour retrouver ce dont on leur avait parlé.

Trois secondes. Plus que trois secondes pour tous les calmer et les discipliner, les faire rentrer dans le rang, leur faire avaler ou vomir les diplômes obligatoires, les caser dans une catégorie socio-professionnelle et les faire consommer. Trois secondes pour qu'ils votent bien.

 

- Un, deux, trois, suivant ! égraine le préposé.

 

C'est son tour. Il n'a qu'un, deux, trois ans mais déjà des narines. Un, deux, trois et il sourit et essaye de la toucher mais elle est protégée dans une vitrine de verre perforé.

 

Ils attendent tous derrière lui pour respirer la dernière fleur.

 

 

©Didier Canivenc

 



Didier Canivenc

Été 2024

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1 mars 2002