Le sentier des loups
oubliés
Elle
s’engagea dans le sentier dit des « Loups oubliés ». Il longeait d’un côté
les abords d’une forêt et de l’autre dominait l’océan. Le passage était
étroit et tortueux. Tout au bout, un château surgit du brouillard, vision
crépusculaire comme dans un cauchemar éveillé. La faible lueur de sa
lanterne lui laissa à peine entrevoir le corbeau qui venait de se poser sur
la petite plage en contre-bas.
L’entrée
du château était obstruée par une végétation si dense qu'elle la protégeait
sans doute de toute intrusion. Un cri strident déchira le tissu de la nuit.
Peut-être était-ce un esclave oublié au fond d’une geôle qui avait poussé
ce cri, comme un dernier appel à témoin de son incarcération.
Écorchée
par les ronces qui avaient envahi le seul accès menant au château, presque
en sang telle une bête aux abois, elle parvint péniblement à s’approcher
d’une petite fenêtre au rez-de-chaussée. Elle discerna à l’intérieur la
silhouette d’une femme au teint pâle jusqu'à la transparence, avec de longs
cheveux blanchis par les années. Assise au bord d’un canapé décrépit, elle
était totalement absorbée par la lecture d’un livre paraissant aussi ancien
que précieux.
Elle
n’osa plus bouger et retint son souffle pour ne pas effrayer cette femme de
l’ombre, apparition sortie tout droit d’une tombe enfouie dans le désert de
sa mémoire.
Derrière la porte
L’herbe folle du jardin commençait à
jaunir et elle se promit de quitter bientôt cet endroit de solitude pour
aller rejoindre celui qui l’attendait ailleurs. Elle avait tant espéré
retrouver à ses côtés son âme d’enfant, libre, de toute éternité. Elle n'aurait
plus perdu son chemin, car il l'aurait éclairé pour elle sous des lampes
d’argile.
En attendant, sa journée s’étirait
comme toutes les autres, en une longue insomnie jusqu’au crépuscule qui
annonce sa délivrance en ébauchant les contours indistincts de sa nuit.
Elle l'avait rêvé si fort et partout, dans les nuages mouvants et dans l’ombre
décomposée d'un soleil oblique. Et lui, reconnaîtrait-il un jour, sous son
profil de femme, l’enfant restée là-bas, dans sa chambre, de l’autre côté
du miroir ?
//
Elle revoyait encore la porte de sa
maison perdue, comme une frontière dressée entre elle et le monde
extérieur. Un monde étranger à son univers intime peuplé de rêves encore en
devenir. Elle entendait toujours les bruits de cette guerre sans nom qui
sévissait dehors, derrière la porte. Mais tout cela ne changeait rien à son
reflet d'alors dans le miroir.
Elle ressentait encore cette solitude
de l’enfance qu’elle craignait tout en la chérissant, un peu comme celle du
pêcheur solitaire qui ne cherche jamais rien d’autre que lui-même au bout
de sa ligne. Elle se souvenait toujours de cette enfant, si effrayée par la
traversée de ce « couloir des condamnés », celui menant à la
porte interdite. Elle ne cesserait jamais de tourner le dos à cette porte.
Remonter sans fin cet escalier qui la protégeait en l’éloignant marche
après marche du bruit et de la fureur du dehors, n'ayant qu'une hâte,
rejoindre son refuge à l'étage. Plus haut, toujours plus haut. Là où elle
pouvait reprendre le fil de son rêve préféré, celui de cette Princesse
lointaine qui un jour décide de se déguiser en servante pour aller voir le
Monde...
Portrait de femme
Elle n’avait jamais tiré le bon
numéro aux jeux de hasard et ce jour-là elle pressentit qu’elle allait
encore une fois tenter le diable en acceptant un rendez-vous dans une
galerie avec cet homme inconnu, sans se douter de la rencontre qu’elle
ferait. Elle revoyait encore distinctement ce portrait de femme au teint de
marbre et aux yeux brûlants de fièvre qui lui avait soudain renvoyé sa
propre image dans un miroir d’impudeur. Elle s’était sentie comme percée à
jour devant ce portrait énigmatique qui semblait vouloir lui adresser un
message. Pour dissimuler l’émotion qui commençait à l’envahir, elle
détourna le regard du tableau, faisant mine de chercher son inconnu à
travers la salle d’exposition. Mais côté cour comme côté jardin, l’étoffe
des corps qui s’interposaient entre eux brouillait totalement son
discernement.
Ce portrait de femme si fascinant
l’avait projetée dans un passé lointain qu’elle s’était efforcée d’enfouir
au plus profond d’elle-même. Elle avait tant désiré se défaire de l’emprise
que cet homme du passé avait exercée sur elle, s’efforçant d’occulter d’une
façon ou une autre tout ce qui aurait pu la ramener à cette période de sa
vie… Mais quelquefois il lui arrivait d’entendre même le cliquetis des
perles s’entrechoquant entre ses doigts, du temps où elle arborait
fièrement ce collier offert pour sublimer sa juvénile beauté. L’image était
un peu floue dans sa mémoire, mais le geste et le bruit étaient toujours
là. Et ce jour-là face à ce tableau, lui était remontée cette pulsion
intense de désir qu’elle avait cru avoir avoir éradiqué pour toujours de sa
mémoire sensorielle. Cette envie irrépressible d’être désirable, de se
sentir encore vivante.
//
Elle avait brusquement décidé de
quitter le lieu de son improbable rendez-vous avec un bel inconnu, se
demandant s’il n’avait pas été seulement le fruit de son imagination et si
ce n’était pas un pur hasard qui l’avait conduite dans cette galerie pour
se retrouver elle-même à travers ce portrait de femme.
Une petite plage
tranquille
Assise sur un rocher surplombant la
plage, j’avais porté mon attention sur un couple mal plutôt mal
assorti ; ils installaient avec mille précautions leurs serviettes sur
le sable.
Patiemment, j’attendais le moment où
se déchirerait le voile mutique qui les séparait comme une frontière
infranchissable. Je devinais presque leurs fissures intérieures à la façon
qu’ils avaient de se protéger l’un de l’autre par un simulacre de lecture.
Ils se fuyaient du regard derrière leur journal comme on s’abrite des
regards inquisiteurs derrière les paravents des temps modernes. J’imaginais
aisément leur lente agonie conjugale et m’attardais plus longuement sur le
visage émacié de l’homme me paraissant si mystérieux avec ses allures
d’espion en cavale. Je ne sais encore pour quelle raison j’avais tenté de
fixer dans ma mémoire les dernières images qui me resteraient d’eux. À
force de faire couler du sable entre mes doigts, de façon presque hypnotique,
mon attention se déporta peu à peu vers un tout autre rivage.
//
Mon esprit s’évada sans prévenir et
je me suis retrouvée soudain face à ma mère qui m’attendait ce soir-là du
haut des marches pour m’annoncer la mort soudaine de mon chien. Je revis
alors cette scène de nuit glaciale où j’avais décidé d’enterrer toute seule
mon chien tant aimé, ce fidèle petit compagnon de tous mes jeux d’enfant
solitaire.
Après avoir enfilé à la hâte une
veste chaude et jeté un coup d’œil par le trou de la serrure à la chambre
des parents pour m’assurer de leur sommeil, j’avais enveloppé dans une
couverture la dépouille encore tiède de mon chien. Et comme je connaissais
son penchant naturel pour les escapades dans le petit bois jouxtant notre
jardin, je décidai donc de marcher dans ses traces afin d’y trouver le bon
endroit où l’ensevelir. Avec mon chien à bout de bras, je me dirigeai donc
vers le bois qui semblait m’attendre dans cette nuit d’hiver étoilée.
//
Le
lendemain, je ne fus pas vraiment surprise d’apprendre par le journal local
la mort suspecte de ce même individu qui, la veille, avait tant nourri mon
imaginaire. Dès le lever du jour, son corps criblé de balles avait été
retrouvé sur la grève, souillant de tout son sang le sable encore vierge de
cette petite plage d’habitude si tranquille. Deux jours plus tard, on
apprit que le cadavre retrouvé était en fait le parfait sosie du dirigeant
d’une faction terroriste, traqué depuis longtemps par les forces de l’ordre.
Une fin tragique pour cet homme sans visage, pantin dérisoire et victime
d’une farce sans nom...
©Elisa Ka
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