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Printemps 2024

 

 

Elisa Ka.

 

Proses inédites

 

 

 

Le sentier des loups oubliés

Elle s’engagea dans le sentier dit des « Loups oubliés ». Il longeait d’un côté les abords d’une forêt et de l’autre dominait l’océan. Le passage était étroit et tortueux. Tout au bout, un château surgit du brouillard, vision crépusculaire comme dans un cauchemar éveillé. La faible lueur de sa lanterne lui laissa à peine entrevoir le corbeau qui venait de se poser sur la petite plage en contre-bas.

L’entrée du château était obstruée par une végétation si dense qu'elle la protégeait sans doute de toute intrusion. Un cri strident déchira le tissu de la nuit. Peut-être était-ce un esclave oublié au fond d’une geôle qui avait poussé ce cri, comme un dernier appel à témoin de son incarcération.

Écorchée par les ronces qui avaient envahi le seul accès menant au château, presque en sang telle une bête aux abois, elle parvint péniblement à s’approcher d’une petite fenêtre au rez-de-chaussée. Elle discerna à l’intérieur la silhouette d’une femme au teint pâle jusqu'à la transparence, avec de longs cheveux blanchis par les années. Assise au bord d’un canapé décrépit, elle était totalement absorbée par la lecture d’un livre paraissant aussi ancien que précieux.

Elle n’osa plus bouger et retint son souffle pour ne pas effrayer cette femme de l’ombre, apparition sortie tout droit d’une tombe enfouie dans le désert de sa mémoire.

 

Derrière la porte

L’herbe folle du jardin commençait à jaunir et elle se promit de quitter bientôt cet endroit de solitude pour aller rejoindre celui qui l’attendait ailleurs. Elle avait tant espéré retrouver à ses côtés son âme d’enfant, libre, de toute éternité. Elle n'aurait plus perdu son chemin, car il l'aurait éclairé pour elle sous des lampes d’argile.

En attendant, sa journée s’étirait comme toutes les autres, en une longue insomnie jusqu’au crépuscule qui annonce sa délivrance en ébauchant les contours indistincts de sa nuit. Elle l'avait rêvé si fort et partout, dans les nuages mouvants et dans l’ombre décomposée d'un soleil oblique. Et lui, reconnaîtrait-il un jour, sous son profil de femme, l’enfant restée là-bas, dans sa chambre, de l’autre côté du miroir ?

//

Elle revoyait encore la porte de sa maison perdue, comme une frontière dressée entre elle et le monde extérieur. Un monde étranger à son univers intime peuplé de rêves encore en devenir. Elle entendait toujours les bruits de cette guerre sans nom qui sévissait dehors, derrière la porte. Mais tout cela ne changeait rien à son reflet d'alors dans le miroir.

Elle ressentait encore cette solitude de l’enfance qu’elle craignait tout en la chérissant, un peu comme celle du pêcheur solitaire qui ne cherche jamais rien d’autre que lui-même au bout de sa ligne. Elle se souvenait toujours de cette enfant, si effrayée par la traversée de ce « couloir des condamnés », celui menant à la porte interdite. Elle ne cesserait jamais de tourner le dos à cette porte. Remonter sans fin cet escalier qui la protégeait en l’éloignant marche après marche du bruit et de la fureur du dehors, n'ayant qu'une hâte, rejoindre son refuge à l'étage. Plus haut, toujours plus haut. Là où elle pouvait reprendre le fil de son rêve préféré, celui de cette Princesse lointaine qui un jour décide de se déguiser en servante pour aller voir le Monde...

 

Portrait de femme

Elle n’avait jamais tiré le bon numéro aux jeux de hasard et ce jour-là elle pressentit qu’elle allait encore une fois tenter le diable en acceptant un rendez-vous dans une galerie avec cet homme inconnu, sans se douter de la rencontre qu’elle ferait. Elle revoyait encore distinctement ce portrait de femme au teint de marbre et aux yeux brûlants de fièvre qui lui avait soudain renvoyé sa propre image dans un miroir d’impudeur. Elle s’était sentie comme percée à jour devant ce portrait énigmatique qui semblait vouloir lui adresser un message. Pour dissimuler l’émotion qui commençait à l’envahir, elle détourna le regard du tableau, faisant mine de chercher son inconnu à travers la salle d’exposition. Mais côté cour comme côté jardin, l’étoffe des corps qui s’interposaient entre eux brouillait totalement son discernement.

Ce portrait de femme si fascinant l’avait projetée dans un passé lointain qu’elle s’était efforcée d’enfouir au plus profond d’elle-même. Elle avait tant désiré se défaire de l’emprise que cet homme du passé avait exercée sur elle, s’efforçant d’occulter d’une façon ou une autre tout ce qui aurait pu la ramener à cette période de sa vie… Mais quelquefois il lui arrivait d’entendre même le cliquetis des perles s’entrechoquant entre ses doigts, du temps où elle arborait fièrement ce collier offert pour sublimer sa juvénile beauté. L’image était un peu floue dans sa mémoire, mais le geste et le bruit étaient toujours là. Et ce jour-là face à ce tableau, lui était remontée cette pulsion intense de désir qu’elle avait cru avoir avoir éradiqué pour toujours de sa mémoire sensorielle. Cette envie irrépressible d’être désirable, de se sentir encore vivante.

//

Elle avait brusquement décidé de quitter le lieu de son improbable rendez-vous avec un bel inconnu, se demandant s’il n’avait pas été seulement le fruit de son imagination et si ce n’était pas un pur hasard qui l’avait conduite dans cette galerie pour se retrouver elle-même à travers ce portrait de femme.

 

Une petite plage tranquille

Assise sur un rocher surplombant la plage, j’avais porté mon attention sur un couple mal plutôt mal assorti ; ils installaient avec mille précautions leurs serviettes sur le sable.

Patiemment, j’attendais le moment où se déchirerait le voile mutique qui les séparait comme une frontière infranchissable. Je devinais presque leurs fissures intérieures à la façon qu’ils avaient de se protéger l’un de l’autre par un simulacre de lecture. Ils se fuyaient du regard derrière leur journal comme on s’abrite des regards inquisiteurs derrière les paravents des temps modernes. J’imaginais aisément leur lente agonie conjugale et m’attardais plus longuement sur le visage émacié de l’homme me paraissant si mystérieux avec ses allures d’espion en cavale. Je ne sais encore pour quelle raison j’avais tenté de fixer dans ma mémoire les dernières images qui me resteraient d’eux. À force de faire couler du sable entre mes doigts, de façon presque hypnotique, mon attention se déporta peu à peu vers un tout autre rivage.

//

Mon esprit s’évada sans prévenir et je me suis retrouvée soudain face à ma mère qui m’attendait ce soir-là du haut des marches pour m’annoncer la mort soudaine de mon chien. Je revis alors cette scène de nuit glaciale où j’avais décidé d’enterrer toute seule mon chien tant aimé, ce fidèle petit compagnon de tous mes jeux d’enfant solitaire.

Après avoir enfilé à la hâte une veste chaude et jeté un coup d’œil par le trou de la serrure à la chambre des parents pour m’assurer de leur sommeil, j’avais enveloppé dans une couverture la dépouille encore tiède de mon chien. Et comme je connaissais son penchant naturel pour les escapades dans le petit bois jouxtant notre jardin, je décidai donc de marcher dans ses traces afin d’y trouver le bon endroit où l’ensevelir. Avec mon chien à bout de bras, je me dirigeai donc vers le bois qui semblait m’attendre dans cette nuit d’hiver étoilée.

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Le lendemain, je ne fus pas vraiment surprise d’apprendre par le journal local la mort suspecte de ce même individu qui, la veille, avait tant nourri mon imaginaire. Dès le lever du jour, son corps criblé de balles avait été retrouvé sur la grève, souillant de tout son sang le sable encore vierge de cette petite plage d’habitude si tranquille. Deux jours plus tard, on apprit que le cadavre retrouvé était en fait le parfait sosie du dirigeant d’une faction terroriste, traqué depuis longtemps par les forces de l’ordre. Une fin tragique pour cet homme sans visage, pantin dérisoire et victime d’une farce sans nom...

 

©Elisa Ka

 



Elisa Ka

Printemps 2024

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002