L’affiche
L’orage
avait éclaté brusquement et aveuglé le soleil par une marée de nuages
noirs. La pluie, violente et soudaine, avait pris les passants au dépourvu.
Certains
s’abritaient sous des porches, d’autres tentaient de se protéger avec leur
journal, leur sac à main ou encore leur mallette de bureau qu’ils
maintenaient en dérisoires protections au-dessus de leur tête. Les plus
sportifs couraient sous ce déluge comme si le fait d’accélérer le pas
pouvait leur éviter d'être trempés jusqu'aux os. D’autres enfin, comme lui,
avaient choisi de s'abriter dans le premier lieu public rencontré.
Il
trouva refuge dans un modeste troquet coincé entre deux immeubles aux
façades délabrées. Dès qu’il eut franchi le pas de la porte, il sentit
confusément qu’il avait mis les pieds dans un endroit singulier, hors du
temps. Une lumière blafarde éclairait chichement une salle minuscule. Un
porte-manteau fatigué, quatre tables bancales défiant la gravité et un
vieux comptoir de zinc en constituaient le rudimentaire mobilier.
D'anciennes affiches bordées de noir décoraient des murs jaunis par le
tabac.
Le
patron, enfoui dans la poussière de ses bouteilles, essuyait machinalement
un verre avec un torchon plus que douteux. Le silence était si épais qu’on
pouvait entendre le frottement humide du tissu sur les parois du verre.
Appuyé au comptoir, l'unique client semblait complètement absorbé par les
vestiges d'une mousse qui se liquéfiait dans sa chope vidée d'un trait.
Aucun des deux individus ne semblait avoir remarqué sa présence.
Complètement détrempé et pataugeant dans la mare qui s'étalait à ses pieds,
il se tenait toujours sur le seuil, incapable de bouger ou d’articuler un
seul mot. Un malaise indéfinissable l'avait complètement paralysé car ce
sinistre endroit lui était apparu comme totalement exclu du monde. C'est
alors qu'une voix éraillée déchira le silence ; le client solitaire cracha
soudain ces mots comme pour s'en délivrer :
–
Est-il possible que quelqu’un ait enduré pire souffrance que la mienne ?
La
voix qui venait de proférer ces paroles énigmatiques était dépourvue de
toute consonance humaine, mais plutôt d’une entité provenant d’un autre
univers, une autre dimension du réel.
Il
était resté pétrifié par une terreur annihilant toute volonté d'action. Ces
mots le frappèrent avec une telle puissance qu’une panique incontrôlable
commença à l’envahir et, jusqu'à ce jour encore, il ne sait comment il
parvint à recouvrer tous ses sens.
D'un
seul bond, il tourna les talons et s'enfuit sans demander son reste. Il
s'éloigna en courant jusqu'à en perdre le souffle, avec la douloureuse
sensation d’avoir avalé un énorme morceau de coton filandreux. C'est alors
qu'il ne put retenir ce cri qui sortit de ses entrailles et vidant d'un
seul coup ses poumons :
–
Cette voix-là, je n'pourrai jamais l'oublier !
***
L’orage
avait cessé mais le ciel demeurait toujours aussi désespérément noir.
Quelques passants, surpris par son cri de détresse, le fixèrent de cet œil
narquois jeté aux pauvres hères qui soliloquent en arpentant sans fin les
rues des grandes cités.
Le
fait de s’être ainsi fait remarquer par ces passants nocturnes ne le gêna
pas outre mesure. Au contraire, cela avait eu l'effet de le ramener à la
vie, après son incroyable incursion dans ce qui lui parut être un monde
parallèle.
La
pluie avait cessé à présent et, juste avant que les lueurs de la ville ne
soient absorbées par l'épaisse brume s'élevant de la mer, il se retourna
pour savoir s’il n’avait pas rêvé et fixer dans sa mémoire l’existence de
ce lieu improbable.
Mais
il ne vit rien d'autre, coincé entre les deux immeubles vétustes, qu’un mur
totalement décrépit et placardé en son milieu d'une grande affiche noire.
(Texte
2018)
***
La dernière marche
Le
noir étincelant de ses souliers lui éclaboussait le regard et le forçait à
marcher la tête haute.
D’aussi
loin qu’il se souvint, il n'avait jamais porté que des vêtements
flambant-neufs et des chaussures d'un vernis qui sautait aux yeux. Comme il
souffrait depuis sa prime enfance de quelques troubles de la mémoire, il
portait toujours autour du cou une chaîne avec un médaillon sur lequel
étaient inscrits son nom et son adresse. Et s’il lui arrivait parfois
d’oublier jusqu’à son propre visage, il lui suffisait de baisser les yeux
pour le retrouver intact dans le brillant de ses souliers.
Mais
quand il parvenait à remonter une à une les strates de sa mémoire, les
visages de ses parents venant tout juste de franchir les portes de l'exil,
lui apparaissaient comme au premier jour de leur nouvelle existence en
métropole.
Sa
vue ayant beaucoup perdu de son acuité, à présent il ne distinguait plus que
le reflet de sa médaille dans le miroir de ses souliers. Seules les lampes
d'argile qui éclairaient les chemins buissonniers de ses rêves faisaient
encore danser leurs ombres sous ses paupières. Le manège des souvenirs se
mettait alors à tourner dans sa tête jusqu’à ce qu'une migraine plombante
vienne cruellement interrompre ces moments bénis de résurgence.
Une
nuit, alors qu’il était sur le point de s’endormir, un craquement étrange
semblant venir de l’escalier l'incita à quitter précipitamment son lit
douillet pour dénouer ce mystère. Se déplaçant dans l’obscurité avec
l’agilité d’un chat, il n'eut aucun besoin de lumière pour assurer ses pas.
Il venait à peine de descendre quelques marches d'escalier quand un mauvais
pressentiment le stoppa net dans son élan et faillit le faire trébucher.
Une
chape de silence tomba sur ses épaules et, au fur et à mesure de sa
progression, l'angoisse l'envahit tout entier. Soudain son pied droit buta
contre un obstacle qu’il n'avait pu éviter à temps. Il perdit l'équilibre
et, s’écroulant lourdement dans l'escalier, se brisa le crâne sur l’arrête
saillante de la dernière marche.
Les
traits déformés et les yeux naufragés par une coulée de sang, la dernière
vision qu’il eut fut celle de son propre visage reflété dans le vernis
impeccable de ses souliers.
(texte
2019)
©Elisa
Ka
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