Quelques gouttes de
poison
Tout
en longeant les couloirs du lycée, Anne s’efforçait de donner à sa démarche
une allure naturelle afin que la confusion qui régnait dans son esprit ne
soit pas perçue par ses collègues et ne suscite pas des interrogations qui
la dérangeraient.
Depuis
quelques minutes, elle cherchait Christophe, scrutant l’intérieur de chaque
classe, observant les groupes, formés ça et là…
elle l’aperçut à l’angle d’un corridor, entouré de quelques élèves.
Elle
s’approcha et afin qu’il la remarquât, lui fit signe, un signe discret de
la tête, puis entra dans une petite salle vide qui servait de parloir.
Christophe
renvoya alors ses élèves et se dirigea vers la salle. Son visage
naturellement enjoué s’était assombri, l’attitude inhabituelle de sa
collègue l’inquiétait.
Aline
referma la porte derrière eux. Il la dévisagea. Il sentait dans toute sa personne
une tension très forte : ses gestes mécaniques et des tics nerveux
suggéraient que son impassibilité était totalement feinte.
–
Que se passe-t-il ? Hasarda-t-il, en lui prenant la main.
Aline
s’effondra alors, ses yeux s’embuèrent, elle balbutia :
–
Je ne sais pas…. j’ai besoin de ton avis…
Elle
brandit une feuille de papier, la déplia sur le bureau, il remarqua que des
morceaux de papier y étaient collés, reconstituant ainsi un fragment de
message :
« …ont
une réunion importante, le 17/05… à partir de 18h… On se retrouve comme
d’habitude… Ta Caro… »
Puis
une signature suivait…
Christophe
sursauta :
–
C’est l’écriture de Caro !... Et sa signature !
–
Ce matin, en rangeant le blouson de Michel, ces morceaux de papier sont
tombés, je les ai jetés à la poubelle … Mais j’ai aperçu la signature, le
nom et j’ai reconstitué une partie du message....
La
feuille tremblait dans la main d’Aline.
–
Es-tu sûr que c’est bien l’écriture de Caro ?
–
Et comment ? Je reconnais bien l’écriture de ma femme, sa façon de
boucler chaque lettre… Christophe hurlait presque… Regarde le paraphe là…
C’est le sien. Tu les as trouvés dans la poche du blouson de ton
mari ?
Aline,
tétanisée, ne put qu’acquiescer d’un signe de tête.
–
Oui, et j’ai vérifié la date, nous avions bien eu une réunion le 17 mai qui
a duré jusqu’à 22h… Puis on a bavardé avec les collègues… Notre absence a
bien duré cinq à sept heures…
La
colère fit bondir Christophe :
–
Donc ils se retrouvent quand on a des réunions.
« D’habitude »,
indique bien que c’est fréquent… le nom du lieu a été déchiré… Un hôtel
peut être ?...
–
Peut-être seulement pour prendre un pot, temporisa Aline.
–
Tu parles, si c’était aussi innocent, un message écrit, et caché n’était
pas nécessaire.
Chacun
s’effondra sur sa chaise, la fureur l’emportait chez Christophe,
l’abattement chez Aline.
C’était
un coup dur qui frappait leurs vies.
Christophe
et Caroline son épouse, Aline et Michel, son époux, formaient un quatuor
uni. Jeunes mariés, ils sortaient tous les quatre au restaurant le
dimanche, au théâtre, au cinéma le samedi soir, partaient ensemble en
vacances…
À
l’origine, Christophe et Aline s’étaient connus au lycée, où tous deux
venaient d’être nommés, ils avaient sympathisé ayant les mêmes classes, le
même syndicat, les mêmes goûts… et, très vite, ils avaient formé, avec
leurs conjoints respectifs, une petite
bande gaie, active, profitant de leur jeunesse et de leur liberté.
Mais
brutalement, une main diabolique avait noirci les couleurs vives du
tableau. Non ! Ce n’était pas possible ! Quelques morceaux de
papier trouvés dans une poche... Et le poison du doute s’infiltrait dans
leurs esprits.
Ils
restaient là, tous les deux, de part et d’autre du bureau, haletants,
hébétés, incapables de réagir.
La
sonnerie retentit, annonçant la reprise des cours, comme deux automates,
ils se levèrent et sortirent. Christophe murmura :
–
À midi, au Chinois, ne fais rien, surtout…
Aline
répondit par un léger signe de tête.
Comment
se passèrent ces deux heures de cours ?
Aline
eut l’impression de se dédoubler ; la prof donna son cours comme une
machine bien rodée, mais l’épouse avait sombré dans un vide sans nom… Enfin
vint la sonnerie, libératrice.
Sans
prendre le temps de s’attarder, elle se dirigea vers la sortie et arriva la
première au restaurant chinois, elle s’installa dans un recoin et attendit
son ami.
Christophe
ne tarda pas, il s’installa en face d’elle, et ils mangèrent en silence…
–
En as-tu parlé à Michel ? Ou à quelqu’un d’autre ?
–
Non !
–
Alors, reprends les morceaux, je les ai décollés de la feuille, remets-les
dans la poche de Michel, et replace le blouson au même endroit…. Il faut
réfléchir… ne pas agir sous l’impulsion.
Aline
acquiesça, incapable de penser, annihilée…
Ce
message fatal, ces petits morceaux de papier avait mis leur vie en
lambeaux.
Ne
rien dire, faire comme si… Ce fut la seule attitude qu’ils furent capables
d’adopter. Mais le poison était dans leurs veines et commençait son lent
travail de mort.
***
Comment
décrire une vie qui n’est plus ? Une vie « fantôme » d’une autre
vie passée, et pourtant, une vie encore réelle et à vivre ? La
routine, comme une mécanique vide de sens, s’était mise en place dans leurs
deux couples. Rien n’avait changé, mais rien n’était plus pareil. Tout
était soupesé : chaque parole, chaque geste, chaque regard.
Et
eux, leurs conjoints, Michel et Caroline, ne la sentaient-ils pas,
cette pesanteur ?
Ne
voyaient-ils pas cette mascarade qu’on leur jouait ?
Non,
apparemment, rien n’avait changé… Ils allèrent tous les quatre voir un film récent, prirent un verre ensemble à la
sortie, dans leur bar habituel … retournèrent au restaurant le dimanche.
La
seule différence était un rite nouveau dans la vie des deux enseignants.
Ils se réunissaient deux à trois fois par jour, au lycée ou au restaurant,
pour faire le point ! Ce qui consistait à rester assis, abattus,
ou, alors,
l’un allait et venait sans mot dire, tandis que l’autre restait prostré pareillement
silencieux.
Un
jour, Christophe prit l’initiative :
–
Écoute, on va leur tendre un piège… Imaginons une réunion, choisissons le
jour, l’heure tardive, une ville éloignée… nous les avertissons … et nous
rentrons plus tôt que prévu…
Pourquoi
pas ? Aline reprenait vie.
Ainsi,
ils se retrouvèrent au jour et à l’heure annoncés dans le local syndical
déserté ce jour-là.
Aline,
saisie d’un doute, lança :
–
Et s’ils l’avaient fait exprès, tous les deux,
ce message…pour nous faire réagir ? Nous ne sommes, peut-être, pas
assez à leur écoute, ils nous auraient envoyé un signal…
Christophe
était fébrile, le visage sombre, il ricana.
–
Et si nous faisions tous les deux, ici, ce dont on les soupçonne ?
Aline
eut un pâle sourire et haussa les épaules.
Ils
se séparèrent bien plus tôt que l’heure prévue afin de constater l’absence
de leurs conjoints dans leurs foyers respectifs.
Aline
ouvrit doucement la porte de l’appartement, l’entrée était éclairée, mais
Michel dormait un livre posé près de lui. Il n’avait donc pas bougé, ni eu
envie de le faire.
Christophe
trouva son épouse devant la télé, elle s’étonna de la brièveté de leur
réunion et il dut trouver une raison plausible.
***
–
Ils ont dû flairer notre stratagème.
–
Ou ils sont innocents…
–
On a des preuves tout de même !
–
Ces morceaux de papier signifiaient autre chose, peut-être ?
–
Peut-être ?... Peut-être ?... On ne peut pas vivre sans
certitude… s’écria Christophe en se prenant la tête.
Ainsi
commença pour eux une série de rendez-vous imaginaires, sur lesquels ils
s’entêtaient, cherchant une preuve de la trahison, et aussi parce qu’ils
étaient tous les deux incapables de prendre une décision nette et ferme.
Ils
se sentaient les acteurs d’un mauvais vaudeville, qui n’était pas écrit
pour eux.
Peu
à peu, leurs fausses réunions devinrent moins sombres, plus détendues.
Ils
en vinrent à faire des dînettes, chacun apportant quelque nourriture et
boissons. Ils parlaient sans fin de tout pour oublier leur angoisse, leur
soupçon, cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs vies. Aline
sortait de sa léthargie, Christophe sentait s’apaiser sa colère.
***
Et
la vie avait repris ; semblable en apparence, mais insupportable pour
leurs esprits rongés par le soupçon et encore plus par leur incapacité à
agir.
Le
poison du doute avait commencé son lent travail de sape. Les repas
dominicaux au restaurant n’étaient plus égayés comme avant, par la verve de
Christophe et les vives réparties d’Aline, tous deux, minés par leur
souffrance, avaient perdu leur tonicité. Par contre,
les propos banals, voire médiocres, de leurs conjoints, envahissaient les
discussions qui perdaient peu à peu de leur intérêt.
Un
soir, à l’Opéra, en regardant
Michel, elle s’aperçut qu’il somnolait discrètement. Puis ce fut Carole
qui, après une séance de cinéma, montra son incapacité à en comprendre le
scénario.
Ce
lent pourrissement de leur relation s’accrut si bien qu’Aline et Christophe
firent l’amère découverte de la réalité de leurs conjoints. Ils étaient
ordinaires, leurs esprits rampaient au plus bas, quand les deux autres ne
relevaient pas, par la finesse de leurs propos, le niveau des
conversations.
Avec
le doute, s’installa le mépris, le dégoût même… et la colère fut double,
d’une part contre ces êtres qu’ils découvraient brutalement, et d’autre
part contre eux-mêmes qui s’étaient laissés
abuser. Mais aucun d’eux n’envisageait encore la fin de son couple, ils
n’en étaient que plus amers.
Un
jour, Michel proposa à Aline de demander une mutation dans une autre
région.
Aline
pensa qu’un changement s’imposait, ils ne pouvaient plus continuer cette
comédie absurde.
Elle
l’apprit à Christophe, qui saisit à son tour les bienfaits de cette
séparation.
Ce
serait l’occasion pour chaque couple de se régénérer. Lui-même et Caroline
envisageaient d’avoir un enfant.
***
Le
grand bouleversement du déménagement apporta une pause. On était dans
l’action, et Aline pensa que c’était un acte salutaire.
Mais,
enfin confortablement installés dans leur nouvel appartement et dans leur
nouvel emploi, rien n’alla de soi. Libéré, peut-être, de l’étau de la
camaraderie à quatre, Michel orientait ses loisirs, seul ou avec ses
collègues de travail, foot, vélo. Aline fut obligée d’en faire autant, mais
ne retrouva pas la qualité de la relation qu’ils avaient connue avec leur
quatuor. Elle s’ennuyait, se retrouvant seule, sans échanges valables, ses
collègues semblaient mener une vie étriquée. Elle comprit que le charme de
leurs petite bande d’autrefois n’était dû qu’à Christophe et à elle, et que
leurs conjoints avaient été assignés à en faire partie par manque de
personnalité ou par vacuité intellectuelle.
De
leur côté, Christophe et Caroline sombraient dans la déprime ; suite à des fausses couches, leur couple s’effondrait et
ils se lançaient à la tête des reproches de plus en plus violents. Ils ne
pouvaient plus vivre ensemble.
Après
une hospitalisation de Caroline, ils se séparèrent.
Aline
voyait son avenir comme une longue route plate et grise, qui n’allait nulle
part.
Christophe,
lui, restait au bord de la sienne, perdu, ravagé, ne désirant plus avancer.
***
Avant
l’été, Aline reçut l’invitation d’un ancien collègue syndicaliste ; il
partait à la retraite et organisait un jour de festivités avec les anciens,
et il lui proposa de l’héberger une semaine, ou deux, pour lui permettre de
renouer avec ses collègues d’autrefois.
Aline
retourna donc dans la région de sa jeunesse, un peu craintive à l’idée de
retrouver un passé qui lui semblait, à l’aune du présent, plein de délices
à jamais évanouis.
Elle
revit Christophe, chacun d’eux s’épancha auprès de l’autre. Ils parlèrent.
Puis sortirent voir un film récent, en discutèrent en terrasse devant un
verre. Il lui fit découvrir un nouveau restau, ils rirent… ainsi passèrent
les journées en bavardages, en fous rires, retrouvant tous les deux leur
dynamisme d’antan.
Ni
l’un, ni l’autre ne voulait que cela cesse, mais le départ d’Aline était
imminent.
Christophe
lui annonça un matin :
–
Il y a un départ à la retraite qui libérera un poste l’année prochaine. Que
dirais tu de revenir chez nous ?
Aline
le regarda, longuement…
–
Pourquoi restes-tu avec Michel ? reprit Christophe, vous n’avez
plus rien en commun… Quand je t’ai revue, je ne reconnaissais plus la fille
spirituelle et pleine d’allant que j’avais connue, tu n’étais plus qu’une
pâle copie de toi-même. Il est temps de réagir. Ces morceaux de papier
trouvés, il est temps d’en comprendre le vrai sens. Leur but était de nous
montrer que nous entretenions une illusion... Nous pourrions retrouver
notre complicité, notre goût de vivre… à deux et non pas à quatre. C’était
une erreur à corriger.
Aline
prit une longue inspiration et répondit en le regardant dans les yeux.
–
Oui, nous vivions dans l’illusion, dans l’erreur, maintenant, je le sais…
Parle-moi de ce poste…
©Éliette
Vialle
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