ROMAN - NOUVELLE
À SUIVRE...

 

 

suivre la prose d'un auteur

ACCUEIL

Archives : Suivre un auteur

 

Septembre-octobre 2021

 

 

 

Punition.

Nouvelle d’Eliette Vialle

 

Elisabeth ouvrit la porte d’entrée, lentement, comme si elle accomplissait un rite religieux. Elle s’avança dans le couloir, apparemment calme, mais totalement étranglée par l’angoisse.

C’était ainsi tous les jours depuis une semaine. Elle pénétrait

dans la cuisine et brutalement levait les yeux au plafond. D’abord,

elle ne voyait rien, puis peu à peu, son regard distinguait les formes abominables qui germaient : blanches sur le fond blanc, des larves blanchâtres et molles rampaient au plafond, venues de nulle part.

La première fois, il n’y en avait qu’une, elle avait mis quelques longues minutes à comprendre l’identité de cette étrange et minuscule protubérance, et l’avait rageusement écrasée avec un balai, intriguée seulement par l’absence de trace.

Elle avait nettoyé les éléments, visité les tiroirs et les étagères, vérifié sous les meubles, mais aucun fruit ne pourrissait, la farine était propre, les pâtes intactes. Elle pensa que cela venait de l’extérieur.

Comme l’automne avançait, elle tint la fenêtre fermée.

Deux jours plus tard, en suivant les volutes de fumée qui s’élevaient de sa cigarette, son regard balaya la surface lisse du plafond, et elle compta trois de ces horribles choses. Elle les ramena avec un balai, les écrasa sur un papier. Elles semblaient exploser sous ses doigts, et comme la première fois, ne laissaient pas de marques sur le papier immaculé.

Elle désinfecta de fond en comble, même les canalisations. Tout fut hermétiquement clos. Et, dès le matin, elle en tuait, et parfois le soir.

Depuis trois semaines elles proliféraient, nées du néant, retournant au néant.

Elle ne pensait plus qu’à cette infection et ces pensées l’amenèrent à considérer le phénomène sous un autre angle que celui purement physiologique.

Ces asticots étaient une malédiction, une sorte de punition. Ils n’avaient pas de raison d’existence autre que, sous leur aspect répugnant, le symbole d’une menace ou d’un avertissement.

Souvent, la nuit, dans son tourment, elle analysait l’aspect nouveau qu’avait pris sa vie, y cherchant des éléments de déchéance personnelle, autrement dit de pourriture morale.

Oui, évidemment sa solitude physique avait pris fin sans qu’aucun sentiment solide ou moralement valable ne vienne en relever l’aspect purement physiologique et animal. Mais, se révoltait-elle, ce n’était qu’un juste retour des choses ! N’avait-elle pas assez souffert ? Avait-elle délibérément recherché cet état de fait ? Elle n’avait que souhaité vivre selon les règles de l’éthique sociale et religieuse. Si Bernard l’avait abandonnée, elle ne l’avait pas mérité.

Et après cette conclusion, elle leva les yeux au plafond où fleurissaient lentement les horribles stigmates d’une putréfaction latente.

Elle attendait un dénouement quelconque qui ne venait pas, et son caractère s'en ressentait. Elle devenait brusque et désagréable. Son sourire, peu à peu, fut remplacé par une expression tendue et inquiète. On lui posait des questions qu'elle éludait brutalement. Ses contacts physiques avec son amant ne lui apportaient plus que du dégoût. Mais elle ne voulait pas céder à la menace et poursuivait leurs relations absurdes et coupables.

Un jour, le téléphone sonna, elle décrocha et ne fut point étonnée lorsqu'une voix demanda : « Combien ? »

- Onze, répondit-elle machinalement.

On raccrocha.

Le lendemain et les jours suivants, le téléphone sonnait à cinq heures. Elle arrivait à 16 heures 45, et, armée d’un papier sulfurisé, écrasait les blêmes boursoufflures du plafond, nettoyait la cuisine, et, à ce moment-là, la sonnerie funeste retentissait.

Elle décida d'agir, de brusquer les événements. Elle eut l’idée de téléphoner à la police. Femme seule, elle se plaignit de coups de téléphone anonymes qui l'effrayaient. L'employé et lui passa le commissaire.

« Oui, Madame, répondit celui-ci, nous connaissons votre cas. Votre fichier est sous mes yeux, nous ne pouvons rien faire. Seul Monsieur le Juge du Tribunal de l'Intégrité Morale, qui a pris la décision, peut intervenir. »

- Comment puis-je prendre contact avec lui ?

- C'est impossible, Madame. Mais, bientôt le Tribunal vous mettra à l'épreuve. Vous, seule, pouvez trouver une échappatoire. » 

On raccrocha brutalement.

Elle réfléchit. La voix qui l’interrogeait chaque jour semblait à peine humaine, ses intonations métalliques faisaient penser à la création d'un synthétiseur. Elle songea fugitivement à déménager, mais le phénomène la suivrait et peut-être sous une forme plus terrible, punissant aussi sa lâcheté.

Une résignation mêlée de curiosité lui imposait d'attendre.

Trois semaines s'étaient écoulées avant le premier coup de téléphone, trois semaines s'écoulèrent après. Subissant son sort, et rassurée par son état provisoire, Élisabeth négligeait son amant, et les stigmates diminuaient en quantité.

Puis un jour, il n'y eut rien.

Elle grimpa sur un escabeau, mais ne vit que la surface lisse et blanche, pure et comme fraîchement repeinte. Elle n'avait pas revu son amant depuis trois jours et avait décidé de ne plus le revoir. Elle tint sa promesse et rompit. Le phénomène avait cessé. Sa vie était aussi lisse et pure que la surface brillante du plafond, mais, aussi monotone.

Les jours se traînaient, lourds d'ennui, dans la paix revenue et l'angoisse disparue. Élisabeth revivait, oubliait son cauchemar absurde comme un rêve qui vous hante encore dans la journée, salissant la clarté retrouvée du salut. En rentrant dans sa maison solitaire, elle poussait tranquillement la porte et savourait le calme de son âme. Pureté, ennui, la vie s'étirait sans joie, mais sans ombre, comme une journée d'été.

Lorsque lui parvint la sonnerie aiguë du téléphone, anxieuse, elle décrocha :

« Élisabeth, gémissait une voix trop humaine, mais peu identifiable, entrecoupée de sanglots, Élisabeth !

- Oui c'est moi. Qui est à l'appareil ?

- Martine.

- Qu'il y a-t-il ?

- Viens, s’il te plait, s’il te plait, vite… »

Et on raccrocha.

Émue, Élisabeth enfila son manteau, prit son sac et sortit. Le vent s'était levé et les jeunes arbres se tordaient autour de leur étai comme des suppliciés. La vision de corps disloqués par la souffrance s'imposa à elle, et de nouveau l'angoisse s'infiltra comme un lent refroidissement dans tout son corps. Ses mouvements se ralentirent, elle eut du mal à atteindre sa voiture. Elle n'avait plus envie de voir Martine, mais elle devait l'aider. Elle le devait. Cet ordre lui semblait venir de très loin, de très haut, comme une injonction irrésistible. Elle tourna lentement la clé de contact, le moteur ronfla, c'était un mardi, le mardi de la troisième semaine depuis la fin du phénomène. Tout avait commencé un mardi et tout avait cessé un mardi. Que lui réservait celui-ci ?

Martine vivait seule dans une petite maison blottie entre les arbres. En pénétrant sous la voute de feuillage, on était à l'abri des assauts du vent, mais aussi toujours dans l’ombre. Martine l’attendait. Elle ouvrit. Son visage reflétait une angoisse anormale, ses lèvres tremblaient. Élisabeth, atteinte, elle aussi, par une sourde crainte qui tiraillait ses entrailles, la consola, lui fit boire un thé chaud.

« Alain est revenu. », dit enfin Martine.

Élisabeth trembla. Comme elle, Martine vivait seule, séparée d'un mari inconstant après de longues et déchirantes scènes de jalousie ; son histoire ressemblait à la sienne….

- Il est revenu, reprit-elle, plein de morgue et d'assurance. Je devais reprendre la vie commune, me disait-il. J'étais hors de moi, alors je l'ai giflé et … »

Elle s’interrompit en sanglotant, Élisabeth remarqua la main bandée qu’elle dissimulait entre les plis de sa robe.

- Que s'est-il passé ensuite ? Interrogea-t-elle

- Oh, si tu savais... c'est horrible !

Elle secoua sa main pansée.

- Il t'a battue ? Tu es blessée ?

- Non, s'écria-t-elle en secouant la tête. Mais, c'est horrible … regarde !

Elle défit lentement la bande. Élisabeth se pencha : un énorme furoncle blêmissait sur la paume ouverte.

Je l'ai giflé avec cette main, regarde...

Élisabeth frémit. Sous la peau tendue, l'enflure semblait agitée par de brusques saillies. Un écœurement profond la saisit. Elle ferma les yeux.

- Regarde ! Hurla Martine d'une voix hystérique.

De la peau craquelée était sortie une forme oblongue comme un grain de riz annelé qui se tordait atrocement. Élisabeth se précipita sur l'évier, et vomit. Dans son dos, Martine hoquetait de dégoût et de détresse.

Les minutes passèrent. Elles reprirent chacune la maîtrise de leurs nerfs, sans oser, pourtant, se regarder. Élisabeth détacha un morceau de papier éponge de son rouleau, l’approcha de la main de Martine, et en saisit la minuscule bête. Celle-ci explosa sans laisser de traces, la plaie s'était refermée. Martine remit la bande. Elle était livide.

-Tous les jours ! Tous les jours ! Depuis un ou deux jours.

- Oui, je sais, murmura Elizabeth.

- Et puis cette lettre... Connais-tu le « Tribunal pour l'Intégrité Morale » ?

- Oui Martine, répondit Élisabeth d'une voix lasse, elle se sentait acculée.

- Je dois reprendre Alain. C'est une assignation, continua Martine en désignant un papier au grain épais et rustique.

- Obéis, Martine. Obéis, moi aussi j'ai eu un avertissement.

Nous ne pouvons lutter.

- Mais qui sont-ils ? Comment cela s'est-il passé, qui a créé cela ?

- Je ne sais pas. Mais tout est contrôlé, notre vie est fichée, codifiée, dans ses détails les plus intimes, même nos pensées, nos impulsions sont étudiées. Obéis, c'est la seule issue.

Élisabeth quitta Martine. Le lendemain, elle trouva dans sa boîte un courrier étrange. Elle reconnut le papier. C'était une assignation. Le mardi suivant, Bernard revint, s'installa dans son fauteuil. Élisabeth se sentit très lasse.

La vie reprit avec Bernard, comme avant. Élisabeth étouffait devant cet homme qui se vautrait dans sa veulerie. Un jour, elle aperçut, dans le supermarché, Martine qui déambulait comme une somnambule. Sa main n'était plus bandée, son mari la suivait, la laissant pousser le caddie.

Elles se jetèrent un long regard douloureux. En d'autres temps, d'autres circonstances, elles se saluaient ainsi le jour des courses hebdomadaires, affairées mais libres et gaies.

Il y eut d'étranges phénomènes. Élisabeth apprit par Bernard la maladie d'une voisine, rongée sur le corps par une furonculose mystérieuse. Il ricana sottement en ajoutant que lorsqu'elle revint au domicile conjugal, les symptômes disparurent peu à peu. Élisabeth croisait la voisine qui s'affairait, les yeux baissés, les épaules écrasées par le poids d'une profonde lassitude.

Dans les rues, les femmes se ressemblaient, tête basse, silencieuses, les yeux éteints, comme refusant de regarder en face leur soumission et leur déchéance. Par quels supplices étaient-elles passées chacune d'entre elles, pour accepter ce sort d'esclaves ?

Mais dans les âmes, couvait l'étrange flamme fugitive : celle de la révolte qui viendrait un jour !

 

©Eliette Vialle

août 2021

 

(*) Voir en regard, dans cette même rubrique, la nouvelle Les vers, de Marion Lubreac, sur le même sujet.

 



Marion Lubreac

Septembre-octobre 2021

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002