Elisabeth
ouvrit la porte d’entrée, lentement, comme si elle accomplissait un rite
religieux. Elle s’avança dans le couloir, apparemment calme, mais totalement
étranglée par l’angoisse.
C’était
ainsi tous les jours depuis une semaine. Elle pénétrait
dans
la cuisine et brutalement levait les yeux au plafond. D’abord,
elle
ne voyait rien, puis peu à peu, son regard distinguait les formes
abominables qui germaient : blanches sur le fond blanc, des larves blanchâtres
et molles rampaient au plafond, venues de nulle part.
La
première fois, il n’y en avait qu’une, elle avait mis quelques longues
minutes à comprendre l’identité de cette étrange et minuscule protubérance,
et l’avait rageusement écrasée avec un balai, intriguée seulement par
l’absence de trace.
Elle
avait nettoyé les éléments, visité les tiroirs et les étagères, vérifié
sous les meubles, mais aucun fruit ne pourrissait, la farine était propre,
les pâtes intactes. Elle pensa que cela venait de l’extérieur.
Comme
l’automne avançait, elle tint la fenêtre fermée.
Deux
jours plus tard, en suivant les volutes de fumée qui s’élevaient de sa
cigarette, son regard balaya la surface lisse du plafond, et elle compta
trois de ces horribles choses. Elle les ramena avec un balai, les écrasa
sur un papier. Elles semblaient exploser sous ses doigts, et comme la
première fois, ne laissaient pas de marques sur le papier immaculé.
Elle
désinfecta de fond en comble, même les canalisations. Tout fut
hermétiquement clos. Et, dès le matin, elle en tuait, et parfois le soir.
Depuis
trois semaines elles proliféraient, nées du néant, retournant au néant.
Elle
ne pensait plus qu’à cette infection et ces pensées l’amenèrent à considérer
le phénomène sous un autre angle que celui purement physiologique.
Ces
asticots étaient une malédiction, une sorte de punition. Ils n’avaient pas
de raison d’existence autre que, sous leur aspect répugnant, le symbole
d’une menace ou d’un avertissement.
Souvent,
la nuit, dans son tourment, elle analysait l’aspect nouveau qu’avait pris
sa vie, y cherchant des éléments de déchéance personnelle, autrement dit de
pourriture morale.
Oui,
évidemment sa solitude physique avait pris fin sans qu’aucun sentiment
solide ou moralement valable ne vienne en relever l’aspect purement
physiologique et animal. Mais, se révoltait-elle, ce n’était qu’un juste
retour des choses ! N’avait-elle pas assez souffert ? Avait-elle
délibérément recherché cet état de fait ? Elle n’avait que souhaité
vivre selon les règles de l’éthique sociale et religieuse. Si Bernard
l’avait abandonnée, elle ne l’avait pas mérité.
Et
après cette conclusion, elle leva les yeux au plafond où fleurissaient lentement
les horribles stigmates d’une putréfaction latente.
Elle
attendait un dénouement quelconque qui ne venait pas, et son caractère s'en
ressentait. Elle devenait brusque et désagréable. Son sourire, peu à peu,
fut remplacé par une expression tendue et inquiète. On lui posait des
questions qu'elle éludait brutalement. Ses contacts physiques avec son amant
ne lui apportaient plus que du dégoût. Mais elle ne voulait pas céder à la
menace et poursuivait leurs relations absurdes et coupables.
Un
jour, le téléphone sonna, elle décrocha et ne fut point étonnée lorsqu'une
voix demanda : « Combien ? »
-
Onze, répondit-elle machinalement.
On
raccrocha.
Le
lendemain et les jours suivants, le téléphone sonnait à cinq heures. Elle arrivait
à 16 heures 45, et, armée d’un papier sulfurisé, écrasait les blêmes
boursoufflures du plafond, nettoyait la cuisine, et, à ce moment-là, la
sonnerie funeste retentissait.
Elle
décida d'agir, de brusquer les événements. Elle eut l’idée de téléphoner à
la police. Femme seule, elle se plaignit de coups de téléphone anonymes qui
l'effrayaient. L'employé et lui passa le commissaire.
« Oui,
Madame, répondit celui-ci, nous connaissons votre cas. Votre fichier est
sous mes yeux, nous ne pouvons rien faire. Seul Monsieur le Juge du Tribunal
de l'Intégrité Morale, qui a pris la décision, peut intervenir. »
-
Comment puis-je prendre contact avec lui ?
-
C'est impossible, Madame. Mais, bientôt le Tribunal vous mettra à
l'épreuve. Vous, seule, pouvez trouver une échappatoire. »
On
raccrocha brutalement.
Elle
réfléchit. La voix qui l’interrogeait chaque jour semblait à peine humaine,
ses intonations métalliques faisaient penser à la création d'un
synthétiseur. Elle songea fugitivement à déménager, mais le phénomène la
suivrait et peut-être sous une forme plus terrible, punissant aussi sa
lâcheté.
Une
résignation mêlée de curiosité lui imposait d'attendre.
Trois
semaines s'étaient écoulées avant le premier coup de téléphone, trois
semaines s'écoulèrent après. Subissant son sort, et rassurée par son état
provisoire, Élisabeth négligeait son amant, et les stigmates diminuaient en
quantité.
Puis
un jour, il n'y eut rien.
Elle
grimpa sur un escabeau, mais ne vit que la surface lisse et blanche, pure
et comme fraîchement repeinte. Elle n'avait pas revu son amant depuis trois
jours et avait décidé de ne plus le revoir. Elle tint sa promesse et
rompit. Le phénomène avait cessé. Sa vie était aussi lisse et pure que la
surface brillante du plafond, mais, aussi monotone.
Les
jours se traînaient, lourds d'ennui, dans la paix revenue et l'angoisse
disparue. Élisabeth revivait, oubliait son cauchemar absurde comme un rêve
qui vous hante encore dans la journée, salissant la clarté retrouvée du
salut. En rentrant dans sa maison solitaire, elle poussait tranquillement
la porte et savourait le calme de son âme. Pureté, ennui, la vie s'étirait
sans joie, mais sans ombre, comme une journée d'été.
Lorsque
lui parvint la sonnerie aiguë du téléphone, anxieuse, elle décrocha :
«
Élisabeth, gémissait une voix trop humaine, mais peu identifiable,
entrecoupée de sanglots, Élisabeth !
-
Oui c'est moi. Qui est à l'appareil ?
-
Martine.
-
Qu'il y a-t-il ?
-
Viens, s’il te plait, s’il te plait, vite… »
Et
on raccrocha.
Émue,
Élisabeth enfila son manteau, prit son sac et sortit. Le vent s'était levé
et les jeunes arbres se tordaient autour de leur étai comme des suppliciés.
La vision de corps disloqués par la souffrance s'imposa à elle, et de
nouveau l'angoisse s'infiltra comme un lent refroidissement dans tout son
corps. Ses mouvements se ralentirent, elle eut du mal à atteindre sa
voiture. Elle n'avait plus envie de voir Martine, mais elle devait l'aider.
Elle le devait. Cet ordre lui semblait venir de très loin, de très haut, comme
une injonction irrésistible. Elle tourna lentement la clé de contact, le
moteur ronfla, c'était un mardi, le mardi de la troisième semaine depuis la
fin du phénomène. Tout avait commencé un mardi et tout avait cessé un
mardi. Que lui réservait celui-ci ?
Martine
vivait seule dans une petite maison blottie entre les arbres. En pénétrant
sous la voute de feuillage, on était à l'abri des assauts du vent, mais
aussi toujours dans l’ombre. Martine l’attendait. Elle ouvrit. Son visage
reflétait une angoisse anormale, ses lèvres tremblaient. Élisabeth, atteinte,
elle aussi, par une sourde crainte qui tiraillait ses entrailles, la
consola, lui fit boire un thé chaud.
« Alain
est revenu. », dit enfin Martine.
Élisabeth
trembla. Comme elle, Martine vivait seule, séparée d'un mari inconstant
après de longues et déchirantes scènes de jalousie ; son histoire
ressemblait à la sienne….
-
Il est revenu, reprit-elle, plein de morgue et d'assurance. Je devais
reprendre la vie commune, me disait-il. J'étais hors de moi, alors je l'ai
giflé et … »
Elle
s’interrompit en sanglotant, Élisabeth remarqua la main bandée qu’elle
dissimulait entre les plis de sa robe.
-
Que s'est-il passé ensuite ? Interrogea-t-elle
-
Oh, si tu savais... c'est horrible !
Elle
secoua sa main pansée.
-
Il t'a battue ? Tu es blessée ?
-
Non, s'écria-t-elle en secouant la tête. Mais, c'est horrible … regarde !
Elle
défit lentement la bande. Élisabeth se pencha : un énorme furoncle
blêmissait sur la paume ouverte.
Je
l'ai giflé avec cette main, regarde...
Élisabeth
frémit. Sous la peau tendue, l'enflure semblait agitée par de brusques
saillies. Un écœurement profond la saisit. Elle ferma les yeux.
-
Regarde ! Hurla Martine d'une voix hystérique.
De
la peau craquelée était sortie une forme oblongue comme un grain de riz annelé
qui se tordait atrocement. Élisabeth se précipita sur l'évier, et vomit.
Dans son dos, Martine hoquetait de dégoût et de détresse.
Les
minutes passèrent. Elles reprirent chacune la maîtrise de leurs nerfs, sans
oser, pourtant, se regarder. Élisabeth détacha un morceau de papier éponge
de son rouleau, l’approcha de la main de Martine, et en saisit la minuscule
bête. Celle-ci explosa sans laisser de traces, la plaie s'était refermée.
Martine remit la bande. Elle était livide.
-Tous
les jours ! Tous les jours ! Depuis un ou deux jours.
-
Oui, je sais, murmura Elizabeth.
-
Et puis cette lettre... Connais-tu le « Tribunal pour l'Intégrité Morale » ?
-
Oui Martine, répondit Élisabeth d'une voix lasse, elle se sentait acculée.
-
Je dois reprendre Alain. C'est une assignation, continua Martine en
désignant un papier au grain épais et rustique.
-
Obéis, Martine. Obéis, moi aussi j'ai eu un avertissement.
Nous
ne pouvons lutter.
-
Mais qui sont-ils ? Comment cela s'est-il passé, qui a créé cela ?
-
Je ne sais pas. Mais tout est contrôlé, notre vie est fichée, codifiée,
dans ses détails les plus intimes, même nos pensées, nos impulsions sont
étudiées. Obéis, c'est la seule issue.
Élisabeth
quitta Martine. Le lendemain, elle trouva dans sa boîte un courrier
étrange. Elle reconnut le papier. C'était une assignation. Le mardi
suivant, Bernard revint, s'installa dans son fauteuil. Élisabeth se sentit
très lasse.
La
vie reprit avec Bernard, comme avant. Élisabeth étouffait devant cet homme
qui se vautrait dans sa veulerie. Un jour, elle aperçut, dans le
supermarché, Martine qui déambulait comme une somnambule. Sa main n'était plus
bandée, son mari la suivait, la laissant pousser le caddie.
Elles
se jetèrent un long regard douloureux. En d'autres temps, d'autres
circonstances, elles se saluaient ainsi le jour des courses hebdomadaires,
affairées mais libres et gaies.
Il
y eut d'étranges phénomènes. Élisabeth apprit par Bernard la maladie d'une
voisine, rongée sur le corps par une furonculose mystérieuse. Il ricana
sottement en ajoutant que lorsqu'elle revint au domicile conjugal, les
symptômes disparurent peu à peu. Élisabeth croisait la voisine qui
s'affairait, les yeux baissés, les épaules écrasées par le poids d'une
profonde lassitude.
Dans
les rues, les femmes se ressemblaient, tête basse, silencieuses, les yeux
éteints, comme refusant de regarder en face leur soumission et leur
déchéance. Par quels supplices étaient-elles passées chacune d'entre elles,
pour accepter ce sort d'esclaves ?
Mais
dans les âmes, couvait l'étrange flamme fugitive : celle de la révolte
qui viendrait un jour !
©Eliette
Vialle
août
2021
(*)
Voir en regard, dans cette même rubrique, la nouvelle Les
vers, de Marion Lubreac, sur le même sujet.
|