La
couleur de l’Ennui
Quelle serait la couleur de l’« Ennui » ?
Ariane soupira et ferma les yeux. Assise un peu à
l’écart d’un groupe bavard, elle sentait l’exaspération monter en elle.
Elle étouffait.
Tout son univers était contenu dans les quelques
pièces de cet appartement ou d’un autre voisin et semblable. Tous équipés
du même mobilier confortable et impersonnel.
Cet univers étroit était le sien, celui de sa vie
d’exilée dans ce coin d’Afrique du Nord, dans ce petit village perdu,
construit récemment autour d’une usine sidérurgique.
Son univers : c’étaient ces hommes jeunes ou
moins jeunes, envoyés pour quelques années en tant qu’ingénieurs,
accompagnés ou non de leurs épouses : celles qui avaient pu se
résigner à cette vie d’Ennui. Une vie confortable matériellement, mais si
pauvre en ressources sociales et intellectuelles. Tous ces exilés étaient
« parqués » dans de petits immeubles de construction moderne
destinés uniquement à leur usage et à celui de leurs successeurs. Ils
étaient là : Français, Allemands, Anglais ou Italiens, (les Européens)
et quelques cadres du pays qui les rejoignaient, à participer à ces soirées
bihebdomadaires destinées à rompre l’Ennui de cette vie d’exclus, ou à se
sentir soudés et réconfortés par leur nombre.
Quelle serait la couleur de l’« Ennui » ?
« Gris » … comme leurs vies
monotones ?
Les femmes qui vivaient ici ne sortaient jamais.
Les domestiques se chargeaient des courses comme du travail ménager. Elles,
ces femmes, se retrouvaient pour parler de petits riens lors de
« thés » entre elles, et, avec leurs époux, se réunissaient avec
une régularité de métronome les jeudis et samedis soir, chez l’un ou chez
l’autre, à tour de rôle.
Appartements identiques, meubles identiques, seul
le nombre des occupants variaient. Tous : européens, célibataires ou
mariés (si l’épouse avait eu la force de supporter cette vie en retrait de
leur vie habituelle, de leur famille, de leur pays,) ils se retrouvaient
là, immuablement, buvaient, bavardaient, les hommes entre eux, les épouses
à part.
De la misère de leur vie, en étaient-ils
seulement conscients ? Car il y a un point de non-retour dans la
souffrance qui l’annihile…
Ariane avait un statut particulier, elle était la
seule à travailler à l’extérieur. Quelques mois après son arrivée, elle
avait obtenu un poste d’enseignante dans le lycée de la région. Elle
sortait tous les jours, faisait elle-même ses courses, les gens du village
la connaissaient. C’était son oxygène. Même si ses collègues ne lui
adressaient pas la parole (sauf les quelques européens exilés, eux aussi,
qu’elle retrouvait à ces mêmes soirées), elle avait l’impression d’exister
un peu, gagnant sa vie, pilotant sa voiture, sortant régulièrement de cet
univers limité.
Elle était une privilégiée et peut-être est-ce
pour cela qu’elle avait conscience de la morosité et de la monotonie de
cette existence.
Nombre de femmes avaient renoncé : l’épouse
de l’ingénieur italien était repartie chez ses parents au bout de quelques
mois, plusieurs épouses anglaises avaient refusé de rejoindre leur mari,
prétextant les enfants et leurs études, et menaient une vie parallèle, mais
normale dans leur pays natal.
Ariane n’écoutait plus les conversations
insipides de ses voisines, elle attendait un événement … quelque chose … mais
quoi ?... qui mettrait un peu de couleur dans cette morne grisaille.
Soudain, des éclats de voix... de nouveaux
arrivés étaient salués… elle sourit car le docteur Hamri faisait son
entrée, ils se saluèrent d’un signe de tête, et il rejoignit le groupe
masculin… mais elle savait que, bientôt, dans quelques dizaines de minutes,
ils se retrouveraient à bavarder. C’était aussi devenu leur rituel...
Ils s’étaient rencontrés fortuitement : un
malaise qui l’avait inquiétée l’avait conduite à consulter ce médecin
local, et elle avait eu la surprise de faire la connaissance d’un jeune
homme lettré, brillant, ayant fait ses études en Angleterre et revenu au
pays pour exercer et apporter sa contribution à son développement.
Il voulait construire un hôpital, profitant de
l’essor donné à son village par la nouvelle usine pourvoyeuse d’emplois qui
drainait une population dont l’accroissement régulier surprenait.
Ils avaient discuté de littérature anglaise, puis
russe, s’étaient retrouvés avec bonheur à chaque consultation, car le cas
d’Ariane nécessitait un suivi médical, ce qui leur fournissait de
nombreuses occasions de se retrouver et de parler longuement.
Quelquefois il passait chez elle à la fin de ses
visites, les jours où elle y était seule, parlant tantôt français, tantôt
anglais. Ils étaient également passionnés d’art et de littérature, même de
musique. A eux deux, ils recréaient un monde disparu de leurs vies, affamés
de ces nourritures intellectuelles que leurs existences actuelles leur
ravissaient, ils s’abreuvaient l’un l’autre, échangeaient livres et idées….
Et naturellement, le docteur Hamri avait été invité aux soirées des
« Européens » et leurs discussions trop savantes et trop
particulières les avaient naturellement isolés des autres convives, sans
que nul ne s’en préoccupât ou n’y vît malice.
Ils bavardaient, à bonne distance l’un de
l’autre, à voix haute, et les apparences étaient sauves…. Chacun d’eux
sentait qu’une attraction irrésistible les reliait.
Très progressivement, ils en étaient venus à
parler d’eux-mêmes, se confiant leurs difficultés particulières. Tous deux
se heurtaient à une force d’inertie qui les épuisait et les laissait au
bord de l’effondrement. Leurs discussions les réanimaient, les faisaient
renaître, exister. Pourtant qu’avaient-ils à espérer ?
Elle était mariée, promise à un retour
plus ou moins lointain au pays natal, lui, avait une vocation qui
l’enlisait dans le sien. Chacun était lancé dans la vie sur ses propres
rails…. Pour l’instant, leurs voies étaient parallèles mais ne pourraient
le demeurer, sauf si l’un d’entre eux décidait… de « changer
d’aiguillage » !...
Non ! … Ce serait une catastrophe !
Ariane songeait alors à toutes celles qui avaient
décidé, un jour, de sortir de leurs rails, pour trouver une vie plus riche,
plus épanouissante…qu’étaient-elles devenues ? Des semaines, des mois
s’étaient écoulés sans que les époux, les amis, les voisins, les autorités
même, n’en entendissent plus parler. L’étau s’était desserré, un instant,
laissant entrevoir un autre décor, un autre récit possible… puis, aussi
brutalement, s’était refermé. Avaient-elles trouvé mieux (ou pire) ces
transfuges perdues corps et bien ???
On avait l’impression que ce pays inconnu les
avait absorbées jusqu’à l’anéantissement.
Maintenant, Hamri avait quitté le clan des
hommes, et se dirigeait vers elle, près des femmes. Il les salua et
échangea quelques propos et, d’une manière naturelle, vint s’asseoir près
d’elle, lui tendant deux livres qu’elle prit en souriant.
Les livres étaient la clé qui ouvrait la porte de
leur relation duelle, un prétexte qui éloignait les soupçons, les
bavardages malveillants…. Ils pourraient parler, se confier l’un à l’autre
pendant le reste de la soirée, échanger leurs rêves, leurs déceptions,
leurs frustrations, sachant qu’il n’y avait pas de remède autre que ces
moments d’effusion qui leur permettaient de tenir sur leurs
« rails ». Puis, un peu avant la fin de la soirée, Hamri s’en
irait un des premiers, et elle retrouverait sa solitude et son ennui…
Par moments de brèves secousses de révolte
l’ébranlaient, puis, comme elle ne voyait pas d’issue, ses sursauts
demeuraient vains… mais la meurtrissaient et la douleur la réduisait à
l’impuissance, à l’acceptation de cette monotonie, de ce vide effrayant…
La vie s’étendrait donc toujours ainsi :
vaste plaine sans relief, baignée dans un soleil trompeur ? Rien
n’arriverait ? Rien… Rien…
Non, cela ne serait pas !
Une onde de colère la submergea avec une telle
intensité qu’elle se leva brutalement et quitta précipitamment la
réception.
Quelle est la couleur de l’« Ennui » ?
Rouge… comme… la « RAGE » !!!
©Éliette Vialle
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