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Septembre-octobre 2023

 

 

Éliette Vialle

 

Nouvelle inédite

 

 

La couleur de l’Ennui

 

Quelle serait la couleur de l’« Ennui » ?

 

Ariane soupira et ferma les yeux. Assise un peu à l’écart d’un groupe bavard, elle sentait l’exaspération monter en elle. Elle étouffait.

Tout son univers était contenu dans les quelques pièces de cet appartement ou d’un autre voisin et semblable. Tous équipés du même mobilier confortable et impersonnel.

Cet univers étroit était le sien, celui de sa vie d’exilée dans ce coin d’Afrique du Nord, dans ce petit village perdu, construit récemment autour d’une usine sidérurgique.

 

Son univers : c’étaient ces hommes jeunes ou moins jeunes, envoyés pour quelques années en tant qu’ingénieurs, accompagnés ou non de leurs épouses : celles qui avaient pu se résigner à cette vie d’Ennui. Une vie confortable matériellement, mais si pauvre en ressources sociales et intellectuelles. Tous ces exilés étaient « parqués » dans de petits immeubles de construction moderne destinés uniquement à leur usage et à celui de leurs successeurs. Ils étaient là : Français, Allemands, Anglais ou Italiens, (les Européens) et quelques cadres du pays qui les rejoignaient, à participer à ces soirées bihebdomadaires destinées à rompre l’Ennui de cette vie d’exclus, ou à se sentir soudés et réconfortés par leur nombre.

 

Quelle serait la couleur de l’« Ennui » ?

« Gris » … comme leurs vies monotones ?

 

Les femmes qui vivaient ici ne sortaient jamais. Les domestiques se chargeaient des courses comme du travail ménager. Elles, ces femmes, se retrouvaient pour parler de petits riens lors de « thés » entre elles, et, avec leurs époux, se réunissaient avec une régularité de métronome les jeudis et samedis soir, chez l’un ou chez l’autre, à tour de rôle.

Appartements identiques, meubles identiques, seul le nombre des occupants variaient. Tous : européens, célibataires ou mariés (si l’épouse avait eu la force de supporter cette vie en retrait de leur vie habituelle, de leur famille, de leur pays,) ils se retrouvaient là, immuablement, buvaient, bavardaient, les hommes entre eux, les épouses à part.

De la misère de leur vie, en étaient-ils seulement conscients ? Car il y a un point de non-retour dans la souffrance qui l’annihile…

 

Ariane avait un statut particulier, elle était la seule à travailler à l’extérieur. Quelques mois après son arrivée, elle avait obtenu un poste d’enseignante dans le lycée de la région. Elle sortait tous les jours, faisait elle-même ses courses, les gens du village la connaissaient. C’était son oxygène. Même si ses collègues ne lui adressaient pas la parole (sauf les quelques européens exilés, eux aussi, qu’elle retrouvait à ces mêmes soirées), elle avait l’impression d’exister un peu, gagnant sa vie, pilotant sa voiture, sortant régulièrement de cet univers limité.

Elle était une privilégiée et peut-être est-ce pour cela qu’elle avait conscience de la morosité et de la monotonie de cette existence.

 

Nombre de femmes avaient renoncé : l’épouse de l’ingénieur italien était repartie chez ses parents au bout de quelques mois, plusieurs épouses anglaises avaient refusé de rejoindre leur mari, prétextant les enfants et leurs études, et menaient une vie parallèle, mais normale dans leur pays natal.

 

Ariane n’écoutait plus les conversations insipides de ses voisines, elle attendait un événement … quelque chose … mais quoi ?... qui mettrait un peu de couleur dans cette morne grisaille.

Soudain, des éclats de voix... de nouveaux arrivés étaient salués… elle sourit car le docteur Hamri faisait son entrée, ils se saluèrent d’un signe de tête, et il rejoignit le groupe masculin… mais elle savait que, bientôt, dans quelques dizaines de minutes, ils se retrouveraient à bavarder. C’était aussi devenu leur rituel...

 

Ils s’étaient rencontrés fortuitement : un malaise qui l’avait inquiétée l’avait conduite à consulter ce médecin local, et elle avait eu la surprise de faire la connaissance d’un jeune homme lettré, brillant, ayant fait ses études en Angleterre et revenu au pays pour exercer et apporter sa contribution à son développement.

Il voulait construire un hôpital, profitant de l’essor donné à son village par la nouvelle usine pourvoyeuse d’emplois qui drainait une population dont l’accroissement régulier surprenait.

 

Ils avaient discuté de littérature anglaise, puis russe, s’étaient retrouvés avec bonheur à chaque consultation, car le cas d’Ariane nécessitait un suivi médical, ce qui leur fournissait de nombreuses occasions de se retrouver et de parler longuement.

 

Quelquefois il passait chez elle à la fin de ses visites, les jours où elle y était seule, parlant tantôt français, tantôt anglais. Ils étaient également passionnés d’art et de littérature, même de musique. A eux deux, ils recréaient un monde disparu de leurs vies, affamés de ces nourritures intellectuelles que leurs existences actuelles leur ravissaient, ils s’abreuvaient l’un l’autre, échangeaient livres et idées…. Et naturellement, le docteur Hamri avait été invité aux soirées des « Européens » et leurs discussions trop savantes et trop particulières les avaient naturellement isolés des autres convives, sans que nul ne s’en préoccupât ou n’y vît malice.

 

Ils bavardaient, à bonne distance l’un de l’autre, à voix haute, et les apparences étaient sauves…. Chacun d’eux sentait qu’une attraction irrésistible les reliait.

 

Très progressivement, ils en étaient venus à parler d’eux-mêmes, se confiant leurs difficultés particulières. Tous deux se heurtaient à une force d’inertie qui les épuisait et les laissait au bord de l’effondrement. Leurs discussions les réanimaient, les faisaient renaître, exister. Pourtant qu’avaient-ils à espérer ?

Elle était mariée, promise à un retour plus ou moins lointain au pays natal, lui, avait une vocation qui l’enlisait dans le sien. Chacun était lancé dans la vie sur ses propres rails…. Pour l’instant, leurs voies étaient parallèles mais ne pourraient le demeurer, sauf si l’un d’entre eux décidait… de « changer d’aiguillage » !...

Non ! … Ce serait une catastrophe !

 

Ariane songeait alors à toutes celles qui avaient décidé, un jour, de sortir de leurs rails, pour trouver une vie plus riche, plus épanouissante…qu’étaient-elles devenues ? Des semaines, des mois s’étaient écoulés sans que les époux, les amis, les voisins, les autorités même, n’en entendissent plus parler. L’étau s’était desserré, un instant, laissant entrevoir un autre décor, un autre récit possible… puis, aussi brutalement, s’était refermé. Avaient-elles trouvé mieux (ou pire) ces transfuges perdues corps et bien ???

On avait l’impression que ce pays inconnu les avait absorbées jusqu’à l’anéantissement.

 

Maintenant, Hamri avait quitté le clan des hommes, et se dirigeait vers elle, près des femmes. Il les salua et échangea quelques propos et, d’une manière naturelle, vint s’asseoir près d’elle, lui tendant deux livres qu’elle prit en souriant.

Les livres étaient la clé qui ouvrait la porte de leur relation duelle, un prétexte qui éloignait les soupçons, les bavardages malveillants…. Ils pourraient parler, se confier l’un à l’autre pendant le reste de la soirée, échanger leurs rêves, leurs déceptions, leurs frustrations, sachant qu’il n’y avait pas de remède autre que ces moments d’effusion qui leur permettaient de tenir sur leurs « rails ». Puis, un peu avant la fin de la soirée, Hamri s’en irait un des premiers, et elle retrouverait sa solitude et son ennui…

 

Par moments de brèves secousses de révolte l’ébranlaient, puis, comme elle ne voyait pas d’issue, ses sursauts demeuraient vains… mais la meurtrissaient et la douleur la réduisait à l’impuissance, à l’acceptation de cette monotonie, de ce vide effrayant…

La vie s’étendrait donc toujours ainsi : vaste plaine sans relief, baignée dans un soleil trompeur ? Rien n’arriverait ? Rien… Rien…

 

Non, cela ne serait pas !

Une onde de colère la submergea avec une telle intensité qu’elle se leva brutalement et quitta précipitamment la réception.

 

Quelle est la couleur de l’« Ennui » ?

Rouge… comme… la « RAGE » !!!

 

©Éliette Vialle

 



Éliette Vialle

Septembre-octobre 2023

 

 

Créé le 1 mars 2002