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Hiver 2024

 

 

François Teyssandier.

 

Deux nouvelles inédites

 

 

 

Éros stratège

 

 

Elle me déclara son amour par lettre, après quelques rencontres anodines sur notre lieu de travail. Nous étions tous deux employés dans la même entreprise, à des postes différents, mais nous quittions à la même heure nos bureaux respectifs, avec une ponctualité jamais prise en défaut, ce qui faisait l’admiration de mes collègues et des siens. Le style de la missive qu’elle avait glissée, à mon insu, dans ma boîte à courrier alors que j’essayais, en vain, d’obtenir un café sans sucre au distributeur à boissons, était à la fois amphigourique et passionné, comme si le tempérament folâtre de la jeune fille, trop longtemps bridé par des conventions absurdes, se débondait soudain en de longues phrases audacieuses, dont chacune se terminait invariablement par un point d’exclamation. Mais la cohérence du texte laissait à désirer, à cause de cet excès de métaphores lyriques et de platitudes sentimentales. Toutes ces envolées pseudo-romanesques semblaient traduire une exaltation de midinette. Je me méfiai donc, à la première lecture, de cette exubérance féminine qui risquait d’introduire dans ma vie, que je rêvais morne et placide, un trop-plein de fantaisie, voire même de désordre. Je l’avouais d’ailleurs sans honte à qui voulait l’entendre, c’est-à-dire à quelques membres éplorés de ma famille, aux yeux desquels je passais pour un incapable de la pire espèce. Ma pondération naturelle saurait me préserver de tout engouement fâcheux dans la vie, pensais-je, malgré tout. Mais sans trop y croire. C’est pourquoi je m’employais à dresser, chaque jour, par prudence, des remparts invisibles autour de moi, afin que l’ennemi perfide qui me guettait dans l’ombre ne pût m’attaquer par surprise. Cette déclaration d’amour m’effraya, comme si elle annonçait les premiers symptômes d’une maladie grave, pour ne pas dire mortelle. La jeune fille, que j’imaginais timide et réservée, s’offrait totalement à moi, sans la moindre retenue. Alors, que me restait-il à conquérir ? Je n’avais plus aucun effort à faire pour tenter de la séduire. A condition, bien sûr, que j’eusse voulu frayer avec elle, ce qui n’était pas du tout le cas ! Cette perspective d’un amour unilatéral me déplaisait, bien qu’elle me rassurât en même temps sur mon pouvoir de séduction. Je ne me fis pas l’injure de traiter la jeune fille de créature facile. Mais une telle impudeur me laissa perplexe. Cette lettre introduisait brutalement trop d’inconnu dans ma vie paisible et rangée. J’avais lu et relu la missive – papier rose parfumé, écriture de chat, encre violette – avec l’espoir que les phrases écrites prendraient un sens plus anodin après plusieurs lectures. Mais les mots conservaient toujours la même charge de violence. Je ne m’attendais pas à ça. Quelle mouche avait piqué cette secrétaire modèle qui se fondait si bien dans le décor banal de l’entreprise au point que personne, en dehors de moi, ne semblait s’être vraiment aperçu de sa présence ?  Incroyable comme l’amour, ou du moins ce que l’on appelle ainsi, pouvait perturber le fonctionnement intime d’un être qui, jusqu’alors, s’était montré docile et soumis. Du moins, en apparence. Mais le comble de la fatuité, c’est qu’elle exigeait de moi une réponse précise, et dans les plus brefs délais. Or, j’étais un lent. Surtout en amour. Je n’avais connu que quelques amourettes sans importance. Toutes s’étaient terminées par un fiasco lamentable. J’éprouvais très vite une grande lassitude à prolonger des histoires sentimentales qui m’effleuraient à peine, et ne laissaient aucune trace dans mon cœur. Cette jeune fille aurait dû le deviner, si elle avait été perspicace, depuis le temps que nous échangions de vagues banalités sur des sujets insignifiants. C’était la méconnaissance qu’elle semblait avoir de ma nature profonde qui m’irrita le plus quand je reçus sa lettre. Je faillis même déchirer le papier rose soigneusement plié en quatre. Les femmes, pensai-je alors pour me rassurer, vous imaginent au gré de leur fantaisie, et se soucient fort peu que le modèle ressemblât ou non à l’image qu’elles se font de vous. Cette jeune fille usait, dans sa lettre, de termes qui se voulaient aguichants, alors qu’ils n’exprimaient qu’un désir très commun, comme si la chair devait toujours en premier triompher des sentiments. Quant aux doux surnoms dont elle m’affublait, pour créer sans doute un lien plus intime entre nous, le rouge de la honte me montait au front rien qu’à l’idée qu’elle pourrait m’appeler ainsi en public ou, pire encore, devant ma mère.  Une femme si délicate et bourrée de principes, qui s’offusquait dès que je relâchais un peu mon vocabulaire et n’appliquais pas la stricte concordance des temps.

 

Depuis des jours et des nuits, je me creusais la cervelle pour répondre à la déclaration d’amour de la jeune fille. Je voulais écrire une lettre suffisamment impersonnelle pour que ma réponse parvienne à escamoter l’objet même de sa demande. Mais je craignais de heurter la susceptibilité de la demoiselle. Allait-elle se contenter de quelques phrases évasives ? Mon intuition masculine me disait que non. Et cette intuition se traduisit par de violents maux d’estomac et de douloureuses névralgies faciales. J’allai donc consulter un dentiste. Après quelques radios panoramiques, il accusa une vieille dent de sagesse qui se refusait, depuis mon adolescence boutonneuse, à percer la gencive. Il me proposa de la faire enlever par un chirurgien de ses amis. Je déclinai l’offre, car je savais que mon tourment venait de l’âme. Allais-je résolument affronter le maelström de l’amour, ou céder sans combattre aux désirs impérieux de la chair ? Cruel dilemme ! D’autant que je ne pouvais partager mon angoisse avec personne. Surtout pas avec mes collègues de bureau qui n’avaient que trop tendance à se moquer de moi, à tout propos. Je redoutais qu’ils fissent des gorges chaudes de mes atermoiements. Je pouvais encore moins confier mon désarroi à ma mère. Sa pitié condescendante m’aurait abattu en plein vol. J’en vins à ne plus manger, à ne plus dormir. Ma tête ressassait de sombres pensées. Mes joues se creusèrent. Ma peau prit une teinte grisâtre, comme celle d’un crapaud anorexique. Chaque matin, je trouvais des touffes entières de cheveux gras collées à mon oreiller. Le miroir de ma salle de bains confirmait, de jour en jour, ma décrépitude physique. Je fuyais le regard des autres en marchant tête baissée dans la rue. Quant à la lettre qui taraudait mon cœur, j’épuisais mon esprit à trouver une réponse assez ambiguë pour qu’elle m’épargnât à la fois les affres de la passion et les tourments de la rupture. Autant dire que cette lettre de réponse ne fût jamais écrite. J’évitais, dorénavant, de croiser la jeune fille en modifiant mes heures d’entrée et de sortie, ce qui perturba la bonne marche du service. Mais je parvins ainsi à ne plus lui adresser la parole. Les semaines s’écoulaient lentement. Des mois passèrent. Je me fondais de plus en plus dans la grisaille du décor, au point de devenir une silhouette presque invisible. Personne ne s’inquiéta de ma santé. Je passais mes journées à tordre fébrilement des trombones, assis derrière mon bureau encombré de dossiers inutiles, à faire tourner un stylo à bille entre mes doigts, comme s’il s’agissait d’un minuscule bâton de majorette, à tendre des élastiques de toutes les couleurs qui finissaient par craquer en me cinglant les mains ou le visage… Bref, je m’ennuyais à mourir. Un ulcère se déclara. Douleurs et saignements ponctuèrent mes journées et mes nuits. Je fus contraint de me soigner et de prendre du repos. Je ne dus mon salut qu’au dévouement de ma mère. Une fois encore.

 

Un matin, au réveil, je ressentis de violentes douleurs dans le ventre. J’allais aussitôt consulter mon médecin. Celui-ci me fit de nombreuses palpations sur l’abdomen, et décela une grosseur suspecte du côté gauche, près de l’aine. « Est-ce l’appendicite ? » demandai-je au docteur. « Je ne crois pas, répliqua-t-il avec une pointe d’ironie dans la voix, elle est très rarement du côté gauche ! » « Alors peut-être une tumeur maligne ? » insistai-je. « Bien malin qui pourrait le dire ! » répondit le médecin en haussant les épaules. Un sourire de satisfaction s’afficha sur ses lèvres. Son attitude désinvolte m’inquiéta. Je n’aime pas les docteurs trop sûrs d’eux ! « Je vous conseille d’aller consulter un spécialiste, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion, les yeux mi-clos perdus dans le vague. Je connais un excellent confrère qui vous fera des examens plus approfondis. Allez le voir en urgence, de ma part. Mais ne soyez pas trop inquiet, sauf si c’est une tumeur cancéreuse, bien sûr !...Il va établir un diagnostic en deux coups de cuillère à pot ! » Je ne répondis pas. Le docteur griffonna sur une feuille à en-tête le nom et l’adresse du spécialiste. « Dites surtout que vous venez de ma part ! » « Bien sûr ! » balbutiai-je pour me montrer affable. « C’est un sacré briscard, tout de même, conclut le médecin en me tapotant l’épaule droite. Divorcé cinq fois, vous vous rendez compte ! » « Non, dis-je d’un ton fataliste, je ne suis pas marié ! » « Tout de même, c’est au moins deux séparations de trop, et je ne vous parle pas des pensions alimentaires qu’il doit verser à ses épouses répudiées, la moitié de son salaire de chirurgien y passe, mais rien ne l’arrête, il va bientôt convoler une nouvelle fois, le bougre ! » s’écria le docteur avec un ricanement qui me fit peur. Une fois rentré chez moi, j’eus toutes les peines du monde à déchiffrer le gribouillage informe qui s’étalait comme des boulettes de mazout sur la page blanche.

 

Je m’attendais donc au pire. Les deux nuits suivantes furent très agitées. Je pris rendez-vous par téléphone. Le spécialiste me reçut avec une froideur compassée. Une odeur indéfinissable flottait dans son cabinet. Le médecin pratiqua tous les examens appropriés dans le plus profond silence. Ses mains rugueuses malaxèrent longuement mon abdomen, jusqu’à me faire crier de douleur. Ensuite, il fit une échographie qui dura de longues minutes, puis une prise de sang. Son air taciturne me laissait perplexe. J’aurais aimé qu’il sourît ! Sinon aux joies de l’existence, du moins à ses patients. Mais son visage anguleux resta rigide comme celui d’une momie. Sa peau couperosée collait aux os. La couleur verdâtre de ses joues mal rasées incitait tout homme compatissant à s’enquérir de sa santé. Mais je n’en fis rien. On a toujours scrupule à renverser les rôles. Le spécialiste m’interrogea brièvement sur ma vie privée, puis sur mon avenir professionnel. Je ne me montrai pas disert. Il se contenta d’enregistrer mes réponses évasives en hochant la tête, comme s’il compatissait en secret à mes malheurs. Il me congédia d’un geste de la main, sans faire le moindre commentaire, et me reconduisit d’un pas hésitant jusqu’à la porte de son cabinet. Il ne restait plus, dit-il alors d’une voix neutre, qu’à attendre le résultat de la prise de sang, pour voir si d’éventuelles anomalies n’apparaissaient pas dans le nombre de globules blancs et rouges. Quelques mauvais jours à passer ! Je connus des périodes d’anxiété, des nuits d’angoisse. Mon sommeil instable était troublé par de fréquents cauchemars Tous plus horribles les uns que les autres. Je mourrais, en effet, de toutes les façons possibles. Ecrasé par de lourdes pierres qui dégringolaient du ciel, déchiqueté par un train à grande vitesse, brûlé vif dans un incendie de forêt, ou emporté par une vague monstrueuse qui surgissait brutalement de l’horizon…

 

Quelques jours plus tard, le spécialiste me convoqua par téléphone à son cabinet, en fin d’après-midi, pour ne pas perturber mon travail. Ma mère voulut m’accompagner à tout prix. Elle venait de s’acheter un nouveau chapeau et brûlait de se pavaner avec. Je déclinai son offre d’un air maussade. Elle se crût obligée d’insister.  « Je ne suis plus un enfant ! » criai-je d’un ton si brutal qu’il m’étonna moi-même. Surprise et désemparée, elle éructa une suite de borborygmes ironiques, à moins que ce fussent des gloussements de colère. De guerre lasse, elle s’inclina. « Tant pis pour toi, tu ne sais pas ce que tu perds ! » me dit-elle d’une voix revêche. Elle me quitta un peu fâchée, je le crains.

 

« Rien de bien grave, m’annonça le spécialiste, dès que je fus assis dans son cabinet aux murs ripolinés en blanc. Pas de tumeur maligne, en tout cas ! » Son visage de chien battu exprimait une tristesse affligée. On aurait dit que le ciel venait de lui tomber sur la tête. Ou qu’il venait de perdre un être cher. Je me gardai bien de lui demander les raisons de son accablement manifeste. Peut-être aurait-il préféré que je fusse gravement malade. Voire même à l’article de la mort ! Le spécialiste me prescrivit un traitement qui devait, à la longue, sauf erreur de diagnostic de sa part, faire disparaître cette grosseur suspecte qui n’en était peut-être pas une, allez savoir ! « Quoique… » balbutia-t-il sans finir sa phrase. Je blêmis. S’apercevant de mon trouble, le médecin précisa qu’il lui était difficile de se prononcer avec certitude sur mon cas, mais qu’il préférait, dans le doute, s’orienter vers un mal temporaire. Un traitement préventif s’imposait donc. Par simple précaution, bien sûr ! Cette grosseur, somme toute minime, bien que réelle, devait être d’origine nerveuse, d’après lui. Un peu de stress, ou un simple manque de calcium et de fer. Il fallait que j’évacue ce trop-plein de toxines par une meilleure hygiène de vie. « Faites du vélo ! » me conseilla-t-il. « Je ne suis jamais monté sur une telle machine ! » « Alors, du roller, peut-être ! » « Je ne pratique aucun sport, c’est trop fatiguant ! » répliquai-je aussitôt, d’un ton qui se voulait primesautier. Le spécialiste parut affligé par ma réponse. Il haussa ses épaules légèrement voûtées. « Je ne vous conseille pas de vous marier, dit-il soudain, au vu de mes expériences désastreuses en ce domaine, mais tout de même vous devriez y penser à tête réfléchie, on ne sait jamais, convoler peut parfois réguler les humeurs mauvaises qui montent au cerveau et dérèglent sournoisement la santé du corps, enfin c’est à vous de voir, bien sûr, je ne suis pas un conseiller conjugal émérite, loin s’en faut ! » Il me raccompagna d’un pas nonchalant jusqu’à la porte de son cabinet. Il ouvrit la porte, inspecta d’un œil morne le couloir désert, puis me serra la main d’une poigne virile, bien que moite. « Soulagé ? » me demanda-t-il d’un ton lugubre. Pouvais-je lui répondre que j’étais heureux de ne pas être gravement malade ? Cela n’aurait fait que l’attrister davantage, je crois.

 

La grosseur finit par se résorber d’elle-même. Elle fut remplacée par un eczéma qui recouvrit entièrement mon visage de plaques rougeâtres et disgracieuses que je m’acharnais à gratter jusqu’au sang.

 

Quelques mois après, je reçus une lettre de la jeune fille qui, entre-temps avait quitté l’entreprise dans laquelle je travaillais avec de plus en plus d’assiduité. Elle m’apprenait son mariage récent avec un boucher qui répondait au doux prénom de Lucien. Elle avait joint une photo. Le jeune homme, robuste, au visage fleuri, posait en tablier blanc devant une boutique surmontée d’une enseigne en lettres rouges sang « Au cheval de Troyes ». Elle me remerciait de ne pas avoir répondu à sa lettre. Mon silence, écrivait-elle, était une superbe preuve d’amour à son égard. Elle aurait été déçue, ajoutait-elle, d’obtenir une réponse qui n’aurait pu être que triviale et décevante. Surtout venant de ma part ! Tandis que là, la beauté de cet amour éphémère avait été préservée. Rien n’était venu entacher sa pureté virginale. La jeune fille s’accusait aussi de légèreté, qu’il fallait mettre sur le compte de son jeune âge, de son inexpérience amoureuse et d’une brève folie passagère. Je l’avais troublée un court instant, avouait-elle sans ambages. Ce n’était ni par mon physique, ni par mes qualités d’homme. Seulement parce que j’avais des mains très sensuelles à son goût. Mais ce trouble dans son cœur n’avait guère duré. Il avait même totalement disparu au bout de quelques jours, sans qu’elle en éprouvât la moindre souffrance. Elle terminait en formulant de façon naïve et touchante des vœux de bonheur à mon encontre. « Aucun doute, écrivait-elle, vous rencontrerez un jour la femme de votre vie. Il vous faut seulement faire preuve d’un peu patience et d’obstination, voilà tout ! » Elle s’accusait aussi de trop d’inconstance dans ses sentiments. « J’étais à l’époque un petit pinson fragile, incapable de se poser sur une branche et d’y rester. Le plus léger souffle de vent m’emportait au loin. Vous, vous étiez plutôt un arbre bien enraciné dans le sol. Je n’aurais pas su bâtir mon nid dans votre épaisse frondaison…A présent, je me sens prête pour fonder un foyer avec mon beau Lucien. J’espère que nous aurons de nombreux enfants ! » Malgré le lyrisme échevelé de ses phrases, elle n’exprimait aucun regret particulier. Le ton de sa lettre était aussi banal qu’un constat d’accident de la route. Mais pour finir sans doute sur une note plus désinvolte, ou pour atténuer la froideur dont elle faisait preuve à mon égard, elle m’embrassait sur le front d’une bise « de petite mésange ». Elle semblait avoir un faible pour les métaphores avicoles. Sa signature était suivie d’un petit cœur dessiné d’une main tremblante. À l’intérieur, Éros, qui avait l’apparence d’un gnome difforme, à défaut d’être un enfant joufflu, venait d’arracher du dit cœur la flèche brisée de l’amour. Quelques gouttes de sang avaient jailli de la blessure. Des tâches d’encre rouge éclaboussaient violemment tout le bas de la lettre.

 

© François Teyssandier

 

 

 

Les corbeaux

 

 

L’enterrement touchait à sa fin. Après une courte cérémonie religieuse, le cortège, rassemblé sur le parvis d’une modeste église de campagne bordée d’arbres centenaires, s’ébranla lentement pour rejoindre le cimetière perdu au milieu des champs, à deux kilomètres environ du village. Le froid semblait assez vif, bien qu’il n’éprouvât aucune sensation précise de température. Mais il pensa, en voyant le gris bleu du ciel et les arbres dépouillés de leurs feuilles, que c’était l’hiver. De violentes rafales de vent plaquaient les pardessus et les manteaux des personnes qui avaient bravé le mauvais temps pour accompagner le mort jusqu’à sa dernière demeure. Certains hommes maintenaient de leurs mains rougies bérets et chapeaux pour qu’ils ne s’envolent pas de leur tête. Quant à lui, il n’avait pris ni couvre-chef ni parapluie, n’étant pas fragile de la tête et ne prévoyant, à cause du froid, aucune averse intempestive. Il ne connaissait pas l’identité du mort, ne savait pas davantage pourquoi il assistait à cet enterrement. Était-ce une simple affaire de famille ou un hommage rendu à un proche ? Il s’en moquait un peu, pour tout dire ! Le village dans lequel il se trouvait n’évoquait pas le plus petit souvenir en lui. L’église romane surmontée d’un clocher trapu, la place rectangulaire bordée d’arbres, la rue principale encadrée de maisons basses, ne lui rappelaient rien de précis. Il n’était jamais venu en ce lieu. Quant à savoir comment il y était arrivé ! Il ne se souvenait d’aucun voyage à pied ou en train. 

Le cortège funèbre quitta très vite la départementale pour emprunter un étroit chemin qui montait en pente douce vers le cimetière. L’asphalte était souillé par des mottes de terre durcie. Elles formaient de légers monticules qui gênaient la marche, et tous cherchaient à les éviter en faisant de brusques enjambées. Les personnes qui suivaient, d’un air morne et absent, le fourgon mortuaire n’échangeaient aucune parole entre elles, comme si elles ne se connaissaient pas. Il était frappé par le silence absolu qui régnait sur le paysage, alors qu’il aurait dû, en toute logique, entendre au moins les rafales de vent qui s’engouffraient au ras des sillons dans d’invisibles couloirs d’air. Mais il n’était pas surpris par ce silence. Au contraire, il lui semblait naturel. Cette absence de sons donnait plus de profondeur à l’espace, repoussait les limites du ciel, semblait-il. Aucun visage, dans le cortège, ne lui était familier. D’ailleurs, personne ne l’avait salué au sortir de l’église ou n’avait échangé quelques mots avec lui, sans pour autant trouver sa présence incongrue. Il affichait, pour sa part, une placidité à toute épreuve, car il n’éprouvait ni chagrin ni affliction pour un défunt qu’il ne connaissait pas. Tout en marchant, il aperçut quelqu’un qui marmonnait entre ses dents. Au mouvement des lèvres, il crut tout d’abord que l’homme, un vieillard efflanqué au dos rond, récitait une prière. Mais en l’observant de plus près, il comprit que le vieil homme comptait le nombre de ses pas. Il allait s’amuser d’une telle découverte lorsqu’il prit, soudain, conscience que lui aussi en faisait autant. Il manqua éclater de rire, tant la situation devenait étrange et loufoque. Mais il parvint à se retenir au dernier moment. Personne ne semblait d’être aperçu de rien. Il regretta de ne pas avoir osé exprimer comme il le souhaitait son amusement, car cet enterrement, pour lui, n’en était pas vraiment un. C’était plutôt un spectacle, somme toute assez divertissant, même s’il manquait un peu de fantaisie à son goût. Il eût aimé, par exemple, entendre de la musique, ou des chants joyeux fredonnés par les personnes du cortège.

 

Autour de lui, aucune femme ne pleurait, pas même la veuve. Du moins imagina-t-il, dès qu’il la vît, que cette femme encore jeune, à la silhouette maigre et droite, le visage recouvert d’une voilette aussi noire que son manteau, qui suivait en tête, et seule, un peu désemparée, le fourgon mortuaire, ne pouvait être que la femme ou la compagne du défunt. Dans son esprit, bien qu’il n’en sût strictement rien, le mort ne pouvait être qu’un homme. Il n’avait, d’ailleurs, pas éprouvé le moindre désir de se renseigner sur l’identité exacte du défunt, comme s’il n’avait été qu’un étranger de passage qui assistait, par hasard, alors qu’il visitait l’église du village, à un enterrement anonyme et qui, plus par désœuvrement que par curiosité, s’était mêlé de façon désinvolte à la foule agglutinée sur le parvis pour suivre le cortège qui se rendait au cimetière. Il n’avait, cependant, pas voulu suivre les personnes qui s’étaient approchés de la veuve pour lui présenter leurs condoléances. Il aperçut, soudain, à la sortie d’un virage en épingle, dissimulé jusqu’alors derrière un épais rideau de broussailles, un mur en pierre qui se dressait au milieu des champs et fermait de tous côtés le cimetière. Quelques croix, plus imposantes que les autres, dépassaient le faîte du mur bâti avec les pierres ocres du pays. Ces pierres irrégulières étaient empilées et grossièrement jointes entre elles par du ciment. Des corbeaux affamés rôdaient dans le ciel. Ils se posaient, après un vol oblique et rapide, sur la terre durcie par le gel, puis repartaient de plus belle vers la cime des arbres, comme effrayés soudain par un bruit que lui seul n’entendait pas. Il s’étonna que personne n’eût pensé à prendre un fusil pour les tuer en plein vol. Bien sûr, il est assez rare que quelqu’un vienne à un enterrement avec un fusil de chasse ! Mais tout de même ! N’a-t-on pas toujours dit, au fil des siècles, que les corbeaux sont des oiseaux de malheur ? Il aurait donc fallu que quelqu’un se décidât à les exterminer sans pitié, pour conjurer la mort qu’ils annonçaient, pensa-t-il. Mais personne, à part lui, ne semblait s’émouvoir de la présence de ces oiseaux lugubres qui, parfois, frôlaient le cortège en un battement d’ailes silencieux. Il pensa qu’il lui faudrait revenir en ce lieu, une fois l’enterrement terminé, pour remplir cette basse besogne, afin que la mort soit à jamais bannie de ces terres. Mais ne serait-ce pas alors trop tard ?  Le convoi funèbre approchait lentement du cimetière. Un homme de petite taille - bedeau ou fossoyeur - surgit de derrière une tombe et se précipita vers l’entrée pour ouvrir le lourd portail en fer. Il ressemblait à un gnome ou à un farfadet, virevoltant bras levés au ciel, comme s’il se réjouissait d’accueillir le cortège. Il devait crier quelque chose car sa bouche était grande ouverte, dans une sorte de rictus hilare qui découvrait des gencives privées de dents. Cet étrange personnage brandissait une pelle presque aussi haute que lui, qui menaçait à chaque pas de l’assommer, tant ses gestes étaient désordonnés et violents. Il s’acharna sur le portail jusqu’à ce qu’il parvînt à l’ouvrir, on ne sait trop comment, car ses bras osseux ne semblaient guère plus forts que ceux d’un enfant.

Le cortège se trouvait à une dizaine de mètres du cimetière quand il se mit brusquement à neiger. Une neige drue, aux flocons épais, qui recouvrit très vite le sol. En deux ou trois minutes l’épaisseur de la couche de neige fut telle qu’on ne distinguait plus le chemin des champs environnants. Le paysage perdit tout relief, devint une immensité plate qui se confondait avec le ciel, d’un même gris bleu. Le niveau de la neige atteignait à présent le moyeu des roues du fourgon mortuaire, contrariant de plus en plus l’avancée de celui-ci. Les personnes qui le suivaient s’enfonçaient jusqu’à mi-cuisses dans la neige. Celle-ci semblait devoir les clouer sur place tant il était difficile et pénible de s’extraire de cette gangue qui gelait et devenait dure comme de la pierre. Les corps, pour lutter à la fois contre le vent violent et les brusques rafales de neige, se courbaient en deux dans l’espoir de s’opposer à la furie des éléments. En vain. La neige redoubla d’intensité. Les flocons étaient si larges, si épais, qu’ils dressaient devant les yeux de chacun une muraille d’un blanc cru, aveuglant, dont l’éclat lumineux blessait la rétine. Le fourgon mortuaire s’arrêta brutalement. Il ne pouvait plus avancer. Derrière, le cortège s’arrêta à son tour. La neige commençait à tout ensevelir. Lui-même, bras collés au corps, déjà roide comme un gisant, bien qu’il ne ressentît pas la morsure du gel, assistait à l’ensevelissement de ses compagnons. Le plus étrange, c’était que personne ne montrait le moindre signe de frayeur, comme si le phénomène allait de soi et ne menaçait quiconque d’un réel danger de mort. Cette tourmente de neige avait-elle été prévue à l’avance, se demanda-t-il ? S’inscrivait-elle dans le déroulement de la cérémonie ? Obéissait-elle à des ordres terrestres ou célestes inconnus de tous ? Il accepta cette hypothèse, sans parvenir à écarter de son esprit l’idée que cette tempête était la faute des corbeaux, et que l’ensevelissement du cortège n’aurait pas eu lieu si quelqu’un avait pris la précaution de s’armer d’un fusil et avait abattu en plein vol ces oiseaux de malheur. Il s’accusait de n’y avoir pas pensé plus tôt. La mort allait triompher, alors qu’il aurait suffi d’un peu de poudre et de courage pour la vaincre. Des squelettes, ils ne seraient bientôt plus que des squelettes transis. Il ne sentait pas le froid, n’éprouvait aucune peur. Soudain, il ne vit plus personne autour de lui. Seule la silhouette du bedeau - ou du fossoyeur - qui agitait toujours sa pelle, se détachait comme une ombre chinoise sur le ciel. L’homme s’était réfugié dans un arbre, assis à califourchon sur une branche, entouré de corbeaux qui fientaient du sang sur la neige. Ces éclaboussures parsemaient de taches rouges le sol gelé, en dessinant des formes d’animaux grotesques. Puis l’ombre de l’homme disparut en même temps que l’arbre. Il ne resta plus qu’une étendue blanche, d’un blanc intense et cruel, peuplée de corbeaux sanguinolents. Cette blancheur aveuglante pénétra dans ses yeux, dans sa bouche, dans sa poitrine, jusqu’à ce que l’air vînt à lui manquer. Avant de perdre conscience et d’être enseveli à son tour sous la neige, il s’aperçut qu’il comptait des pas imaginaires, bien qu’il fût déjà immobile et roide comme un cadavre. Il n’eut pas le temps d’en rire. De leurs becs voraces, les corbeaux commençaient à déchiqueter son visage.

 

© François Teyssandier

 

 

François Teyssandier

Francopolis - Hiver 2024

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1er mars 2002