|   Quand Hélène B. épousa son mari,
    magicien de profession, elle était loin d’imaginer ce qu’il adviendrait
    d’elle après six mois de mariage seulement. Elle se trouvait, ce matin-là,
    dans sa cuisine en train de préparer le café du petit déjeuner, comme elle
    avait l’habitude de le faire chaque jour, du moins quand ils n’étaient pas
    en tournée, car elle se levait toujours de très bonne heure, bien avant son
    époux qui aimait paresser au lit dans la tiédeur des draps. Mais elle n’eut
    même pas le temps d’allumer la cafetière électrique. Son pouce droit
    s’apprêtait à appuyer sur le bouton qui mettait en marche l’appareil,
    lorsqu’elle entendit derrière elle les pas pesants de son mari. Elle aurait
    dû être surprise qu’il entrât si tôt le matin dans la cuisine, mais elle
    s’était si bien accoutumée à sa présence qu’elle n’y prêta guère attention.
    Il avait l’habitude de marcher en traînant les pieds, malgré sa corpulence
    légère, ce qui exaspérait de plus en plus sa femme. Mais celle-ci avait
    décidé de s’abstenir de tout commentaire désobligeant sur le sujet, et ce
    dès le lendemain de leur mariage, pour ne pas accroître par des
    récriminations acerbes la morne tristesse de leur vie conjugale. Et comme
    Wilfried B. avait l’art de se faire discret, la cohabitation entre les époux
    se déroulait sans heurts particuliers, dans une indifférence feutrée et
    réciproque. Bien sûr, si Hélène B. avait eu le moindre pressentiment, ce
    matin-là, elle se serait aussitôt retournée vers son mari pour l’empêcher,
    au besoin par la force car elle jouissait d’une carrure imposante, alors
    que son époux était de frêle constitution, d’esquisser certains signes
    cabalistiques de son cru et de proférer les brèves formules
    incantatoires qu’il susurra d’une voix blanche, presque inaudible. Mais
    comme elle avait le dos tourné, elle ne put observer l’étrange comportement
    de son mari, et encore moins prévoir les conséquences désastreuses qui
    s’ensuivirent. Wilfried B. n’hésita pas à escamoter du monde réel sa femme
    en murmurant quelques formules magiques de son invention. La disparition
    fut obtenue en une dizaine de secondes. Résultat d’autant plus remarquable
    que c’était pour le magicien un coup d’essai. Soudain, Hélène B. ne vit
    plus rien autour d’elle, comme si la cuisine s’était brutalement
    volatilisée dans l’air, sous le coup d’une explosion violente mais
    silencieuse. Elle se retrouva plongée dans l’obscurité la plus profonde.
    Surprise, elle faillit pousser un cri, mais se retint au dernier moment,
    comme si le fait de crier risquait d’envenimer la situation. Après quelques
    secondes d’incertitude, pour ne pas dire d’anxiété, elle essaya de mettre
    de l’ordre dans ses idées. Ne sachant pas ce qui s’était réellement passé,
    elle pensa que si elle se retrouvait dans le noir le plus total, c’était à
    cause d’une simple panne d’électricité. Pourtant, aucun orage n’avait été
    annoncé par la météo la veille au soir, et elle n’avait pas entendu, depuis
    son réveil, le moindre grondement de tonnerre au loin. La lumière n’allait
    donc pas tarder à être rétablie dans le secteur, se dit-elle pour se
    rassurer. Ce n’était qu’une question de minutes, tout au plus. Mais elle se
    rappela soudain qu’il faisait déjà jour quand elle se trouvait dans la
    cuisine. Elle avait aperçu, par la fenêtre qui donnait sur la rue, la
    maison cossue de ses voisins d’en face, ainsi qu’un large fragment de ciel
    qui commençait à rougeoyer au-dessus du toit. L’hypothèse de la panne
    s’effondrait d’un coup. Elle se demanda si elle n’avait pas perdu la vue.
    Mais elle refusa de croire qu’elle était devenue subitement aveugle. Encore
    jeune, elle jouissait d’une excellente santé, et son acuité visuelle était
    sans défaut. De plus, aucun éclair n’avait traversé ses yeux, aucune
    douleur ne s’était manifestée dans sa tête, comme cela peut arriver quand
    un vaisseau sanguin qui irrigue le cerveau se rompt brutalement.
    L’obscurité dans laquelle elle se trouvait plongée n’était donc pas de son
    fait, mais la conséquence d’un phénomène extérieur qu’elle ne s’expliquait
    pas. Elle tendit ses mains devant elle, dans l’espoir qu’elles
    rencontreraient un obstacle précis, ou qu’elles reconnaîtraient à tâtons
    des objets familiers. En vain. Elle avança prudemment de quelques pas, avec
    lenteur, par crainte de heurter la table, le réfrigérateur ou la cuisinière
    électrique. Mais ses mains tendues ne rencontrèrent que le vide. Pourtant,
    la cuisine était assez exiguë, et offrait peu d’espace à parcourir. Elle
    comprit alors qu’elle ne se trouvait plus dans cette pièce. Ce qui commença
    à l’inquiéter. Comment avait-elle pu quitter la cuisine sans s’en rendre
    compte ? Et où était-elle à présent ? Tout de même pas au premier
    étage, celui des chambres et de la salle de bains, puisqu’elle ne se
    souvenait pas d’avoir emprunté l’escalier. Encore moins à la cave puisque
    la maison n’en avait pas, le garage faisant office de remise et de
    cellier. Du calme ! pensa-t-elle à plusieurs reprises, en respirant à
    fond la bouche grande ouverte, comme pour se donner du courage, bien
    qu’elle tremblât un peu. Sans doute espérait-elle que quelqu’un finirait
    par lui venir en aide. Mais Hélène B. savait, par avance, que cette
    personne, si tant est qu’elle se manifestât, ne serait pas son mari. Il
    n’avait jamais rien fait pour elle jusqu’à présent. Et il en ferait
    encore moins pour elle aujourd’hui ! Pourquoi ? Tout simplement
    parce qu’il ne l’aimait pas, se dit-t-elle. Elle le savait déjà bien avant
    leur mariage. Mais comme elle était la partenaire de son futur époux depuis
    des années, elle avait consenti, de guerre lasse, à officialiser leur union
    pour des raisons purement professionnelles et financières. Il faut
    reconnaître que son mari l’avait harcelée pendant des semaines, sans
    qu’elle sût trop pourquoi il s’obstinait à vouloir l’épouser. À bout de
    nerfs, elle avait fini par céder dans l’espoir d’obtenir une paix toute
    relative. Mais elle regrettait chaque jour davantage sa décision, et
    maudissait sa faiblesse de caractère. Plongée à présent dans l’obscurité la
    plus totale, elle commençait à douter qu’elle puisse retourner à la vraie
    vie. Elle pensa même que son époux serait libre dorénavant de voguer à sa
    guise vers d’autres rivages. Rivages qui prendraient, sous peu, du moins
    l’imaginait-elle ainsi, l’apparence d’une femme plus jeune et pimpante
    qu’elle. Si ce n’était pas déjà fait ! pensa Hélène B. avec une amertume
    grandissante. Les magiciens, aux yeux des profanes, passent pour avoir des
    pouvoirs que les autres hommes n’ont pas. Pouvoirs qui sont assez médiocres
    et factices, bien sûr ! Car ils ne reposent, en fait, que sur des trucs
    on ne peut plus simples et rationnels. Les magiciens peuvent donc séduire,
    sans trop d’effort, des femmes crédules ou naïves toujours promptes à
    s’émerveiller devant n’importe quel misérable tour de magie, à condition
    qu’il leur soit présenté avec suffisamment d’emphase et de roublardise pour
    abolir tout esprit critique. Mais Hélène B. connaissait trop bien l’envers
    du décor pour céder un seul instant à l’attrait d’un tel merveilleux de
    pacotille. D’ailleurs, pour elle, son mari n’avait toujours été qu’un
    piètre magicien. Elle s’en voulut de penser encore à cet homme falot qui
    vivait replié sur lui-même et qui ne s’intéressait, sans trop y croire
    malgré tout, qu’à son métier de saltimbanque. Elle s’efforça donc de faire,
    ce matin-là, comme s’il n’avait jamais existé, mais n’y parvint qu’à moitié.
    En fait, ce qui la gênait le plus, ce n’était pas tant l’absence de son
    mari que le fait de vivre présentement dans l’obscurité la plus profonde.
    Elle aimait, par-dessus tout, la lumière du jour, qu’elle fut nimbée de
    brume printanière, ou gorgée de soleil comme en plein été. À l’inverse,
    elle ne s’était jamais sentie en sécurité dans le noir, et ce depuis sa
    plus tendre enfance. À plus forte raison quand elle se trouvait seule. Or
    elle l’était, ce matin-là. Personne n’était venu à son secours depuis que
    la lumière avait brutalement disparu. Son mari, qui se tenait derrière elle
    dans la cuisine au moment du noir total l’avait, de toute évidence,
    lâchement abandonnée à son sort. C’était digne d’un couard de la pire
    espèce ! Elle n’aurait jamais dû accepter d’être sa partenaire. Encore
    moins sa femme. Elle avait toujours rêvé d’une vie aventureuse, pleine
    d’imprévus, et elle s’était retrouvée engluée dans un quotidien tellement
    médiocre qu’il lui soulevait le cœur. Pour mettre fin à ses sombres
    réflexions, elle continua d’avancer à tâtons dans l’obscurité. Du moins
    avait-elle l’impression d’avancer, bien que rien n’indiquât de façon
    irréfutable qu’elle mettait un pied devant l’autre. Elle se sentait si
    légère ! Sa marche n’était peut-être qu’une marche fictive, une pure
    invention de son cerveau qui cherchait à la tromper, ne serait-ce que pour
    accroître son angoisse. Privée de repères familiers, Hélène B. se demanda,
    soudain, si elle ne voyageait pas dans une autre dimension. Une dimension
    inconnue qui échappait au monde terrestre et à son entendement d’être
    humain. À tel point qu’elle finit par se convaincre qu’elle n’avait plus
    d’existence réelle. Qu’elle était devenue une pensée qui s’imaginait avoir
    une existence propre alors qu’elle n’était déjà plus qu’un souvenir
    abstrait qui perdurait dans sa mémoire. Elle en était là de sa réflexion
    lorsqu’elle entendit un bruit étrange. Une sorte de chuintement. Comme si,
    quelque part dans l’obscurité, un pneu de bicyclette se dégonflait en
    expulsant l’air par un trou d’épingle. Mais il n’y avait pas de pneu dans
    sa cuisine, se dit-t-elle. Ni dans les autres pièces de la maison !
    Cette réflexion saugrenue l’amusa. Un court instant, son angoisse disparut.
    Puis, très vite, Hélène B. grimaça d’inquiétude, car elle se souvint alors
    qu’elle ne se trouvait certainement plus dans sa maison. Elle tendit
    l’oreille. Le chuintement se rapprocha d’elle, ce qui la fit reculer de
    plusieurs pas en arrière, sans qu’elle heurtât le moindre obstacle. Ce ne
    pouvait tout de même pas être un animal tapi dans le noir, aux aguets, qui
    s’apprêtait à lui sauter dessus, se dit-elle pour se donner du courage.
    Certes, si elle avait soudain entendu un feulement de tigre ou un
    barrissement d’éléphant, elle se serait affolée car elle avait en horreur
    ces animaux sauvages et dangereux. Mais là, selon elle, il n’y avait pas
    vraiment de quoi se sentir en danger. C’était un bruit ténu, comme un
    souffle imperceptible qui traversait l’obscurité avant de s’évaporer dans
    l’air. Elle retint sa respiration pour localiser la provenance exacte du
    chuintement. Il s’arrêta aussitôt. Le silence qui s’ensuivit l’inquiéta
    davantage. Bien qu’elle eût la bouche grande ouverte, plus par réflexe que
    par nécessité, il lui sembla que l’air se raréfiait autour d’elle, et qu’elle
    n’allait pas tarder à étouffer. Elle voulut crier. Aucun son ne sortit de
    sa bouche. Elle n’en fut pas surprise outre mesure. Une pensée pure
    peut-elle crier ? se demanda-t-elle. Après quelques secondes de
    réflexion, elle fut bien obligée de répondre par la négative. Dans le
    silence et l’obscurité, malgré tous ses efforts, elle repensa soudain à son
    mari. Un magicien de seconde zone, décidément ! Sans une once de
    talent ! A ses yeux, du moins. Il enchaînait, au cours de ses
    spectacles calamiteux dans des bourgades perdues, une multitude de tours
    médiocres et dépourvus de toute originalité, avec un bagout de bateleur qui
    leurrait à grand peine le public. Ces prestations dérisoires
    l’attristaient, elle, sa partenaire et sa femme, bien plus que la grisaille
    de leur vie quotidienne. Jusqu’à présent, l’art de son mari consistait,
    pour l’essentiel, à faire apparaître et disparaître des lapins obèses ou
    des colombes déplumées, devant des spectateurs plus ou moins attentifs, le
    tout dans des gerbes d’étincelles et des nuages de fumée âcre qui faisaient
    très vite tousser l’assistance entière. Quant au clou de la soirée, il
    consistait à couper en deux sa femme enfermée dans un cercueil avec une
    scie aux dents énormes et rouillées. Parfois, certains soirs de déprime,
    elle regrettait vraiment que son mari n’arrivât pas à ses fins, une bonne
    fois pour toutes ! Elle n’éprouvait donc plus que du ressentiment à
    l’égard de l’homme insipide qu’il était devenu au fil des années, bien
    qu’elle ne se fît aucune illusion dès le départ. Mais ce matin-là, à son
    corps défendant, elle comprit soudain qu’elle devait peut-être tempérer le
    peu de considération qu’elle éprouvait pour lui. Il avait tout de même
    réussi à la faire disparaître ! Car elle ne doutait plus, à présent,
    qu’il fût le seul responsable de cette disparition, si étonnante soit-elle.
    Jamais elle ne l’aurait cru capable d’un tel exploit. Exploit qui
    l’obligeait, en quelque sorte, à réviser son jugement. Après tout, son mari
    avait peut-être deux ou trois petits talents cachés ! Sans doute
    n’avait-elle pas su les voir. Et encore moins les utiliser à bon
    escient pour enrichir sa vie d’émotions nouvelles. Cette découverte, qui
    s’apparentait pour elle à une brutale révélation, finit par l’émouvoir.
    Dans l’obscurité, Hélène B. repensa au visage ingrat de son époux. Elle le
    vit apparaître avec une netteté troublante. La bouche un peu molle, aux
    lèvres épaisses, ne souriait jamais. Les yeux marron clair, sans cesse
    exorbités, ressemblaient à ceux d’un crapaud. Quand ils fixaient quelqu’un,
    la personne en question s’empressait de détourner son regard, de peur sans
    doute d’être aussitôt changé en batracien, par un phénomène de
    contamination à la fois mystérieux et invisible. Un peu de salive blanche
    et sèche stagnait en permanence aux commissures des lèvres. Quant au nez,
    il était d’une taille assez imposante, et s’incurvait bizarrement vers la
    droite, comme celui d’un boxeur qui aurait encaissé trop de coups. Il
    aurait mieux fait de faire disparaître son appendice nasal plutôt que de me
    faire disparaître ! pensa Hélène B. Mais son ressentiment s’atténua
    très vite.  | 
   
    | Ne plus voir son mari pendant un
    certain laps de temps n’était pas pour lui déplaire. Sa situation présente
    était donc, à tout prendre, assez enviable. Elle était disposée à
    l’accueillir comme une sorte de parenthèse imprévue et joyeuse dans la
    triste routine de sa vie conjugale. Les retrouvailles, s’il y en avait,
    pourraient peut-être donner un nouvel allant à leur union si fragile, voire
    même faire naître un semblant d’amour qui n’avait jamais existé entre eux.
    Du moins, elle l’espérait, sans trop y croire. Bien sûr, malgré ses
    supputations, elle aurait préféré se trouver dans sa cuisine à boire son
    café en grignotant des tartines beurrées recouvertes d’une épaisse couche
    de confiture à la rhubarbe, un de ses rares plaisirs, mais elle n’allait
    tout de même pas faire la fine bouche, malgré l’obscurité dans laquelle
    elle était plongée depuis de longues minutes. Sa situation redeviendrait
    normale d’ici quelques heures, ou quelques jours tout au plus. Elle n’en
    doutait pas un seul instant. Wilfried B. la ferait revenir dans le monde
    des humains. S’il était si facile de faire disparaître quelqu’un, il devait
    être tout aussi facile de le faire réapparaître. Son mari finirait donc par
    prononcer les formules magiques qui lui donneraient à nouveau un corps
    palpable. Il le ferait, ne serait-ce que par remords, bien sûr ! Mais
    aussi, et surtout, parce qu’il avait absolument besoin d’elle. Sinon,
    comment pourrait-il présenter seul ses spectacles à venir au fin fond des
    provinces les plus reculées ? Et trouverait-il, à chaque
    représentation, une femme dans l’assistance qui accepterait de se faire
    couper en deux, sous le regard effaré de son mari et de ses enfants
    éventuels, sans avoir la moindre garantie d’en sortir indemne, pour le
    maigre plaisir d’être applaudie du bout des doigts par des spectateurs
    indifférents ? Rien n’était moins sûr ! Et de son côté, Hélène B.
    souhaitait, après avoir connu une expérience aussi étrange, retrouver au
    plus vite une vie normale. Parce qu’elle s’était habituée à la présence de
    son mari, si pénible fût-elle, même si sa compagnie se réduisait de plus en
    plus à l’état d’une ombre domestique qui se déplaçait dans la maison
    en faisant le moins de bruit possible. À défaut d’amour, elle découvrit, ce
    matin-là, qu’elle éprouvait malgré tout pour lui un attachement fait
    d’habitudes et de résignation. Et que cet attachement commençait déjà à lui
    manquer. C’est alors que le léger chuintement de tout à l’heure se
    manifesta à nouveau. Il se trouvait tout près d’elle, cette fois-ci. À
    quelques centimètres de sa bouche, lui sembla-t-il. Était-ce le vol d’une
    mouche ? L’attaque sournoise d’un moustique ? Hélène B. balaya
    l’espace de sa main droite, toujours sans rencontrer le moindre obstacle.
    Mais le chuintement persista. Un son faible et continu qui flottait dans le
    noir. Mais elle ne vit aucune forme vaporeuse passer devant ses yeux, aucun
    ombre blanchâtre traverser les ténèbres. Il lui fallut quelques minutes
    avant de comprendre que ce léger chuintement n’était que sa propre
    respiration. Elle s’aperçut alors, mais sans ressentir le moindre effroi,
    qu’elle n’avait plus de corps. Son existence, à présent, se résumait à un
    bruit presque imperceptible, à la limite du silence. Elle pensa qu’il était
    dorénavant inutile d’appeler à l’aide son mari. Il l’avait effacée en
    quelques secondes du monde terrestre, non pas par accident, mais de façon
    délibérée, après mûre réflexion sans aucun doute. Elle n’éprouva ni peur ni
    révolte. Elle savait qu’elle n’était plus qu’un souffle évanescent, et que
    cet état impalpable durerait jusqu’à la fin des temps. La mort physique ne
    l’atteindrait donc jamais. Cette hypothèse ne l’effraya pas. Au contraire,
    elle ressentit une joie pure, abstraite. Elle en aurait presque pleuré, si
    elle avait pu verser des larmes ! Elle se demanda si Wilfried B., par
    son geste prémédité, n’avait pas voulu lui faire un don. Celui de
    l’immortalité. Elle finit même par se persuader que son mari, sous des
    dehors mièvres et placides, l’aimait d’un amour fou, au point de la faire
    disparaître pour qu’elle soit dorénavant tout à lui, non plus sous une
    forme humaine et périssable, mais sous la forme désincarnée d’un souvenir
    qui ravirait son cœur jusqu’à sa mort. Dans son exaltation, elle éprouva
    soudain un peu de tendresse pour Wilfried B., et se reprocha de l’avoir
    sans doute mal jugé. Pourtant cette bouffée de tendresse ne dura guère.
    Elle fit place à un obscur sentiment de dépit. À nouveau en proie au doute,
    et brusquement inquiète, elle comprit alors, avec une pointe d’animosité
    teintée d’amertume, qu’elle ne connaîtrait jamais les raisons exactes de sa
    disparition.   ©François
    Teyssandier   Lire
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    des poèmes inédits accompagnés de photos, avec une notice
    biobibliographique, à la rubrique Créaphonie
    du numéro précédent (printemps 2025).   |