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La villa qui se trouve en face de la mienne,
de l’autre côté de la rue, est à vendre depuis ce matin, comme l’indique un
panneau accroché au-dessus de la porte d’entrée. Des inconnus vont donc
venir s’installer dans cette maison, à plus ou moins brève échéance. Ce qui
m’effraie, car je redoute tout changement. Pourtant, je n’éprouvais aucune
sympathie pour les anciens propriétaires, un couple de retraités qui
jouissait d’une assez mauvaise réputation, d’après les ragots malveillants
que colportaient les gens du voisinage. L’homme, gras et taciturne, était
asthmatique au dernier degré. Toute la journée, des quintes de toux
déchiraient sa poitrine. Lorsqu’il sortait dans son jardin mal entretenu,
je l’entendais pousser de longs feulements rauques. La femme, replète et
nonchalante, portait un sempiternel jupon blanc qui dépassait toujours de
sa robe fripée, bien qu’elle s’employât à le remonter sans cesse. Elle
faisait la même chose avec les bretelles de son bustier qui s’obstinaient à
glisser sur ses épaules tombantes. Le mari semblait diriger d’une main de
fer le ménage. Il donnait toute la journée des ordres à sa femme, d’une
voix sèche et autoritaire qui n’incitait pas à la discussion. L’été, notamment,
quand les fenêtres restaient grandes ouvertes, j’entendais sans répit ses
injonctions criardes. Son épouse, sans jamais répondre ni protester,
s’exécutait avec une docilité que je trouvais stupéfiante pour une femme de
son âge. Sa passivité m’agaçait. Leur départ fut donc un soulagement pour
moi. Mais aujourd’hui, la peur de l’inconnu taraude mon esprit et trouble
mon sommeil. Je m’attends au pire !
Les jours passent, et personne ne
semble avoir acheté la villa. Il est vrai que la maison est bâtie toute de
guingois. Avec, sans aucun doute, à l’intérieur, une multitude de pièces
remplies d’angles et de recoins inutiles, si j’en juge d’après l’architecture
extérieure assez tarabiscotée. Car je n’ai, bien entendu, jamais visité la
demeure de mes voisins. Ils ne me saluaient même pas. Moi non plus,
d’ailleurs. Nous vivions dans une indifférence hostile et glacée.
Quant au jardin, il laisse à désirer.
Les anciens propriétaires n’étaient pas des jardiniers dans l’âme. Il est
vrai que la santé déficiente de l’homme lui interdisait tout effort
prolongé. Et sa femme était d’une telle corpulence qu’elle n’arrivait quasiment
pas à se baisser. Depuis des années, l’herbe pousse drue et de façon
anarchique. Les broussailles prolifèrent sous le regard impassible de nains
en plâtre disséminés dans une fausse rocaille. Quelques arbustes rabougris
tentent de s’arracher du sol, des ronces tenaces s’agrippent aux pierres
pour ne plus les lâcher. Le sol est bosselé par une multitude de mottes de
terre. C’est le royaume invisible des taupes !
Ce matin, une voiture s’est arrêtée
dans la rue. Le crissement des pneus m’a réveillé en sursaut. Bondissant de
mon lit, je me suis précipité vers la fenêtre du salon. Un véhicule gris
métallisé stationnait près du portail de la villa. Personne n’est descendu.
Seule la vitre gauche de la portière avant s’est abaissée, comme si le
conducteur voulait mieux apprécier la vétusté de la maison. Et comme si
cette vétusté était si repoussante qu’elle ne méritait même pas qu’il
descendît de voiture. J’ai seulement entraperçu une ombre aux contours
indistincts. Puis le conducteur a remonté la vitre. La voiture a démarré
sans à-coups, comme si elle glissait sur la chaussée. J’ai entendu le
chuintement des pneus qui effleuraient à peine l’asphalte humide. La rue a
retrouvé son calme et son silence habituels. J’ai regagné mon lit, sans
pouvoir me rendormir. A la fois déçu et soulagé. Trop de pensées absurdes
se bousculaient dans ma tête.
Aujourd’hui, le soleil venait à peine
de se lever quand le portail de la villa a grincé en tournant sur ses
gonds. J’ai bondi vers la fenêtre du salon. Une jeune femme élégante,
accompagnée par un homme d’âge mûr, au visage austère, marchait en
direction de la villa. Il doit s’agir du patron de l’agence immobilière qui
s’occupe de la vente de la maison, ai-je aussitôt pensé. Le cas de figure
inverse n’a pas effleuré mon esprit. Impossible que cette homme glabre et
massif, au crâne chauve et aux bajoues grisâtres, soit mon futur
voisin ! Le nouvel occupant ne saurait être que la jeune femme, me
suis-je dit avec une conviction qui m’a surpris moi-même.
La visite de la villa a duré une
heure environ. Des volets s’ouvraient, se refermaient, au fur et à mesure
que les occupants exploraient les différentes pièces de la maison. Je n’ai
pas bougé de mon poste de guet, malgré le froid qui gelait mes pieds nus et
remontait le long de mes jambes. Les deux visiteurs sont enfin ressortis de
la villa. La jeune femme semblait très satisfaite. Elle arborait un grand
sourire. En revanche, l’homme d’âge mûr ne manifestait aucune joie
particulière. Si la transaction avait abouti, il n’en laissait rien
paraître. Son visage restait impassible, pour ne pas dire lugubre.
J’enrageais de ne pas être à la place de cet homme. La vision de la jeune
femme m’avait subjugué. Un vrai coup de foudre, auquel je ne m’attendais
pas. Que n’aurais-je donné pour être aux côtés de cette belle
inconnue ! J’aurais pu sentir sur mes joues son haleine fraîche et
légère, humer à pleines narines son parfum capiteux, et échanger avec elle
des regards énamourés. Mais une distance énorme, pour ne pas dire quasi
infranchissable, nous séparait l’un de l’autre. J’écrasai mon front contre
la vitre, comme si j’avais voulu passer au travers pour rejoindre la jeune
femme, tout en sachant que cela ne servait à rien. Les visiteurs sont
remontés dans la voiture. Elle a démarré lentement. C’est l’homme qui
tenait le volant. Tant mieux, ai-je pensé. Attentif aux éventuels obstacles
sur la route, le conducteur prêterait moins d’attention aux propos de sa
passagère. J’étais sûr que la jeune femme venait d’acheter la villa, il ne
pouvait en être autrement. Une chaleur diffuse s’est propagée dans ma
poitrine. Quelques frissons incontrôlables ont parcouru mon dos, de
l’amorce du cou au bas des reins. Que puis-je faire d’autre, à présent, que
d’attendre l’installation plus ou moins rapide de la jeune femme ? Je
l’attends avec une joie teintée d’anxiété.
Depuis une semaine, personne n’a
franchi le portail de la villa. Pourquoi la jeune femme n’est-elle pas
revenue ? Cette absence me paraît interminable. Elle provoque en moi
une douleur diffuse qui m’angoisse au fil des jours. Je dors très mal
depuis sa première visite. Mes nuits sont agitées. D’effroyables cauchemars
hantent mes rares instants de sommeil. Je rêve souvent que la villa est
balayée par les eaux en crue de la rivière voisine, ou détruite par un
incendie provoqué par la chute de la foudre. J’entends alors les cris de la
jeune femme prisonnière de la maison. L’eau, ou l’incendie, l’environne de
toutes parts. Elle m’appelle par mon prénom avec des sanglots de désespoir
dans la voix, comme si j’étais responsable de son malheur. Je voudrais bien
lui porter secours, mais je reste paralysé devant l’ampleur du désastre et
le danger que j’encours. Je ne vois bientôt plus qu’un visage qui se tord
de douleur. Chaque hurlement poussé par la jeune femme semble lui enlever
une parcelle de peau. Et c’est ce visage qui hurle par ma bouche quand je
me redresse dans mon lit, réveillé en sursaut, le front moite et la langue
sèche.
Ce matin, une camionnette blanche
s’est arrêtée devant la villa. Par la fenêtre du salon, j’ai aperçu un
homme de forte corpulence, vêtu d’un bleu de travail, qui a ouvert le
portail à deux battants. La camionnette est entrée dans le jardin, se
frayant un chemin parmi les herbes folles et les ronces. Elle s’est garée
près du perron. Le conducteur est aussitôt descendu. Après avoir claqué
violemment la portière, il a rejoint son camarade qui avait, entre-temps,
refermé le portail. Tous les deux ont sorti du véhicule des échelles, des
pots de peinture, des bâches, et tout un arsenal de truelles, brosses et
pinceaux de tailles diverses. La villa est vendue ! me suis-je écrié.
J’ai poussé quelques cris aigus, en trépignant sur place, comme si j’étais
devenu fou. La jeune femme ne va donc plus tarder à venir habiter la
maison. Je me suis senti soulagé d’un poids qui m’empêchait de vivre. Comme
si la jeune femme, à la venue tant désirée, commençait à s’approcher de moi
à travers l’espace. J’échafaude déjà dans ma tête un scénario bien
précis : sa voiture traverse la ville à vitesse réduite. Elle va
bientôt apparaître au coin de la rue. S’arrêter devant le portail. La jeune
femme s’apprête à descendre du véhicule. Elle ouvre lentement la portière
de sa main gantée. Dans toute la
splendeur de sa beauté. Je tremble d’impatience, le souffle court, le front
en sueur. Il se semble déjà entendre le pas léger de la belle inconnue qui
effleure le trottoir. Je lui fais un signe discret de la main. Mais un
bruit insolite, au dehors, brise d’un coup ma rêverie. Je n’aperçois dans
la vitre que le reflet hâve et triste de mon visage.
Je suis assis face à la fenêtre du
salon. J’observe les allées et venues des deux ouvriers qui s’activent
depuis plusieurs jours. Il m’arrive de les entendre chanter, car ils
travaillent fenêtres grandes ouvertes, sans doute pour que le revêtement
des murs sèche plus vite, ou pour que l’odeur de peinture ne leur monte pas
trop à la tête. Je les vois passer dans l’embrasure d’une fenêtre,
disparaître soudain pour resurgir dans une autre pièce, en un perpétuel
va-et-vient qui m’irrite et me ravit à la fois. Je m’installe par la pensée
dans la villa, comme si j’en étais le propriétaire. Hors des murs de ma
maison, le silence a fait place à des voix rauques, à des coups de masse
qui abattent des cloisons, à des vrombissements aigus de perceuse. Je
recommence à mieux dormir. Mes nuits sont peuplées de rêves anodins. Ma
tête se vide de toutes sombres pensées. Je me sens aussi léger que l’air
qui m’entoure. Mais cette accalmie va-t-elle durer longtemps ?
Je me suis levé, ce matin, la nuque
raide, avec des tiraillements douloureux dans les reins et les jambes. Une
mauvaise position, sans doute, pendant mon sommeil. Je dors souvent
recroquevillé sur moi-même, comme si cette position pouvait me protéger contre
les démons de la nuit. J’ai rabattu les volets de ma chambre. Le soleil
était à peine voilé par une brume de fumée qui s’élevait d’un feu de
broussailles, deux ou trois jardins plus bas vers la rivière. Dans l’air
flottait une odeur âcre de branchages et de feuilles brûlés. Je suis allé
dans le salon. Malgré la distance, un des deux peintres qui peignait la
façade de la villa m’a salué d’un signe amical de la main quand j’ai ouvert
la fenêtre. J’ai esquissé une vague grimace. Cet homme est toujours d’une
humeur joviale, ce qui m’irrite je ne sais trop pourquoi. L’autre peintre
aussi m’agace par son exubérance que je juge un peu forcée. Ils sont
devenus trop présents dans ma vie. Je ne voudrais voir dans mon champ de
vision qu’une seule personne. L’absence prolongée de la jeune femme me
redevient insupportable. Je ne peux plus me contenter d’un fantôme qui ne
fait qu’exacerber en moi désirs et regrets. Il faudra bien que mon rêve
finisse par devenir réalité. Car si je dois continuer à vivre en reclus, je
sais que bientôt la solitude sera mon inexorable refuge.
Aurai-je l’audace, un jour,
d’adresser la parole à la jeune femme ? L’occasion ne s’est pas encore
présentée. Mais comment procéder pour faire le premier pas ? Je vis
quasiment cloîtré chez moi. Ce n’est pas ainsi que je risque de rencontrer
la belle inconnue. Il faudrait, lors de sa prochaine visite, que je
m’arrange pour la croiser juste au moment où, après avoir refermé la
portière de sa voiture, elle se retournerait d’un mouvement gracieux du
buste pour ouvrir le portail. C’est là qu’elle serait la plus vulnérable,
car surprise par une rencontre à laquelle elle ne s’attendait pas. Je
serais alors obligé, par galanterie, de m’arrêter juste à quelques
centimètres de son corps pour la laisser passer, en balbutiant un timide Excusez-moi !
qu’elle aurait, par ailleurs, toutes les chances de ne pas entendre.
Mais, peut-être, ne m’accorderait-elle pas la moindre attention ! Au
mieux, j’imaginais de la part de la jeune femme une esquisse de sourire
distrait, pour ne pas paraître trop fière ou trop méprisante envers un
homme d’une affligeante banalité. Elle passerait comme une ombre légère, et
ouvrirait le portail sans se soucier de moi. Et même si, par miracle,
j’héritais d’une aumône d’un quart de sourire, serait-ce suffisant pour que
cette belle étrangère tombât amoureuse de moi sur le champ ? J’ai
si peu de charme que je ne parviendrai jamais à la séduire ! me
répétais-je avec une délectation morose. Pourtant, il fallait absolument
que je lui parle. Elle serait alors bien obligée de m’accorder un semblant
d’attention. Et les quelques mots anodins que nous échangerions nous
plongeraient immédiatement tous deux dans une histoire d’amour fou, j’en
étais convaincu. C’est ce que je ressentais au plus profond de moi. Pour la
première fois de ma vie, j’osais croire que ce maelström de passion se
préparait en secret, quelque part en nous, de façon insidieuse, avant qu’il
n’éclatât au grand jour, sans que l’on puisse en juguler l’intensité. Il
aura, j’en suis sûr, la violence d’un torrent de montagne qui emporte tout
sur son passage. Ce sera, sans nul doute, pour très bientôt. Je le sens
déjà naître et croître dans ma poitrine. J’éprouve la même sensation de
souffle court que lorsque je m’étais cassé deux côtes en tombant d’un
cerisier, petit garçon, dans le verger de ma grand-mère.
Les peintres ont enfin terminé les
travaux de restauration de la villa. La façade a été recouverte d’un crépi
rose pâle. Hier soir, à la tombée de la nuit, les ouvriers ont rangé dans
leur camionnette tout le matériel de peinture. Une fois le chargement terminé,
j’ai vu disparaître le véhicule avec un soulagement et une joie non
dissimulés. La présence quotidienne des peintres m’indisposait de plus en
plus. J’avais l’impression qu’en restaurant la maison, ils cherchaient à
s’approprier l’âme de la jeune femme. Cette idée m’était devenue
insupportable. La jalousie me rongeait le cœur. J’ai donc fêté le départ
des peintres par des cris de joie et des pas de danse au milieu du salon.
Dans le silence enfin revenu, mon regard s’est posé amoureusement sur la
villa, comme si je contemplais avec un ravissement infini le corps de la
jeune femme. Du coup, la villa paraissait moins triste, bien qu’elle fût
toujours déserte. Ma future voisine ne devrait plus tarder à emménager.
D’ici quelques jours, ce sera chose faite, ai-je pensé. Mais la jeune femme
viendra-t-elle seule ? Je ne peux croire, encore moins admettre,
qu’elle soit mariée ! Pourquoi diable s’encombrerait-elle d’un mari,
me répétais-je chaque fois que l’hypothèse d’un mariage effleurait mon
esprit ? Une si belle femme ne pouvait être assujettie aux caprices,
aux désirs et aux ordres d’un époux forcément pénible ou volage.
D’ailleurs, si elle avait été mariée, son mari serait venu voir la villa,
ne serait-ce que par simple curiosité. Mais peut-être est-ce un trader ou
un consultant pour une entreprise internationale qui travaille le plus
souvent à l’étranger ? Va-t-il revenir d’un jour à l’autre pour
finaliser l’achat de la villa ? Mon esprit refuse ce scénario
catastrophe. Car s’il devait se révéler exact, il réduirait à néant mes
espoirs les plus fous. Or, mon projet est toujours de séduire cette jeune
femme, et de faire fusionner le plus vite possible nos deux vies. Depuis
des semaines, j’égrène une longue liste de prénoms afin de choisir celui qui
me semble convenir le mieux à sa personnalité. Je m’efforce ainsi de lui
donner une existence tangible, presque palpable. Un prénom commence à
définir une personne. Mais mon choix est loin d’être définitif. Cette
incertitude me remplit à la fois de plaisir et d’angoisse.
Aujourd’hui, il était midi quand la
jeune femme est arrivée. J’étais dans la cuisine en train de réchauffer les
restes du repas de la veille, quand j’ai entendu une voiture qui freinait
devant le portail. C’est elle ! ai-je aussitôt crié en me
précipitant à la fenêtre du salon. C’était bien elle ! J’ai failli
perdre l’équilibre, comme si le plancher s’était mis à tanguer sous mes
pieds. La jeune femme est descendue de voiture, jambes jointes lancées en
avant pour ne pas avoir à les écarter. Elle était emmitouflée dans un
superbe manteau en cuir noir. Ses cheveux blonds encadraient un visage
ovale d’une grande finesse de traits. Ses lèvres peintes en vermillon
rehaussaient, sans la moindre vulgarité, la pâleur diaphane des joues. La
classe et la distinction de cette femme m’impressionnaient tellement que
j’osais à peine la regarder. Cela venait de son port de tête altier, de la
beauté naturelle de ses gestes. J’appréciais d’autant plus sa grâce que je
juge mon corps pataud et mal bâti. Trop de graisse aux mauvais
endroits ! Il me faudra impérativement suivre un régime, ou carrément
jeûner pendant quelques semaines pour que la belle inconnue ne soit pas
effrayée par ma laideur et mon embonpoint. Mais si je maigris trop vite, je
sais que ma peau n’en deviendra que plus flasque. Et que mon apparence
physique n’en sera que plus pitoyable ! La jeune femme, munie d’une
clé, a ouvert la porte d’entrée, puis a disparu à l’intérieur de la villa.
J’ai poussé un gémissement de désespoir, en même temps que j’ai reniflé une
odeur de brûlé qui venait de la cuisine.
La jeune femme se trouve donc à
l’intérieur de la maison. J’imagine son parcours à travers les pièces. Dans
ma tête résonne le martèlement de ses talons hauts sur le parquet. Comme si
je marchais à ses côtés. D’un même pas souple et décidé. Son regard est
devenu le mien. Nos deux corps se fondent en un seul. Nos esprits jumeaux
partagent les mêmes pensées. Je respire par sa bouche. Elle parle par la
mienne. Le monde nous appartient.
La jeune femme est ressortie de la
villa une heure plus tard. Elle n’a pas levé les yeux vers les fenêtres de
ma maison. Si elle l’avait fait, nos regards se seraient croisés un court
instant. Je serais alors entré dans sa vie, par effraction, presque malgré
elle. Mais la jeune femme remontait déjà dans sa voiture. Elle démarra
lentement. J’ai accompagné son départ d’un geste discret de la main droite.
Elle n’avait aucune chance de le voir. Peu importe ! Elle l’emportait
avec elle, sans le savoir. Le pot d’échappement de sa voiture lâcha un
petit nuage de fumée blanche. Comme si la jeune femme avait répondu à mon
salut. Ce petit nuage de fumée restera longtemps gravé dans ma mémoire. Un
baiser n’aurait pas eu plus d’importance pour moi. Ce jour-là, du moins.
Deux jours plus tard, la voiture
s’arrêta à nouveau devant la villa. Je me trouvais cette fois-ci dans mon
jardin qui longe la rue. Je me suis précipité vers le véhicule, comme si je
voulais ouvrir la portière. Mais je suis arrivé trop tard. La jeune femme
s’apprêtait déjà à ouvrir le portail. Dans ma précipitation, j’ai failli
m’affaler de tout mon long sur le trottoir. J’ai réussi, in extremis, à
rétablir l’équilibre de mon corps qui se projetait dangereusement vers la
grille, tête la première. La jeune femme remontait l’allée du jardin, d’une
démarche chaloupée. Elle n’avait même pas jeté un coup d’œil furtif sur
moi. M’avait-elle seulement aperçu ? Désespéré par une telle
indifférence, je suis resté les bras ballants sur le trottoir. La jeune
femme ouvrit la porte d’entrée, et disparut prestement dans la villa. Je me
suis assis sur le rebord en ciment de la grille pour guetter sa sortie,
quelque que soit le temps qu’il fallût attendre. Mais comment pourrais-je,
alors, justifier ma présence en ce lieu ? La jeune femme
éprouverait-elle de l’inquiétude à voir un inconnu qui semblait
l’attendre ? Je ne voulais surtout pas lui faire peur. Seulement lui
accorder un sourire, et échanger quelques mots plaisants avec elle.
Entendre le son de sa voix, c’était mon plus cher désir dans l’immédiat.
J’imaginais sa voix, une voix chaude, mélodieuse, pour tout dire
envoûtante. Impensable qu’elle eût une voix rauque ou criarde ! Encore
plus impensable qu’elle utilisât des tournures vulgaires ou une syntaxe approximative !
Je m’attendais donc à un langage extrêmement châtié de sa part. Soudain, je
vis réapparaître la jeune femme dans l’allée centrale. Elle referma le
portail et s’avança d’un pas rapide vers sa voiture. Je me suis précipité
pour ouvrir la portière avant, comme si j’étais son chauffeur. Dans ma
hâte, je faillis bousculer la jeune femme. Elle n’esquissa aucun geste de
frayeur. Son regard n’eut pas le temps de croiser le mien. Un molosse
venait de débouler du haut de la rue, poursuivi par une vieille dame qui lui
criait après. L’animal fonça droit sur nous, babines retroussées. Ses
aboiements étaient assez impressionnants. L’attention de la jeune femme fut
détournée par l’arrivée intempestive du chien. L’animal me fixait de ses
yeux jaunes, pattes de devant aplaties contre le sol. Allait-il me sauter à
la gorge ? La jeune femme s’empressa de se réfugier dans sa voiture.
Elle en oublia de coller ses jambes l’une contre l’autre, ce qui me permit
d’entrevoir un peu de chair au creux des cuisses. Mais je n’étais pas en mesure
d’en apprécier le galbe et de m’extasier sur la blancheur de sa peau !
La jeune femme mit le contact. La voiture s’éloigna rapidement. Le molosse,
toujours grondant après moi, fut enfin rattrapé par sa maîtresse. Elle
parvint à lui mettre une laisse, au risque de se faire mordre. Sans
m’adresser la moindre excuse elle traîna l’animal vers le haut de la rue en
l’abreuvant d’injures et en le frappant sur le museau de sa main libre.
Dépité par cet incident, je suis rentré chez moi, la rage au cœur. La journée
fut terriblement longue et sinistre.
Hier matin, un chien s’est mis à
aboyer dans le jardin de la villa. Assoupi dans mon fauteuil, les
jappements de l’animal m’ont fait sursauter. Par la fenêtre du salon, j’ai
aperçu un Rottweiler qui courait parmi les herbes folles. Le chien a été
brutalement appelé par une voix qui venait de derrière la villa. Sur le
coup, mon cœur a tressauté de joie. C’est elle ! me suis-je
écrié. Mais à peine avais-je parlé que j’ai pris conscience qu’il
s’agissait d’une voix d’homme. J’ai poussé un cri de rage. Malgré ma
déception, j’étais impatient de voir apparaître celui qui venait de héler
son chien pour tenter de l’arrêter dans ses courses folles, comme si
l’animal risquait, par sa fougue excessive, d’abîmer ronces et broussailles
qui s’entremêlaient de façon anarchique dans le jardin à l’abandon. Un
homme a surgi de derrière la villa. De corpulence massive, il avait le
ventre un peu mou et relâché. Un véritable cou de taureau soutenait une
tête ronde et chauve qui semblait, par contraste, vraiment minuscule. L’homme
éructait des ordres gutturaux qui rappelaient, à s’y méprendre, les
aboiements du Rottweiler. Il tenait dans ses mains gantées des outils de
jardinage. Je me suis senti soulagé. Ce n’était qu’un jardinier ! Il
s’est mis à l’ouvrage, coupant les ronces et essartant les broussailles. A
la fin de la journée, l’homme avait débroussaillé une grande partie du
jardin. La villa prit un aspect plus sage et ordonné. Elle semblait prête à
accueillir enfin la jeune femme. Sans doute fallait-il que le jardin soit
propre et bien ordonné pour qu’elle consentît à venir habiter la maison.
Les travaux intérieurs sont terminés
depuis longtemps. Pourquoi la jeune femme ne vient-elle pas habiter la
maison, même si le jardin n’est pas encore totalement nettoyé ?
J’imagine des hypothèses que je réfute à peine esquissées dans ma tête.
Cette villa me rend fou. Elle a pris trop d’importance dans ma vie. J’ai
renoncé à donner un prénom à la jeune femme. Elle n’a toujours pas
d’identité précise pour moi. Comme si elle n’existait pas ! J’éprouve
souvent l’envie de me mordre les mains jusqu’au sang. Je vis replié sur
moi-même comme un animal blessé. Les rares bruits qui proviennent du dehors
ne m’atteignent plus. Quand je parle à voix haute, je crois toujours que
c’est quelqu’un d’autre qui parle dans une pièce voisine. La solitude
durcit mon cœur. J’ai l’impression de devenir une pierre. Vais-je bientôt
me fondre dans un des murs de ma maison ? J’aime cette femme à la
folie. Mais le temps se joue de moi.
Ce matin, le jardinier, toujours
accompagné de son chien irascible, est venu terminer le travail commencé la
veille. Il a mis le feu à plusieurs tas d’herbe et de ronces répartis dans
tout le jardin, noyant le quartier sous un épais nuage de fumée. Le Rottweiler
gambadait d’un feu à l’autre, sans se soucier des flammes rabattues par le
vent. Il approchait souvent de trop près son museau de celles-ci, au risque
de se brûler. L’homme devait alors le menacer de son râteau pour qu’il
acceptât de s’éloigner, un court instant, avant de revenir à la charge. Je
trouvais ce chien de plus en plus répugnant. D’une férocité à glacer le
sang ! Je me suis tenu une bonne partie de la journée au milieu du
salon à surveiller l’animal, comme s’il pouvait me mordre malgré
l’éloignement et la fenêtre fermée.
Au soir, le jardinier ramassa ses outils
et les rangea dans le coffre de sa voiture. L’homme se mit au volant, après
avoir fait monter le chien sur le siège arrière. Il démarra brutalement,
cala aussitôt, remit le moteur en marche. La voiture s’ébranla. J’entendis
pendant quelques secondes le chien qui aboyait à l’intérieur du véhicule en
griffant la vitre de la voiture, comme s’il cherchait à passer au travers
pour aller s’ébattre à nouveau dans le jardin. Le silence revint. Il
faisait nuit. Exténué par ma journée d’observation, je tombai sur mon lit
et sombrai aussitôt dans un profond sommeil.
Ce matin, en ouvrant les volets du
salon, j’ai vu un nouvel écriteau accroché sur le portail. En grosses
lettres blanches sur fond rouge se détachait l’inscription À VENDRE.
J’ai refermé précipitamment les
volets.
©François Teyssandier
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