Un soir d’hiver, alors qu’il rentrait d’un court déplacement en
province pour des raisons professionnelles, il trouva une lettre à demi glissée
sous la porte de son appartement. Il la ramassa et l’ouvrit en la déchirant
à moitié. Il avait les doigts gourds car il gelait à pierre fendre cette
nuit-là. A la maigre lueur du palier éclairé par une ampoule nue, il
déchiffra laborieusement le petit mot que contenait l’enveloppe blanche.
Les lettres étaient tracées de façon si maladroite qu’elles faisaient
penser à l’écriture d’une jeune fille tourmentée.
Je pourrais tomber amoureuse de toi.
Qu’en penses-tu ?
Alberte.
Il ne connaissait aucune Alberte. Ni parmi ses collègues de
travail, ni dans sa vie privée. Il vivait seul depuis des années, cloîtré dans
son appartement, sans voir personne en dehors de ses heures de travail.
Après avoir donné un tour de clé, il entra chez lui en poussant la porte du
pied droit, et la referma d’un coup sec du pied gauche. Elle émit un
claquement sourd qui le fit sursauter. Il crut, un instant, que le bruit
allait réveiller ses voisins de palier. Un couple de retraités irascibles
qui cherchaient pour un rien des noises à tous les locataires de
l’immeuble. Il retint son souffle, aux aguets, immobile et tenant encore
son bagage à la main. Mais personne n’éleva la voix pour réclamer le
silence. Il se remit à respirer normalement. Son bagage se réduisait à une
vieille valise en cuir bouilli car il n’emportait dans ses déplacements,
assez courts la plupart du temps, que le strict minimum : quelques
chemises chiffonnées, deux ou trois pull-overs défraîchis aux manches trop
courtes, d’informes sous-vêtements de rechange d’un blanc qui tirait sur le
gris, et plusieurs paires de chaussettes en laine ou en coton, le plus
souvent rapiécées par sa mère. Il déposa son bagage dans un coin sombre du
couloir, au ras de la plinthe, près d’un porte-manteau métallique hérissé
de trois boules de couleur noire. A l’une d’elles,
il suspendit sa gabardine élimée. Il faisait assez chaud dans
l’appartement, car il avait oublié de couper le chauffage avant son départ.
Il se dirigea en traînant les pieds - une vieille habitude qui remontait à
son adolescence - vers la cuisine. C’était une pièce oblongue et minuscule qui
donnait, par une lucarne étroite, sur la cour intérieure de l’immeuble.
Celle-ci était toujours encombrée de landaus, de poubelles en plastique, et
de vieilles bicyclettes qui semblaient rouiller sur place. Il ouvrit d’un
geste désabusé la porte du réfrigérateur. Il savait, par avance, qu’il ne
trouverait rien à l’intérieur. Mais il ne put s’empêcher de vérifier qu’il
était bien vide. Il referma la porte du frigidaire d’un coup d’épaule en
grommelant dans sa barbe naissante des mots inintelligibles. Il aperçut sur
une étagère une bouteille de lait entamée. Elle était sans couvercle et
trônait depuis quelques semaines au-dessus de l’évier. Elle ne contenait
plus qu’un fond de liquide verdâtre qui dégageait une épouvantable odeur de
moisi. Il ne trouva pas la moindre boîte de conserve dans les placards. Pas
même un quignon de pain rassis dans la huche. Il avait pourtant faim. Son
estomac vide émettait des gargouillis sonores qu’il ne parvenait pas à
maîtriser. Le voyage en train avait été interminable, d’un ennui mortel,
dans l’inconfort d’un wagon plutôt froid en compagnie d’un vieux monsieur
efflanqué dont le visage glabre verdissait d’heure en heure. Ses habits
sentaient la sueur et le tabac. Ils ne s’étaient pas adressé la parole
pendant tout le trajet, chacun faisant semblant d’ignorer l’autre.
N’ayant aucune envie de ressortir, à cause de la fatigue qui accablait
son corps malingre, il décida de se contenter pour tout repas de boire un
verre d’eau qui avait un désagréable goût de chlore.
Dans le salon aux murs tapissés d’un papier à fleurs vieillot,
il n’eut même pas la force d’étendre le bras pour allumer le poste de
télévision qui se trouvait dans un angle de la pièce, posé de guingois sur
une table basse en verre dépoli, au milieu de journaux anciens et de
prospectus divers. D’ailleurs, ce geste banal d’allumer le poste, qu’il
accomplissait d’ordinaire sans y prendre garde, s’avérait en fin de compte
assez absurde, car il n’arrivait jamais à suivre un programme jusqu’au
bout. À peine était-il assis dans son fauteuil devant l’écran lumineux
qu’il s’endormait presque aussitôt, même s’il ne ressentait aucune fatigue
particulière. Le pouvoir hypnotique des images le terrassait très vite. Ses
yeux se fermaient malgré lui. Ce soir-là, assommé par la longueur du
voyage, la tête lourde et les jambes pesantes, il entra directement dans sa
chambre d’un pas de somnambule, et s’écroula comme une masse sur le lit,
sans avoir à le défaire puisqu’il avait oublié de le faire avant son
départ. Il sombra aussitôt dans un sommeil de plomb, tout habillé, gardant
aux pieds ses chaussures boueuses qui maculèrent les draps blancs.
Le lendemain matin, il trouva sous la porte d’entrée un petit
mot griffonné à la hâte :
Oublie tout
A.
©François Teyssandier
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