Cela lui est arrivé un jour de mai, pendant un après-midi
ensoleillé ; on avait demandé à Pierre d’assister à une réunion pour
le développement d’un nouveau produit. Comme il ne voulait pas refuser, par
lassitude, il donna un vague acquiescement en faisant semblant d’y trouver
un intérêt. Mais au milieu de la réunion, après qu’il eut parlé et exprimé
quelques banalités, un sentiment vague, totalement indéfinissable, comme
un voile, une ombre, une bizarre fatigue, une étrangeté entra sans frapper
dans son âme puis dans tout son être, et il comprit à l’instant que cet
état nouveau y serait pour un long temps.
Pierre se passa une main sur le front et les yeux, personne à
ses côtés ne remarqua ce mouvement d’autant que l’orateur à ce moment sut
captiver son auditoire par des formules marketing chocs.
Son cœur se mit à battre comme un cinglé et la peur d’un
malaise s’ajouta à ce rythme effréné. Il adopta une position semi-allongée,
comme il voyait souvent chez ses collègues américains qui venaient l’auditer
périodiquement, la pointe des fesses sur le bord de la chaise, les jambes
totalement raides, la tête en arrière et les yeux mi-clos pour donner à
croire qu’une forte réflexion l’habitait. Il pensa un moment à hisser ses
pieds jusqu’à la hauteur de la table, mais devant ses collègues, il hésita.
La fin de la réunion fut ressentie par lui comme un soulagement. Groggy
comme un boxeur vaincu à la fin d’un mauvais match, il se leva en s’appuyant
sur le rebord de la grande table, rendit quelques poignées de main et s’en
alla d’un pas précipité retrouver son bureau. Son premier geste fut d’appeler
sa femme et lui demander toute affaire cessante de venir le chercher. Il
enfila son manteau et resta prostré à son bureau le temps qu’elle soit à
ses côtés. Une fois là, il lui donna le bras et
sans dire au revoir à personne quitta le bâtiment. Il se laissait conduire,
la tête basse, les yeux mi-clos. Chez lui, il refusa le canapé et préféra s’allonger
dans sa chambre, dans la pénombre, la porte refermée derrière lui, loin de
tout bruit et de toute question.
Sa femme lui apporta deux aspirines et un verre d’eau qu’il
avala d’un trait, les yeux gardés fermés. Elle referma la porte derrière
elle le laissant dans l’obscurité. Il plongea dans une semi-inconscience,
cotonneuse, parcourue, par moments, par des lueurs jaillies entre deux
ombres chinoises, tenaces et répétitives. Il finit par s’endormir et ce qu’il
rêva fut terrible. Un lac d’une étendue sans fin, recouvert d’un épais
brouillard ne laissant entre celui-ci et l’eau qu’un mince espace où
glissait une barque étroite et longue dans laquelle Pierre avait pris
place. Une peur panique l’habitait avec cette idée fixe de ne pas toucher
avec sa tête le bas de cette brume épaisse et pour éviter cela, il se
recroquevillait sur lui-même au point de s’allonger un peu plus au fond de
l’embarcation ; l’angoisse le fit hurler, mais sa voix lui revint
comme un boomerang à ses oreilles, il devint sourd à l’instant. La barque
continuait à glisser dans une course incontrôlée et toujours pour éviter de
percuter le bas du nuage, il se renversa sur le côté et tomba à l’eau dans
un grand cri… Sa femme à ses côtés alluma la lumière
et le prit dans ses bras, il ouvrit les yeux, la vit à travers un léger
flou et se rendormit.
Le lendemain matin sa femme déclara : « Il est hors
de question que tu ailles travailler dans cet état », et elle appela
le médecin de famille, qui ne vint que tard dans l’après-midi, entre deux
patients.
– Repos, tranquillisant, une prise de sang pour rassurer tout
le monde et dans huit jours, cela ne sera plus qu’un vilain souvenir…
À ce discours optimiste, il ne pipa mot et se contenta de
sourire au moment où le médecin prit congé de lui. Et de nouveau il sentit
sa conscience le quitter et laisser place à un coton prégnant et lourd qui
empêchait toute pensée, toute réflexion construite. Sa femme venait juste
de revenir du pharmacien avec les médicaments, le manteau encore sur le
dos elle lui donna le cachet qui devait le soigner. Il le fit dormir dans
le quart d’heure. Mais sa nuit ne fut pas peuplée de rêves doucereux, car,
quand il crut reconnaître son propre père sur une des ombres chinoises qui
défilaient dans son crâne et qu’il voulut courir vers lui, les bras tendus
en signe d’amour en appelant : « papa, papa ! », l’ombre
continua sa course solitaire sans ralentir sa marche et, de nouveau, la
barque reparut, cette fois elle glissait sur un sol gelé et non plus sur l’eau
et tout autour d’elle, comme noyée, se répandait une fumée opiniâtre sortie
de dessous la terre. De désespoir, Pierre roula sur le sol sans faire
attention qu’il fût nu et que la glace entrait dans sa chair en d’ignobles
morsures. Il hurla de douleur. Aussitôt un noir d’une grande intensité s’abattit
sur lui en un sommeil profond, hypnotique.
Il ne sut combien de temps dura ce sommeil artificiel. Par
moments sa femme devait lui parler, car pour toute réponse il se souvient
avoir remué les lèvres péniblement. On lui fit boire un verre d’eau avec un
cachet. Le soir suivant ou celui d’après, il ne savait plus exactement, il
reprit connaissance, juste assez pour s’apercevoir qu’on lui levait la
tête et qu’on le forçait à boire un bouillon. Il ouvrit les yeux, et il
comprit, à regarder autour de lui, qu’il n’était plus dans sa chambre, mais
dans une petite pièce à la peinture blanche et que ce n’était pas sa femme
qui était là, près de lui, mais une autre personne, en blouse blanche, une
infirmière assurément… Il entendit prononcer le mot "électroencéphalogramme"
et n’eut aucun mal à se rendormir aussitôt après.
La vision des ombres fantasmagoriques reprit de plus belle, l’image
de son père revenait avec assiduité, c’était comme un appel, les bras en
avant dès qu’ils se voyaient et toujours cette impossibilité de se
rejoindre, de s’enlacer, de s’embrasser ; des appels, oui, on s’appelait
l’un et l’autre, mais sans succès : les ombres filaient sans jamais
être rattrapées… Cela fatiguait Pierre au-delà de toute description. Puis
les choses se calmèrent. Les nuits furent plus calmes, moins tourmentées
jusqu’à cette nuit où ce fut le noir total, l’écran de ses rêves resta
muet, point d’appel, point d’ombre à la vitesse inaccessible. Au petit jour
il se réveilla quand tout autour de lui ce n’était que silence, pas feutré
dans le couloir, chuchotements des infirmières, lumières tamisées. Il sut
répondre à l’infirmière de nuit qui rentrait dans sa chambre juste avant de
quitter son service. À sa question, « avez-vous bien dormi ? »
Il répondit : « oui, cette nuit, j’ai bien dormi, pour la
première fois… »
Quand sa femme vint le voir, un peu avant midi, la question qui
lui brûlait les lèvres fut :
– As-tu reçu des nouvelles de mon père ?
– Quelle idée, cela fait, je ne sais pas, bien trois ans que tu
ne l’as pas revu, rappelle-toi que vous vous êtes fâchés il y a, oui, bien
trois ans maintenant…
– Oui, peut-être, mais il faudra que j’aille le voir…
– Qu’est-ce qui t’arrive subitement de me parler de ton père,
que j’ai toujours bien aimé d’ailleurs… ?
– J’ai beaucoup rêvé de lui, ces nuits dernières…
– Alors, si tu veux, je pourrai t’accompagner chez lui.
– J’aimerais mieux y aller seul.
Le jour suivant conforta la guérison de Pierre. Il put se lever
et se mettre dans un fauteuil, puis, un autre jour, marcher quelques
minutes dans les couloirs. À la fin de la semaine suivante, au bras de sa
femme, il sortit de la clinique et rentra chez lui. Aussitôt il n’eut qu’une
seule idée en tête : aller rendre visite à son père qui habitait à
Tours. Depuis sa retraite, il vivait seul, veuf depuis six ans, il s’était
lentement isolé de tous ses amis, même son fils Pierre, avant même leur
brouille, avait eu de plus en plus de mal à garder le contact avec lui.
Mais aujourd’hui les choses étaient différentes. Du passé, Pierre, ne
voulait rien garder, le couvert avait été levé, les vilaines choses
oubliées, son cœur était redevenu pur après toutes ces nuits, après tout ce
boucan dans sa tête, ces rêves, ces cauchemars, ces fuites en avant après
son père, le seul être qui lui restait de son passé. Il était prêt à lui
dire son amour filial, à se confier à lui, à lui exprimer ce qu’il
ressentait pour lui, toutes ces choses qu’il s’était cachées à lui-même
depuis si longtemps, trop longtemps, il en était convaincu, maintenant. Il
fallait qu’il le lui dise, que son père l’entende et qu’il lui parle à son
tour. Les paroles d’un père sont irremplaçables, les silences aussi, ça, il
le savait depuis toujours car avec son père, de nature peu bavarde, il en
avait fait l’expérience plus d’une fois.
Quand il se sentit réellement mieux, il quitta sa femme et son
fils de six ans et s’en alla par le train rendre visite à son père. Il ne
revint pas dans la soirée comme il l’avait laissé entendre à sa femme, mais
seulement dans l’après-midi du jour suivant.
Rien ne transpira de la conversation qu’il avait eue avec son
père, ni dans quelles conditions s’était passé son hébergement. Sur tous
ces points, il ne fut pas très loquace, Pierre. Sa mine détendue était la
seule réponse qu’il donnait aux siens.
Et le vendredi suivant, il dit à sa femme :
– Tiens, au bureau, j’ai eu un coup de téléphone de mon père,
il est d’accord pour venir déjeuner à la maison dimanche prochain…
Sa femme parut étonnée, mais n’en fit rien paraître.
Le dimanche, dans la matinée, elle prépara avec minutie et
talent un repas de fête, « l’événement est d’importance »,
pensa-t-elle.
Mais à l’heure convenue, personne ne vint. Pierre appela son
père au téléphone, il n’eut pas de réponse. Intrigué, mal à l’aise, il
chercha sur l’annuaire, le nom d’un voisin qui aurait pu lui donner des informations sur son père. Il cocha le nom du
plus proche voisin et l’appela. La sonnerie s’égrena longtemps avant qu’on
ne décroche ; Pierre se nomma et le type, à l’appareil, lui dit, tout
essoufflé, car il avait couru pour venir à l’appareil, que les pompiers
étaient là depuis un petit moment et que son père venait d’être victime d’une
crise cardiaque… Pierre lui demanda comment cela était arrivé et maintenant
que les pompiers étaient à ses côtés, comment les choses évoluaient… Il n’eut
pas de réponse immédiate et après un moment, le type lui dit, d’une voix
blanche : « Votre père est décédé… Les secours, vous savez, n’ont
rien pu faire pour le sauver… » et il ajouta : « de ma
fenêtre, je vois l’ambulance qui s’apprête à repartir… »
Pierre raccrocha, s’assit sur la première chaise, plongea sa
tête dans les mains et pleura.
Sa femme ne sut quoi lui dire…
© J. Fleuret
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