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Novembre-décembre 2021

 

 

 

Des ombres chinoises l’ont envahi…

 

Nouvelle de J. Fleuret

 

 

Cela lui est arrivé un jour de mai, pendant un après-midi ensoleillé ; on avait demandé à Pierre d’assister à une réunion pour le développement d’un nouveau produit. Comme il ne voulait pas refuser, par lassitude, il donna un vague acquies­cement en faisant semblant d’y trouver un intérêt. Mais au milieu de la réunion, après qu’il eut parlé et exprimé quelques banalités, un sentiment vague, totalement indé­fi­nissable, comme un voile, une ombre, une bizarre fatigue, une étrangeté entra sans frapper dans son âme puis dans tout son être, et il comprit à l’instant que cet état nouveau y serait pour un long temps.

Pierre se passa une main sur le front et les yeux, personne à ses côtés ne remar­qua ce mouvement d’autant que l’orateur à ce moment sut captiver son auditoire par des formules marketing chocs.

Son cœur se mit à battre comme un cinglé et la peur d’un malaise s’ajouta à ce rythme effréné. Il adopta une position semi-allongée, comme il voyait souvent chez ses collègues américains qui venaient l’auditer périodiquement, la pointe des fesses sur le bord de la chaise, les jambes totalement raides, la tête en arrière et les yeux mi-clos pour donner à croire qu’une forte réflexion l’habitait. Il pensa un moment à hisser ses pieds jusqu’à la hauteur de la table, mais devant ses collègues, il hésita. La fin de la réunion fut ressentie par lui comme un soulagement. Groggy comme un boxeur vaincu à la fin d’un mauvais match, il se leva en s’appuyant sur le rebord de la grande table, rendit quelques poignées de main et s’en alla d’un pas préci­pité retrouver son bureau. Son premier geste fut d’appeler sa femme et lui demander toute affaire cessante de venir le chercher. Il enfila son manteau et resta prostré à son bureau le temps qu’elle soit à ses côtés. Une fois là, il lui donna le bras et sans dire au revoir à personne quitta le bâtiment. Il se laissait conduire, la tête basse, les yeux mi-clos. Chez lui, il refusa le canapé et préféra s’allonger dans sa cham­bre, dans la pénombre, la porte refermée derrière lui, loin de tout bruit et de toute question.

Sa femme lui apporta deux aspirines et un verre d’eau qu’il avala d’un trait, les yeux gardés fermés. Elle referma la porte derrière elle le laissant dans l’obscurité. Il plongea dans une semi-inconscience, cotonneuse, parcourue, par moments, par des lueurs jaillies entre deux ombres chinoises, tenaces et répétitives. Il finit par s’endormir et ce qu’il rêva fut terrible. Un lac d’une étendue sans fin, recouvert d’un épais brouillard ne laissant entre celui-ci et l’eau qu’un mince espace où glissait une barque étroite et longue dans laquelle Pierre avait pris place. Une peur panique l’habitait avec cette idée fixe de ne pas toucher avec sa tête le bas de cette brume épaisse et pour éviter cela, il se recroquevillait sur lui-même au point de s’allonger un peu plus au fond de l’embarcation ; l’angoisse le fit hurler, mais sa voix lui revint comme un boomerang à ses oreilles, il devint sourd à l’instant. La barque continuait à glisser dans une course incontrôlée et toujours pour éviter de percuter le bas du nuage, il se renversa sur le côté et tomba à l’eau dans un grand cri… Sa femme à ses côtés alluma la lumière et le prit dans ses bras, il ouvrit les yeux, la vit à travers un léger flou et se rendormit.

Le lendemain matin sa femme déclara : « Il est hors de question que tu ailles travailler dans cet état », et elle appela le médecin de famille, qui ne vint que tard dans l’après-midi, entre deux patients.

– Repos, tranquillisant, une prise de sang pour rassurer tout le monde et dans huit jours, cela ne sera plus qu’un vilain souvenir…

À ce discours optimiste, il ne pipa mot et se contenta de sourire au moment où le médecin prit congé de lui. Et de nouveau il sentit sa conscience le quitter et laisser place à un coton prégnant et lourd qui empêchait toute pensée, toute réfle­xion construite. Sa femme venait juste de revenir du pharmacien avec les médica­ments, le manteau encore sur le dos elle lui donna le cachet qui devait le soigner. Il le fit dormir dans le quart d’heure. Mais sa nuit ne fut pas peuplée de rêves douce­reux, car, quand il crut reconnaître son propre père sur une des ombres chinoises qui défilaient dans son crâne et qu’il voulut courir vers lui, les bras tendus en signe d’amour en appelant : « papa, papa ! », l’ombre continua sa course solitaire sans ralentir sa marche et, de nouveau, la barque reparut, cette fois elle glissait sur un sol gelé et non plus sur l’eau et tout autour d’elle, comme noyée, se répandait une fumée opiniâtre sortie de dessous la terre. De désespoir, Pierre roula sur le sol sans faire attention qu’il fût nu et que la glace entrait dans sa chair en d’ignobles morsures. Il hurla de douleur. Aussitôt un noir d’une grande intensité s’abattit sur lui en un sommeil profond, hypnotique.

Il ne sut combien de temps dura ce sommeil artificiel. Par moments sa femme devait lui parler, car pour toute réponse il se souvient avoir remué les lèvres péniblement. On lui fit boire un verre d’eau avec un cachet. Le soir suivant ou celui d’après, il ne savait plus exactement, il reprit connaissance, juste assez pour s’aper­cevoir qu’on lui levait la tête et qu’on le forçait à boire un bouillon. Il ouvrit les yeux, et il comprit, à regarder autour de lui, qu’il n’était plus dans sa chambre, mais dans une petite pièce à la peinture blanche et que ce n’était pas sa femme qui était là, près de lui, mais une autre personne, en blouse blanche, une infirmière assu­rément… Il entendit prononcer le mot "électroencéphalogramme" et n’eut aucun mal à se rendormir aussitôt après.

La vision des ombres fantasmagoriques reprit de plus belle, l’image de son père revenait avec assiduité, c’était comme un appel, les bras en avant dès qu’ils se voyaient et toujours cette impossibilité de se rejoindre, de s’enlacer, de s’embrasser ; des appels, oui, on s’appelait l’un et l’autre, mais sans succès : les ombres filaient sans jamais être rattrapées… Cela fatiguait Pierre au-delà de toute description. Puis les choses se calmèrent. Les nuits furent plus calmes, moins tourmentées jusqu’à cette nuit où ce fut le noir total, l’écran de ses rêves resta muet, point d’appel, point d’ombre à la vitesse inaccessible. Au petit jour il se réveilla quand tout autour de lui ce n’était que silence, pas feutré dans le couloir, chuchotements des infirmières, lumières tamisées. Il sut répondre à l’infirmière de nuit qui rentrait dans sa chambre juste avant de quitter son service. À sa question, « avez-vous bien dormi ? » Il répondit : « oui, cette nuit, j’ai bien dormi, pour la première fois… »

Quand sa femme vint le voir, un peu avant midi, la question qui lui brûlait les lèvres fut :

– As-tu reçu des nouvelles de mon père ?

– Quelle idée, cela fait, je ne sais pas, bien trois ans que tu ne l’as pas revu, rappelle-toi que vous vous êtes fâchés il y a, oui, bien trois ans maintenant…

– Oui, peut-être, mais il faudra que j’aille le voir…

– Qu’est-ce qui t’arrive subitement de me parler de ton père, que j’ai toujours bien aimé d’ailleurs… ?

– J’ai beaucoup rêvé de lui, ces nuits dernières…

– Alors, si tu veux, je pourrai t’accompagner chez lui.

– J’aimerais mieux y aller seul.

Le jour suivant conforta la guérison de Pierre. Il put se lever et se mettre dans un fauteuil, puis, un autre jour, marcher quelques minutes dans les couloirs. À la fin de la semaine suivante, au bras de sa femme, il sortit de la clinique et rentra chez lui. Aussitôt il n’eut qu’une seule idée en tête : aller rendre visite à son père qui habitait à Tours. Depuis sa retraite, il vivait seul, veuf depuis six ans, il s’était lente­ment isolé de tous ses amis, même son fils Pierre, avant même leur brouille, avait eu de plus en plus de mal à garder le contact avec lui. Mais aujourd’hui les choses étaient différentes. Du passé, Pierre, ne voulait rien garder, le couvert avait été levé, les vilaines choses oubliées, son cœur était redevenu pur après toutes ces nuits, après tout ce boucan dans sa tête, ces rêves, ces cauchemars, ces fuites en avant après son père, le seul être qui lui restait de son passé. Il était prêt à lui dire son amour filial, à se confier à lui, à lui exprimer ce qu’il ressentait pour lui, toutes ces choses qu’il s’était cachées à lui-même depuis si longtemps, trop longtemps, il en était con­vaincu, maintenant. Il fallait qu’il le lui dise, que son père l’entende et qu’il lui parle à son tour. Les paroles d’un père sont irremplaçables, les silences aussi, ça, il le savait depuis toujours car avec son père, de nature peu bavarde, il en avait fait l’expérience plus d’une fois.

Quand il se sentit réellement mieux, il quitta sa femme et son fils de six ans et s’en alla par le train rendre visite à son père. Il ne revint pas dans la soirée comme il l’avait laissé entendre à sa femme, mais seulement dans l’après-midi du jour suivant.

Rien ne transpira de la conversation qu’il avait eue avec son père, ni dans quelles conditions s’était passé son hébergement. Sur tous ces points, il ne fut pas très loquace, Pierre. Sa mine détendue était la seule réponse qu’il donnait aux siens.

Et le vendredi suivant, il dit à sa femme :

– Tiens, au bureau, j’ai eu un coup de téléphone de mon père, il est d’accord pour venir déjeuner à la maison dimanche prochain…

Sa femme parut étonnée, mais n’en fit rien paraître.

Le dimanche, dans la matinée, elle prépara avec minutie et talent un repas de fête, « l’événement est d’importance », pensa-t-elle.

Mais à l’heure convenue, personne ne vint. Pierre appela son père au télé­phone, il n’eut pas de réponse. Intrigué, mal à l’aise, il chercha sur l’annuaire, le nom d’un voisin qui aurait pu lui donner des informations sur son père. Il cocha le nom du plus proche voisin et l’appela. La sonnerie s’égrena longtemps avant qu’on ne décroche ; Pierre se nomma et le type, à l’appareil, lui dit, tout essoufflé, car il avait couru pour venir à l’appareil, que les pompiers étaient là depuis un petit moment et que son père venait d’être victime d’une crise cardiaque… Pierre lui demanda comment cela était arrivé et maintenant que les pompiers étaient à ses côtés, comment les choses évoluaient… Il n’eut pas de réponse immédiate et après un moment, le type lui dit, d’une voix blanche : « Votre père est décédé… Les secours, vous savez, n’ont rien pu faire pour le sauver… » et il ajouta : « de ma fenêtre, je vois l’ambulance qui s’apprête à repartir… »

Pierre raccrocha, s’assit sur la première chaise, plongea sa tête dans les mains et pleura.

Sa femme ne sut quoi lui dire…

 

© J. Fleuret

 



J. Fleuret

Novembre-décembre 2021

Recherche Michel Ostertag

 

 

Créé le 1 mars 2002