Je
m'en souviens, comme si c'était hier. La porte d'entrée vient de claquer,
les pas de mon père se font entendre sur le parquet impeccablement
ciré.
Mon
esprit se serre, la peur me recouvre les sens, l'enfant s'effraie en
silence. Je sais que je n'échapperai pas au châtiment qui m'attend. Il va
bien voir que le vase qui se trouvait sur le meuble bas qui orne le
couloir, n'est plus là.
En
début d'après-midi, l'envie de jouer comme un enfant joue à six ans, me
prit. Je jonglais avec mon ballon de volley-ball, ressentant au plus
profond de mon âme le plaisir de ce jeu.
Je
jongle. Un, deux, trois jonglages réussis. Le quatrième est moins maitrisé.
Le ballon s'envole, part vers la droite, redescend et heurte le grand vase
d'ornement blanc et vert. Je ne saurais dire lequel des deux toucha en
premier le sol. L'effroi me saisit de suite. Un
vase d'ornement cassé, un si grand et beau vase. J'essayais de mettre dans
l'ordre l'échelle des valeurs qui régissait les punitions. J'allais payer
assez cher ce manque d'adresse.
Mon père
avait cette capacité qu'ont les rapaces. Un sens aigu de l'observation, une
reconnaissance immédiate des lieux.
– Où
est passé mon vase ?
Maudit
pronom possessif. Celui-ci allait, à n'en pas douter, alourdir la sentence.
Car tout était à lui. Il y avait ses bonbons, puis les nôtres. Ses
tablettes de chocolat, puis les nôtres. Ses pâtisseries, puis les nôtres.
Et tout était ainsi. Je me souviens d'un fait particulièrement triste
pour mon âme d'enfant. J'adorais le lait concentré sucré qui était conditionné
en ces années soixante, dans des petites boîtes métalliques. Mais c'était
estampillé "interdit aux enfants ". Seul mon père s'enchantait de
ce plaisir. Bravant l'interdit, je me levais en pleine nuit, me rendais sur
la pointe des pieds dans la cuisine et, après avoir ouvert délicatement la
porte du frigo, je gouttais à ce doux et sucré concentré de lait. Mon père
s'en rendit compte, mais ne dit rien.
Une
autre nuit, une autre tentation. Mais cette fois-ci il avait remplacé le
lait concentré par de l'urine ! J'en avalais une partie, j'en recrachais
une autre. Il ne releva rien, le matin venu. Il savait, il savait.
– Où
est passé mon vase ? répéta-t-il...
Maman
apparut alors, tentant une explication dans laquelle elle incluait une
responsabilité qu'elle n'avait pas à endosser. De sa douceur naturelle,
elle tenta de calmer l'ire du patriarche. Peine perdue ! Il alla s'asseoir
sur l'une des chaises sises autour de la grande table du salon. Il
m'interpelle alors par le surnom que l'on me donne depuis ma naissance.
– Zù, va chercher la brosse et viens ici tout de suite
!
Mes
larmes coulent, en silence. Mon cœur s'emballe, ma tristesse étouffe ma
joie d'enfant ! Je dois aller chercher l'instrument qui va me faire mal,
mal, mal. Il s'agit d'une brosse à lustrer les chaussures, dotée d'un socle
en bois épais et dense. Je la lui donne et je tends mon bras gauche, paume
de la main ouverte; je baisse le regard. Le
premier coup tombe. Un feu indescriptible s'empare de ma main. J'ouvre en
grand la bouche, mes larmes coulent. Il en reste encore neuf, puis il
faudra tendre l'autre bras, et offrir la main droite au supplice. Maman
pleure aussi, et attend dans le couloir. Le martyr se termine, je dois
regagner ma chambre. Maman me saisit au passage, me prend dans ses bras et
va se poser avec moi sur mon lit. Je n'ai plus de souffle, mes yeux sont
brûlés par les larmes, je ne sens plus mes mains.
Ce
rituel commença à mes cinq ans et perdura jusqu'à mes huit ans. La Vie se
chargea de changer les choses, mais cela est un autre temps, une autre
rive. Néanmoins, en voyant aujourd'hui mon père cloué dans son lit en
gériatrie, je ne peux m'empêcher d'avoir un pincement au cœur. J'aime le
coiffer, j'aime voir l'esquisse d'un sourire sur son visage quand il voit
les sucreries que je lui offre avec tendresse. Et lorsque je referme la
porte de sa chambre, en partant, un murmure s'échappe de ma bouche :
« papa ».
©Delano Frere
***
Pour faire la connaissance de cet auteur,
rendez-vous sur le site d’Edilivre
et commandez ses romans. Nous l’accueillons pour la première fois à Francopolis. Il se présente à nous :
« Mon nom est FRERE, et Delano est mon prénom. Je
suis né en Angola en 1962. J’ai 58 ans. Je réside en Loire-Atlantique, à la
Bernerie-en-Retz.
J’ai toujours aimé les mots, leur sens, et je les
utilise comme un peintre utilise les couleurs. Je suis un contemplatif,
j’observe, j’analyse, afin de mieux retranscrire mes émotions. J’ai appris
cette merveilleuse langue en une année. Ses mélodies m’ont envouté,
délicieusement.
J’ai à mon actif deux autobiographies (Palais d’injustice, Le sans-dents) et j’ai
collaboré à l’élaboration d’un recueil de
poèmes intitulé « La plume de pourpre ».
Je rédige actuellement un essai portant sur la
condition humaine.
J’écris, donc je suis. »
|