La
petite infante
Velásquez, Portrait de
l'infante Marguerite Thérèse, 1654 (Musée du Louvre, reproduit d’après le site
des collections.louvre.fr)
La
petite infante
À
l’âge de huit ans j’ai été kidnappée. Le scénario classique. Un homme m’a
suivie à la sortie de l’école. J’étais une très jolie petite fille. Grande
pour mon âge, toute menue, avec de très longs cheveux châtain roux et de grands
yeux bleus très clairs. Je n’avais pas encore l’œil droit qui tirait vers
la tempe.
Il
m’a dit qu’il était vendeur dans un magasin de vêtements pour enfants. Que
ma mère était venue pour m’acheter une robe mais qu’elle hésitait sur la
taille à prendre. Alors elle lui avait demandé de m’attendre à la sortie de
l’école et de m’amener au magasin.
Bien
sûr je l’ai cru. Je me souviens qu’il était jeune, avec des cheveux bruns
un peu trop longs. Il portait un duffle-coat foncé par-dessus un pull à col
roulé et un pantalon en velours. Il avait l’air plutôt gentil.
Nous
avons marché longtemps, à tourner et retourner dans les petites rues du
Marais. Finalement nous sommes arrivés devant un bel immeuble, avec une
double porte très haute en bois verni. Je me demandais quelle sorte de
magasin pouvait bien se trouver là. Nous sommes montés jusqu’au dernier
étage et il a ouvert la porte avec une grosse clef que je revois
parfaitement. C’est là que j’ai commencé à me méfier. J’ai voulu me sauver
mais il m’a rattrapée par la capuche de mon anorak et m’a poussée à
l’intérieur de l’appartement.
C’était
un appartement magnifique. Enfin c’est ainsi que je le revois dans mon
souvenir. Il y avait de nombreuses pièces qu’il m’a emmené visiter par la
suite. Mais là, j’étais sous le coup de la peur et j’ai commencé à pleurer.
-
Tu ne vas surtout pas pleurer, car je ne supporte pas les petites filles
pleurnicheuses. Tu vas t’asseoir bien sagement dans ce fauteuil, sans
bouger, car je ne supporte pas non plus les petites filles remuantes.
Il
me semble que je suis restée très longtemps ainsi. Lui il me regardait,
assis en face dans un autre fauteuil. Il m’avait retiré mon anorak, mes
chaussures et mes chaussettes. De temps en temps il caressait doucement mes
pieds. J’avais peur mais je trouvais ça plutôt agréable.
Le
soir il s’est absenté un moment de la pièce et il est revenu avec un
plateau plein de bonnes choses. Je n’ai mangé que la religieuse au café.
Il
m’a dit qu’il était l’heure de dormir et m’a montré « ma chambre ». Chez
moi je n’avais qu’une poupée dans ma chambre. Ma mère ne m’achetait jamais
de jouets, que des livres. Et là il y avait des jouets dans tous les coins.
Des poupées, des peluches, un cheval à bascule, des meubles minuscules pour
les poupées, des déguisements…
Il
m’a donné une chemise de nuit blanche et m’a dit de me déshabiller. Je l’ai
fait sans crainte car j’ignorais tout des
questions sexuelles. Je suis restée naïve très longtemps. Ce n’est qu’à
l’âge de quinze ans passés que j’ai appris que les hommes et les femmes
faisaient l’amour ensemble.
Il
a caressé encore un moment mes pieds puis m’a embrassée dans les cheveux.
-
Si tu dors bien et si tu restes sage, tu auras une surprise demain matin.
J’ai
dormi bien sûr, à l’âge de huit ans, même dans une maison inconnue, même
effrayé, on dort.
Le
lendemain matin il m’a porté mon petit déjeuner au lit. C’était la première
fois que ça m’arrivait. Puis il m’a fait couler un bain. Il me semble que
la baignoire était immense mais peut-être que pour un enfant les baignoires
semblent toujours immenses.
Je
n’osais rien demander concernant mes parents. Je n’imaginais même pas
qu’ils me cherchaient. Je commençais à avoir moins peur de cet homme mais
une autre peur était en train de la relayer, celle du courroux de ma mère
et de ce qu’elle pourrait me faire pour me punir.
-
Je t’avais promis une surprise. Tu veux la voir ?
Je
n’ai jamais été très curieuse et je n’avais pas l’habitude des surprises,
aussi j’ai dit oui par politesse.
La
surprise était un vêtement tel qu’on en portait plusieurs siècles
auparavant. J’appris bien plus tard que c’était la réplique de la robe
d’une infante.
-
C’est ce que tu vas mettre aujourd’hui. Fais attention de ne pas te salir
car une robe comme celle-ci coûte une petite fortune. Demain tu en auras
une autre.
Je
passais donc la journée habillée comme une petite infante. Il avait
lui-même démêlé et coiffé mes longs cheveux. Habituellement j’avais des
nattes ou une queue de cheval. Là mes cheveux étaient lâchés et il m’avait
mis une sorte de serre-tête avec un minuscule bijou.
Il
m’a fait visiter toutes les pièces de l’appartement. Il y avait de très
beaux objets, des lustres aux plafonds, de nombreux tableaux aux murs, les
parquets étaient parfaitement cirés. C’était l’héritier d’une famille juive
très riche. Tout cela je ne l’appris que par la suite, des années plus tard
même.
Il
me demandait souvent de m’asseoir sans bouger, toujours dans le même
fauteuil, et il me regardait pendant ce qui me semblait être des heures, en
caressant de temps à autre mes pieds.
Tout
cela dura plusieurs jours. J’eus droit à d’autres robes, toujours des robes
d’infantes. Il s’occupait de moi comme d’un objet précieux et me gavait de
friandises.
Puis
un matin j’entendis des bruits inhabituels. On parlait fort quelque part,
on hurlait même. Un policier a surgi dans ma chambre, puis un autre, puis
tout à coup il y eut un monde fou autour de moi. Je me suis mise à hurler
moi aussi. Pas longtemps, car on m’a fait une piqûre pour me calmer.
Je
n’ai qu’un souvenir confus de ce qui s’est passé ensuite. Trop de choses
arrivaient en même temps. J’étais harcelée de toutes parts. Des tas de gens
m’ont questionnée, des tas de docteurs m’ont examinée. Et surtout ma mère…
Sa première réaction a été de me gifler.
-
Petite imbécile, il n’y a qu’à toi qu’une chose pareille pouvait arriver !
Le
gentil jeune homme s’appelait Jérémie. Il n’est pas allé en prison mais
dans un hôpital psychiatrique.
J’eus
mon nom et ma photo dans les journaux. Une grande fille d’une classe
supérieure qui me faisait des misères à la récréation eut un soudain
respect pour moi. J’étais devenue une vedette, une attraction. Ma mère
décida de me changer d’école.
À
l’âge de seize ans je réussis à savoir dans quel hôpital psychiatrique
était interné Jérémie. Je profitai d’une absence de mes parents pour aller
lui rendre visite.
Il
n’était plus comme dans mon souvenir. C’était un homme très maigre, au
regard vide.
-
Vous ne vous rappelez pas de moi, Héloïse, la petite infante ?
Non
! Il ne se souvenait plus de rien. Pourtant il se mit à regarder avec
insistance vers mes pieds. C’était l’été. Je me déchaussai et posai mon
pied nu sur sa cuisse. Alors il se mit à le caresser, doucement.
-
Où sont tes longs cheveux ?
Ce
fut tout. Il cessa de caresser mon pied et retomba dans son apathie.
Je
ne le revis plus jamais.
|