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Automne 2024

 

 

Héloïse Cerboneschi.

 

Deux nouvelles inédites

 

 

 

La petite infante

 

Velásquez, Portrait de l'infante Marguerite Thérèse, 1654 (Musée du Louvre, reproduit d’après le site des collections.louvre.fr)

 

 

La petite infante

 

À l’âge de huit ans j’ai été kidnappée. Le scénario classique. Un homme m’a suivie à la sortie de l’école. J’étais une très jolie petite fille. Grande pour mon âge, toute menue, avec de très longs cheveux châtain roux et de grands yeux bleus très clairs. Je n’avais pas encore l’œil droit qui tirait vers la tempe.

Il m’a dit qu’il était vendeur dans un magasin de vêtements pour enfants. Que ma mère était venue pour m’acheter une robe mais qu’elle hésitait sur la taille à prendre. Alors elle lui avait demandé de m’attendre à la sortie de l’école et de m’amener au magasin.

Bien sûr je l’ai cru. Je me souviens qu’il était jeune, avec des cheveux bruns un peu trop longs. Il portait un duffle-coat foncé par-dessus un pull à col roulé et un pantalon en velours. Il avait l’air plutôt gentil.

Nous avons marché longtemps, à tourner et retourner dans les petites rues du Marais. Finalement nous sommes arrivés devant un bel immeuble, avec une double porte très haute en bois verni. Je me demandais quelle sorte de magasin pouvait bien se trouver là. Nous sommes montés jusqu’au dernier étage et il a ouvert la porte avec une grosse clef que je revois parfaitement. C’est là que j’ai commencé à me méfier. J’ai voulu me sauver mais il m’a rattrapée par la capuche de mon anorak et m’a poussée à l’intérieur de l’appartement.

C’était un appartement magnifique. Enfin c’est ainsi que je le revois dans mon souvenir. Il y avait de nombreuses pièces qu’il m’a emmené visiter par la suite. Mais là, j’étais sous le coup de la peur et j’ai commencé à pleurer.

- Tu ne vas surtout pas pleurer, car je ne supporte pas les petites filles pleurnicheuses. Tu vas t’asseoir bien sagement dans ce fauteuil, sans bouger, car je ne supporte pas non plus les petites filles remuantes.

Il me semble que je suis restée très longtemps ainsi. Lui il me regardait, assis en face dans un autre fauteuil. Il m’avait retiré mon anorak, mes chaussures et mes chaussettes. De temps en temps il caressait doucement mes pieds. J’avais peur mais je trouvais ça plutôt agréable.

Le soir il s’est absenté un moment de la pièce et il est revenu avec un plateau plein de bonnes choses. Je n’ai mangé que la religieuse au café.

Il m’a dit qu’il était l’heure de dormir et m’a montré « ma chambre ». Chez moi je n’avais qu’une poupée dans ma chambre. Ma mère ne m’achetait jamais de jouets, que des livres. Et là il y avait des jouets dans tous les coins. Des poupées, des peluches, un cheval à bascule, des meubles minuscules pour les poupées, des déguisements…

Il m’a donné une chemise de nuit blanche et m’a dit de me déshabiller. Je l’ai fait sans crainte car j’ignorais tout des questions sexuelles. Je suis restée naïve très longtemps. Ce n’est qu’à l’âge de quinze ans passés que j’ai appris que les hommes et les femmes faisaient l’amour ensemble.

Il a caressé encore un moment mes pieds puis m’a embrassée dans les cheveux.

- Si tu dors bien et si tu restes sage, tu auras une surprise demain matin.

J’ai dormi bien sûr, à l’âge de huit ans, même dans une maison inconnue, même effrayé, on dort.

Le lendemain matin il m’a porté mon petit déjeuner au lit. C’était la première fois que ça m’arrivait. Puis il m’a fait couler un bain. Il me semble que la baignoire était immense mais peut-être que pour un enfant les baignoires semblent toujours immenses.

Je n’osais rien demander concernant mes parents. Je n’imaginais même pas qu’ils me cherchaient. Je commençais à avoir moins peur de cet homme mais une autre peur était en train de la relayer, celle du courroux de ma mère et de ce qu’elle pourrait me faire pour me punir.

- Je t’avais promis une surprise. Tu veux la voir ?

Je n’ai jamais été très curieuse et je n’avais pas l’habitude des surprises, aussi j’ai dit oui par politesse.

La surprise était un vêtement tel qu’on en portait plusieurs siècles auparavant. J’appris bien plus tard que c’était la réplique de la robe d’une infante.

- C’est ce que tu vas mettre aujourd’hui. Fais attention de ne pas te salir car une robe comme celle-ci coûte une petite fortune. Demain tu en auras une autre.

Je passais donc la journée habillée comme une petite infante. Il avait lui-même démêlé et coiffé mes longs cheveux. Habituellement j’avais des nattes ou une queue de cheval. Là mes cheveux étaient lâchés et il m’avait mis une sorte de serre-tête avec un minuscule bijou.

Il m’a fait visiter toutes les pièces de l’appartement. Il y avait de très beaux objets, des lustres aux plafonds, de nombreux tableaux aux murs, les parquets étaient parfaitement cirés. C’était l’héritier d’une famille juive très riche. Tout cela je ne l’appris que par la suite, des années plus tard même.

Il me demandait souvent de m’asseoir sans bouger, toujours dans le même fauteuil, et il me regardait pendant ce qui me semblait être des heures, en caressant de temps à autre mes pieds.

Tout cela dura plusieurs jours. J’eus droit à d’autres robes, toujours des robes d’infantes. Il s’occupait de moi comme d’un objet précieux et me gavait de friandises.

Puis un matin j’entendis des bruits inhabituels. On parlait fort quelque part, on hurlait même. Un policier a surgi dans ma chambre, puis un autre, puis tout à coup il y eut un monde fou autour de moi. Je me suis mise à hurler moi aussi. Pas longtemps, car on m’a fait une piqûre pour me calmer.

Je n’ai qu’un souvenir confus de ce qui s’est passé ensuite. Trop de choses arrivaient en même temps. J’étais harcelée de toutes parts. Des tas de gens m’ont questionnée, des tas de docteurs m’ont examinée. Et surtout ma mère… Sa première réaction a été de me gifler.

- Petite imbécile, il n’y a qu’à toi qu’une chose pareille pouvait arriver !

Le gentil jeune homme s’appelait Jérémie. Il n’est pas allé en prison mais dans un hôpital psychiatrique.

J’eus mon nom et ma photo dans les journaux. Une grande fille d’une classe supérieure qui me faisait des misères à la récréation eut un soudain respect pour moi. J’étais devenue une vedette, une attraction. Ma mère décida de me changer d’école.

À l’âge de seize ans je réussis à savoir dans quel hôpital psychiatrique était interné Jérémie. Je profitai d’une absence de mes parents pour aller lui rendre visite.

Il n’était plus comme dans mon souvenir. C’était un homme très maigre, au regard vide.

- Vous ne vous rappelez pas de moi, Héloïse, la petite infante ?

Non ! Il ne se souvenait plus de rien. Pourtant il se mit à regarder avec insistance vers mes pieds. C’était l’été. Je me déchaussai et posai mon pied nu sur sa cuisse. Alors il se mit à le caresser, doucement.

- Où sont tes longs cheveux ?

Ce fut tout. Il cessa de caresser mon pied et retomba dans son apathie.

Je ne le revis plus jamais.

 

 

Les vrais malades

 

Les hôpitaux sont remplis de gens bien portants. Les vrais malades se cachent dans des lieux inaccessibles.

Lors d’une nuit d’errance dans les bas quartiers de cette capitale au nom imprononçable, j’en ai rencontré un. La souffrance se lisait sur son visage maigre et mal rasé.

- Vous comprenez me dit-il dans un souffle, voilà trois jours que je n’ai plus la force de me raser. Je crois que c’est mauvais signe et qu’il me faut trouver un endroit convenable pour m’endormir.

Il n’avait pas dit « mourir », par pudeur, car les vrais malades sont humbles et pudiques. Ils fuient l’empathie des bien-portants. Et surtout ils fuient les hôpitaux et leurs chambres blanches comme la mort, aux lumières violentes et dissuasives. Il faut être en pleine santé pour supporter cette agressivité constante, de jour comme de nuit. Quand on est malade, on ne prend pas son petit-déjeuner à l’aube, sous un vieux néon clignotant, en compagnie d’une femme autoritaire et impatiente qui vous traite comme un enfant débile. Quand on est malade, on garde sa souffrance pour soi et on ne l’expose pas dix fois par jour à une délégation du corps médical qui bouscule avec pédanterie et indifférence votre intimité.

- Pourquoi n’allez-vous pas chez le barbier ? J’en ai vu quelques boutiques dans le centre-ville. Voulez-vous que je vous y accompagne ?

Je sais reconnaître un vrai malade et celui-là me paraissait suffisamment mal en point pour que je le prenne en charge. Ce n’est pas véritablement mon métier mais j’aime rendre service, surtout aux mourants. Les mourants ont une espèce de flamme tremblotante dans le regard et je ne peux résister au désir de la ranimer une dernière fois.

Une quinte de toux l’empêcha de me répondre pendant un bon moment. C’était un homme plutôt distingué, vêtu avec une recherche un peu désuète. Ses cheveux auraient eu besoin d’un rafraîchissement et tombaient en mèches inégales autour de son beau visage de pianiste. L’était-il ? Je n’en savais rien mais je l’imaginais bien en concert, au Royal Festival Hall de Londres. Après un coup d’œil à ses mains, je changeai d’avis. Tout compte fait c’était plutôt un vendeur à la sauvette ou un écrivain.

- Voudriez-vous me raconter une histoire pour que je « m’endorme » en me sentant moins seul ? Une de ces histoires qui commencent mal et finissent bien. Ma mère m’en racontait quand j’étais triste parce qu’à l’école on se moquait toujours de moi.

Je connaissais beaucoup d’histoires, mais toutes commençaient mal et finissaient encore plus mal. Néanmoins, j’avais décidé d’accompagner ce vrai malade au bout de son voyage. Alors j’improvisai. Les mots jaillissaient et se bousculaient par dizaines dans mon cerveau. À toute vitesse, je les triai et les rangeai et en une poignée de secondes, j’inventai la plus merveilleuse histoire qui se soit jamais racontée, dans cette ville au nom imprononçable.

Mon mourant a avalé mon dernier mot, l’a mâchouillé un instant comme un gosse mâchouille un de ces énormes bonbons roses ou blancs au nom lui aussi imprononçable. Il avait fermé les yeux et je ne voyais plus la petite flamme. Je l’ai supplié :

- Rendez-moi mon dernier mot ! J’en ai encore d’autres à vous dire, de plus longs, de plus mystérieux, des mots guérisseurs. Celui-là n’était qu’un tout petit mot de rien du tout, un mot qu’on dit pour de faux et qu’on ne doit jamais garder ni répéter. Rendez-le-moi ! Il m’a échappé, il est tombé de ma bouche par inadvertance. Je dois le reprendre et l’écraser sous mon pied.

Il a rouvert les yeux. Il avait cessé de mâchouiller.

- Trop tard ! Je l’ai avalé…

La petite flamme a changé de couleur, a pâli, s’est immobilisée et transformée en minuscule corne d’ivoire. Les mains d’écrivain ou de vendeur à la sauvette sont devenues marmoréennes. J’ai laissé quelques larmes sur la manche de son costume désuet et j’ai quitté les bas quartiers à la recherche d’un vieux tramway, d’une calèche, d’un quai de gare. J’aurais préféré le métro mais il n’y en avait pas dans cette ville au nom imprononçable.

Quelques jours plus tard, je suis rentrée dans la capitale de mon pays. Une capitale au nom très simple, facile à se rappeler et pourvue de quantités de quais de métro. J’ai pris un de ces métros toujours bondés. J’avais un rendez-vous important, dans un de ces endroits aux lumières violentes et dissuasives. Je n’avais pas peur. Après tout, les hôpitaux sont pleins de gens bien portants…

©Héloïse Cerboneschi

 

 

Héloïse Cerboneschi

Automne 2024

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002