Été 2025
Laurent Pépin.
Fragments des romans :
Monstrueuse féérie
L’angélus des ogres
Clapotille
(*)
|
(1)
« Ses
propres fragilités et notre tendresse réciproque nous permettaient
néanmoins de nous retrouver, en ce temps-là. Lorsqu’elle me racontait ses
journées au centre de thalasso, par exemple, il fallait que je la tienne –
que je me cramponne à elle, pour qu’elle ne se dissolve et ne s’éparpille
pas dans la pièce en une nuée de poussières flottantes.
Parce
que ce qui était difficile pour elle, en tant qu’hydrothérapeute, c’était
sa peur de s’investir dans l’expérience au point de n’en pouvoir plus
revenir. Lorsque son corps épousait la forme de l’eau, ça étonnait toujours
les curistes, cette façon qu’elle avait de s’écouler, soudain, de devenir
diaphane, puis de disparaître. Un trait d’écume, des vaguelettes
luminescentes marquaient le lieu de la vaporisation de son corps. Ils
devaient se dire qu’il était tout de même rudement perfectionné, ce centre.
Elle
parlait, et je sentais les points de scission dans son corps. Je
l’enveloppais alors en tâchant de maintenir une unité, là où je ne
ressentais que brisures de chairs et de rêves éparpillés… Elle m’en savait
gré, mais très vite, il fallait la relâcher pour laisser circuler cette
infinité d’ailleurs dont elle parsemait son univers. Ou peut-être était-ce
mon gouffre intime – lequel m’absorbait de plus en plus souvent – qui
rendait ces charmes éphémères.
Quoi
qu’il en soit, si je renâclais d’abord à me décoller d’elle, une colère
électrique, violente, remontait à la surface puis l’orage passait de son
corps au mien. Je sentais quelque chose se pétrifier dans ma tête, puis ma
façon si particulière de me transformer en pantin articulé prenait alors le
dessus en vue d’apprivoiser mes émotions. Je me muais en automate, animé
seulement de fonctions primaires et appelé, espérais-je ainsi, à
disparaître. Mon agitation insignifiante creusait comme une rigole de pas
perdus derrière moi.
Ça
aussi, je crois qu’elle le supportait mal.
Alors
je cessais mon morne ballet et j’allais à la fenêtre regarder la pluie.
Elle ne tombait au-dehors que pour m’en débarrasser en dedans. Elle
essayait simplement de m’aider. Et je tâchais de mesurer les battements de
mon cœur et mon cinémastoche personnel à l’empan du toc-toc qui bavait du
ciel en rebondissant contre les feuilles. Les frondaisons mouillées
réverbéraient parfois un éclat de soleil et ce miroir brisé reflétait un
instant mon visage éteint, blanchâtre, gonflé… Je détournais les yeux,
empreint d’une pesanteur de plomb. »
Laurent
Pépin, extrait du roman Monstrueuse Féérie. Avec l’aimable
autorisation des Éditions Fables Fertiles.
|
(2)
« Quand
elle a arrêté de gargouiller, je suis sorti sur le toit qui dominait la
ville-capitale du pays à la langue inconnue.
La
neige continuait de tomber. Les flocons descendaient en grappes avec des
formes différentes. Ils ne chutaient pas tous à la même vitesse et parfois,
on voyait ce que les flocons voulaient dire quand ils étaient en forme
d’animaux ou d’objets.
On
les voyait mieux d’en haut, parce que la proximité du sol estompait leur
forme en accélérant leur fonte. Il fallait monter pour comprendre vraiment
ce que ça racontait. Des scènes complètes pouvaient être reconstituées si
on avait l’habitude de voir autre chose que ce qui était.
Alors
au fond, j’étais monté au sommet de la barre de métal-poussière qui fendait
le ciel de la ville-capitale du pays à la langue inconnue pour regarder les
souvenirs blancs du monde des autres tomber du ciel et ouvrir les portes
non autorisées.
Et
je me suis approché du bord pour mieux voir les morceaux de ciel qui
dégringolaient et les histoires qu’ils racontaient. La théine et la caféine
bouillonnaient dans mes veines et je sentais le sang de la Câlinante sur
mes mains et mes bras et dans mes yeux qui coulaient.
C’était
un spectacle merveilleux. Je me disais que moi aussi je pourrais tomber
comme ça, en guirlande, en farandole, avec des mouvements aériens de plume
et me poser au sol, puis remonter et recommencer.
Toutes
les nuits, durant mon enfance, j’avais rêvé que je savais voler jusqu’au
jour où j’avais commencé à vouloir sauter par la fenêtre. Dans le ciel
constellé de la ville-capitale du pays à la langue inconnue, je n’avais
plus peur ce soir-là. Mais il y avait ces sirènes qui criaient en bas pour
me faire du mal et ces lumières clignotantes et les hurlements au
porte-voix d’une voix étrangère.
C’est
après que je suis rentré pour aller dans un hôpital français. Parce qu’à
l’hôpital psychiatrique, dans la ville-capitale du pays à la langue
inconnue, je ne comprenais pas ce qu’ils me racontaient et ils ne pouvaient
pas m’aider. »
Laurent
Pépin, extrait du roman L’angélus des ogres. Avec l’aimable
autorisation des Éditions Fables Fertiles.
|
(3)
« Lorsque
j’ai rouvert les yeux, papa avait repris sa forme normale. Il me regardait
avec sa figure à lui, maintenant.
Et
il disait, d’une voix qui résonnait étrangement dans la pièce :
«
Aussi loin que ma folie m’emporte, il subsiste toujours quelque chose… J’ai
tellement peur de lui faire du mal… Ce n’est peut-être pas ma fille, à
proprement parler… Mais je l’ai dessinée moi-même… Ça compte… »
Il
a laissé passer un silence, puis il a dit :
«
Et aujourd’hui… Savez-vous seulement qui je suis… ? Parfois je suis la
pluie… Qui tombe de travers et rebondit joyeusement… Savez-vous voir la
pluie… ? Lorsqu’elle tombe au ralenti et qu’elle se décompose… ?
»
Alors,
pour bien nous montrer, il s’est éparpillé en des millions de gouttelettes
qui se sont mises à tomber au sol avec un chuchotement qui ruisselle.
Et
à certains moments, on voyait vraiment ce que l’eau de pluie voulait dire
lorsqu’elle ne stagnait plus sur le parquet et qu’elle ne tombait plus du
ciel de l’appartement. La pluie remontait, au contraire, comme des vapeurs
parfumées exhalées du sol. Dans la brume, on distinguait chaque goutte et
les petits mondes engloutis qu’elle contenait.
J’ai
murmuré un mot, un seul, et je savais que d’où il était, papa me regardait
et son corps dispersé saupoudrait l’atmosphère d’un fin voile grésillant et
le vent qui soufflait dans ma chambre n’était plus qu’un baiser qu’on
murmure (…). »
Laurent
Pépin, extrait du roman Clapotille. Avec l’aimable autorisation des Éditions
Fables Fertiles.
|
(*)
Laurent
Pépin est psychologue clinicien et écrivain. Il vit à Chaniers, un village
de pierre et d'eau, en Charente Maritime, avec sa fille Margaux. Il écrit
des histoires depuis l'enfance et a publié trois livres, généralement
considérés comme des contes malgré les protestations de leur auteur :
« Je
rends hommage aux contes, mes trois petits livres sont truffés de
références, à chaque page ou presque. Tant aux contes, qu'au merveilleux
dans son ensemble. Mais, au fond, ces trois textes sont des romans courts
dans lesquels le récit est engendré par un narrateur non fiable qui, par
pudeur, parce qu'il est délirant, ou par arrogance, en tous les cas par un
besoin psychique perpétuel de transfigurer le drame qu'il vit, se lance
dans un exercice de reconstruction totale de la réalité, dans lequel le merveilleux,
la poésie, les pieds de nez pataphysiques se déploient afin d'inventer une
langue non-commune dans laquelle il essaie d'habiter. »
Les
trois livres sont : Monstrueuse
Féérie (2022), L’angélus
des ogres (2023), Clapotille
(2024), tous parus aux Éditions Fables
Fertiles. Lire sur le site de l’éditeur également, une notice sur l’auteur,
Laurent Pépin, avec
des extraits critiques.
On trouve par exemple une très belle note
de lecture sur le blog L’épaule
d’Orion, dont hélas le signataire ne donne aucune indication sur
son identité… ce qui n’empêche qu’on le cite ici, tant son appréciation nous
semble juste et bienvenue pour faire connaître cet auteur singulier :
« Monstrueuse
féerie, Angélus des ogres, et Clapotille offrent
aux lecteurs une expérience littéraire peu commune, sombre, très sombre,
qui vise pourtant la sublimation. Laurent Pépin dit l’indicible, se faisant
le secrétaire des Monuments, par les mots qu’il convoque, les
images qu’il provoque, la décompensation poétique et le conte. Ce sont de
grands textes, de très grands textes. »
|
Laurent
Pepin
Francopolis
– Été 2025
Recherche
Éliette Vialle
|