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JANVIER 2017

 

LES CORBEAUX

 

Par Patricia Laranco

 

 

PARTIE 1

 

LES CORBEAUX

(1ère partie)

 

Perdu dans une grande ville inconnue et, de surcroit, en apparence, vidée de toute présence humaine où j’étais occupé à chercher en vain, désespérément (compte tenu que cela faisait déjà un notable paquet d’heures) un quelconque point de chute, je finis, les mâchoires serrées et à peu de choses près la tête la première, par m’engouffrer, tout ce qu’il y avait de bêtement, au hasard, dans une ouverture qui possédait, en fait, le seul mérite d’interrompre par sa béance (de porte coulissante automatique bloquée ?) une interminable et on ne peut plus monotone rangée de grands panneaux vitrés aux surfaces limpides, étincelantes, idéalement nettes, que je longeais depuis déjà un temps certain, et bien trop long à mon goût. Qui sait ? C’était peut-être une gare, qui me permettrait de prendre le large ?

Dès que j’eus franchi l’entrée, sans transition, je m’arrêtai net. Je me trouvais au seuil d’un hall aux gigantesques dimensions et à la forme circulaire, aussi démesurément haut de plafond qu’il était étendu en superficie. Il affichait, partout où les regards se tournaient, de longues surfaces si froides, si rutilantes et si lisses qu’elles vous glaçaient presque instantanément le corps, un peu comme l’eussent fait des sols et des parois de marbre.

Pour le reste, nulle part je n’apercevais la moindre silhouette humaine. Pas de meubles non plus. Ni de statues. Pas davantage de colonnades. Non, rien, hors cette netteté roide, nue, totalement impersonnelle qui exhalait une étonnante haleine glaciale, quasi polaire…cet espace concave, profond, d’une propreté pour ainsi dire surnaturelle où rien ne saillait, ne venait troubler l’ordre stérilement géométrique, lequel, lui-même, ne semblait là que dans le but de  se prolonger à l’infini, dans toutes les directions possibles ; sans la moindre restriction. Rien que ce parti-pris, à la fois dérangeant et fascinant – de vide, de décharnement creux, rigide, glacé qui était porté au summum…

Le premier sursaut de surprise passé, j’écarquillai les yeux. Quelle pouvait être la fonction d’un lieu pareil, bon sang de bonsoir ? Etait-ce un temple ? Non, sûrement pas…il n’y avait pas l’ombre d’un autel, ou de quoi que ce soit d’autre s’en approchant.

Et comment expliquer la désertion de ce lieu par toute présence humaine ?...Comment, du reste, expliquer, aussi, le fait que je n’avais aperçu personne – rigoureusement personne ! - autour, dans les multiples rues de cette ville où j’avais auparavant tant tourné en rond, non sans angoisse, et qui affichait pourtant maints indéniables aspects futuristes ? Comment interpréter une pareille vacuité généralisée ?

Mais je n’étais certainement pas au bout de mes peines, tant s’en fallait : quelques instants plus tard, voilà-t-il pas – ô nouvelle surprise – que je remarquai, très haut, non loin du plafond de l’imposante salle où je me trouvais -lequel consistait en une vaste verrière de forme hémisphérique - une extraordinaire concentration de volatiles tous de couleur noire et occupés à tournoyer avec constance, en un étrange ballet.

Du coup, ce fut plus fort que moi : mon regard se trouva scotché à l’immense coupole  de verre (à moins que ce ne fût de plexiglas), seul endroit en ce lieu si vide, si désespérément désert et, comme je l’ai dit, si exagérément spacieux qu’il en suscitait une sorte d’anxiété agoraphobique, à receler une marque de  mouvement, de présence, de vie.

Les minutes passèrent. Je demeurais là, toujours sur le seuil, cloué au sol dur, lustré, luisant qui, je le souligne encore, émanait une froidure totalement dénuée d’âme. Mon corps entier s’était tendu, comme s’il cherchait à le quitter, justement, ce sol ; exactement comme s’il tentait de s’allonger dans le sens vertical, pour – qui sait ? – décoller, rejoindre tous ces oiseaux, là, au plafond. Haut levé, mon regard ne quittait désormais plus l’inaccessible, le lointain sommet du grand hall.

Mon cou et ma nuque, renversés en arrière le plus qu’il m’était possible, commençaient à me faire souffrir.

Cependant, je n’en avais cure. Le grouillant ballet de ces myriades d’oiseaux avait le don de me captiver.

J’ignore exactement combien de temps se prolongea cette sorte d’état de quasi « transe ». Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il prit fin de manière passablement brutale. Sans crier gare, mon regard pourtant assez vigilant vit l’un des volatiles tournoyants se détacher des hauteurs lumineuses, courbes, d’aspect quelque peu translucide. Quittant la formation dense et harmonieuse de son vaste groupe en vol, il chuta en piqué, presque avec la fulgurance d’un petit météore, bec en avant, pointé vers le bas et ailes étroitement plaquées le long du fuselage de son corps sombre, disposé dans une position légèrement oblique. Croyant qu’il allait directement s’abattre sur moi, pris de panique, je tressaillis de toute ma carcasse et eus, heureusement, le réflexe d’effectuer un saut de côté juste à temps. Mais il se posa sur le sol miroitant, non loin de ma personne, et alors là, je peux vous dire que j’eus un choc qui me retourna les viscères.

Vu de très près, le volatile avait toute l’apparence d’un corbeau géant.

Comment le décrire ? Et à quel autre animal le comparer, du point de vue de la taille ?

Des pattes au haut du crâne, il devait bien mesurer pas loin de quelques trois mètres. Son corps était aussi massif, aussi large que celui d’un rhinocéros. Je n’osais imaginer l’envergure de ses ailes, qu’il gardait repliées.

Quant à son bec, il était long, mais surtout épais, d’un noir d’encre et, d’entrée de jeu, il faisait l’effet d’une arme plus que redoutable.

Après avoir remarqué tout cela, je fus frappé par ses petits yeux tout ronds, terriblement perçants, qui me scrutaient d’une façon avide. Ils étaient fixes, un peu dorés, mais dotés d’une dureté de pierre…des morceaux (ou des billes) de mica au scintillement sombre, âpre, aigu. Toujours planté à deux pas de moi, le « drôle d’oiseau » m’examinait. L’insistance  qu’il mettait dans son regard  me parut tellement insoutenable que je ne pus m’empêcher de réagir par un mouvement de recul. Mon étonnement et ma frayeur eussent dû, normalement, me dicter d’effectuer, sans plus attendre ni perdre de temps, une volte-face foudroyante qui m’aurait expédié plus vite que le vent, au pas de course accéléré, hors de ce hall.

Et pourtant les yeux ronds et d’une minérale dureté de la bête me retenaient ; c’était un peu comme s’ils me tétanisaient, en quelque sorte. A mesure que les minutes s’écoulaient, ils devenaient, me semblait-il, de plus en plus sévères, insistants et inquisiteurs. L’oiseau ne bougeait toujours pas d’un pouce, mais je redoutais intensément que, tout à coup, avec soudaineté, sans le moindre avertissement, il ne choisisse de me sauter dessus et de me mettre en pièce. Jamais, au cours de ma vie, je ne m’étais moi-même ressenti comme aussi exposé, aussi dérisoirement vulnérable. Je retenais mon souffle.

Le gigavolatile finit tout de même par s’animer, d’une certaine façon : sans aucune brusquerie, il se mit à incliner la tête. Dans son regard, désormais lui aussi nettement moins fixe, je crus entre-deviner une certaine pointe, fulgurante, d’ironie moqueuse. On aurait dit qu’il m’évaluait, de manière plus approfondie, et qu’il était en train de cogiter afin d’en tirer ses conclusions. Une curiosité appuyée traversait aussi ses yeux, du moins fût-ce ce que je crus percevoir, non sans un accès de chair-de-poule.

Avec une prudence qui avait quelque chose de tâtonnant, mon regard descendit  sur ses fortes pattes écailleuses, guère moins larges que l’eussent été de petits troncs d’arbres bien droits, et terminées par deux rangs de puissantes griffes qui m’arrachèrent, derechef, un hoquet. En réaction, incapable de contempler plus longtemps ces impressionnants membres, je déportai vite fait mon regard sur la noirceur lisse et lustrée de son plumage, laquelle semblait luire avec une certaine élégance dans la franche lumière.

Sa tête s’anima de nouveau : plus brusquement que la première fois, elle pivota vers le haut ; son terrifiant bec se darda dans la direction des hauteurs de la verrière circulaire où l’essaim ténébreux de ses congénères continuait de tourbillonner, si haut, si loin que ses éléments ailés paraissaient ridiculement minuscules. Je fus frappé, du coup, par l’évident et étrange contraste qui émanait de l’outrageuse dimension du corvidé qui me faisait face à terre, et celle, en comparaison microscopique, des autres oiseaux qui, au plafond, tout là-haut, formaient cette bizarre nuée.

L’oiseau géant qui se tenait devant moi entrouvrit son bec massif ; de ce fait, il libéra un croassement d’une telle puissance qu’un bref instant, je crus que mes tympans étaient sur le point de se briser. L’acoustique de l’immense salle vide contribuait sans doute à amplifier le fort fâcheux phénomène.

Grimaçant, empoigné par la douleur puis investi tout aussitôt par une surdité totale, je levai à mon tour mes yeux mi-clos vers la très haute coupole. En l’espace de quelques secondes, je vis alors, clairement, se détacher de l’immense groupe d’oiseaux en vol trois autres formes noires qui tombèrent obliquement, à la manière de flèches, exactement comme, un peu plus tôt, l’avait fait le premier corbeau. Devinant ce qui allait se produire, je fermai les yeux de terreur. Lorsque je les rouvris, mon cœur se trouva à deux doigts de cesser de battre. J’étais cerné par quatre corvidés, tous de la même colossale (et inimaginable) taille, qui s’étaient disposés, à intervalle régulier, en un bel arc de cercle.

Les quatre oiseaux en robe de deuil m’écrabouillaient de leur présence et, au milieu d’eux, ça va de soi, je me sentais de la taille d’un nain, ou même d’un simple moucheron.

Leurs paires d’yeux inquisiteurs convergeaient vers moi avec un bel ensemble, et tout ce que je trouvai à penser, stupidement, ce fut : « qu’est-ce qu’ils me veulent ? ». Plus que jamais cloué au sol, je n’osais pas bouger d’un pouce.

Finalement, incapable de soutenir plus longtemps leurs regards dardés, je baissai les yeux. Mes lèvres, quoique discrètement, tremblaient, pareilles à celles d’un enfant pris en faute.

C’est alors que je fus, pour la seconde fois, assailli, presque repoussé en arrière par l’irruption d’un son gigantesque, qui emplit tout l’espace ambiant et tout mon crâne de sa vibration retentissante. Une immonde voix dissonante, horriblement caverneuse et en même temps nasillarde à souhait, s’échappa de l’un des becs qui me faisaient face, soudain grand ouvert :

– Qui t’a permis de pénétrer ici ? De violer notre sanctuaire ?

 

©Patricia Laranco

 

 

 

Voir la suite au numéro de février :

http://www.francopolis.net/librairie2/LarancoPatricia-Corbeaux-2-Fev2017.html 

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Créé le 1 mars 2002

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