Les rues de papier mâché. Bouchées et enfumées de camions. Flanquées de
cul-de-sac tout gris aux pavés jonchés de formes humaines agglutinées en
grappes sous des couvertures dégoûtantes ou, si ce n’était pas cela, de
ruelles étroites, sombres, cabossées qui se terminaient volontiers par des
escaliers montants et humides – parfois même dévalés par des cascatelles
inattendues d’eau sale aux teintes de métal.
La ruée sauvage des camions fumants vers elle ; sa panique ;
son esquive. Elle se voyait trop souvent obligée de se réfugier, presque
d’un bond et de justesse, dans l’une ou l’autre de ces venelles puantes,
suffoquées, en sus des monstrueux relents de fumée, de gaz toxiques et de
rouille en provenance de l’artère principale, par les fumets
d’humidité croupie, de chairs et de linges humains privés d’hygiène depuis
des lustres.
Sous le coup de sa peur des vieux et dangereux tas de ferraille en
furie, elle prit, pour finir, la fuite ; elle n’avait pas d’autre
option que celle de s’enfoncer dans l’un de ces sordides boyaux. Tandis
qu’elle foulait désormais le pavage irrégulier, gluant, glissant et
malodorant au possible d’une démarche plus qu’ incertaine, des
formes-ombres se redressaient vers elle, et elle voyait apparaitre, au
milieu de montagnes de chiffons remués qui libéraient des nuages de
poussière âcre, des faces qui n’avaient, à peu de choses près, plus
grand-chose d’humain : immenses yeux jaunâtres, scintillants à l’expression
rusée et méchante ; visages crouteux dont certains morceaux de peau
pendaient sous des cratères pourpres ; bouches dénuées de lèvres ouvertes
sur quelques rares chicots de guingois taillés en pointe. Voilà quel était
le spectacle.
Mais cela ne s’arrêtait pas là : des bras, longs et maigres, se
tendaient aussi, cependant que des mains toutes osseuses, cloutées de
nœuds, tentaient de se refermer sur elle. Le contact de leur peau moite,
abjectement poisseuse, la révulsait. L’impression d’être saisie par quelque
tentacule d’animal s’imposait à elle.
Elle se dégageait ; d’un coup sec ; dans un brutal mouvement
de recul.
Mais bientôt, l’impasse ne fut plus qu’une petite forêt de mains
dressées, insistantes et agrippeuses qu’elle faisait tout pour esquiver, ou
pour repousser en se démenant. Son cœur s’emballa dans le même temps que
ses jambes accélérèrent l’allure. Sa marche se changea en course et, mue
par l’instinct, elle se mit à foncer résolument en avant, l’échine soudain
courbée, fort contente que l’accélération de son mouvement parvînt à
repousser tous ces horribles bras et doigts gris, déformés qui se dardaient
de plus belle vers sa silhouette comme l’eussent fait des oisillons
voraces. Là encore sans autre alternative, elle précipitait à toute vitesse son corps
vers le fond de l’impasse, où elle venait de repérer un escalier aux
marches d’un blanc livide qui tranchaient par leur caractère désert, exempt
de la moindre présence et en lequel elle avait donc vu son unique planche
de salut. Dès qu’elle l’eut atteint, ce fut au galop qu’elle l’escalada. Sa
crainte majeure, à ce moment-là, était que les créatures vautrées dans
l’impasse ne se lèvent et ne se mettent dans l’idée de la poursuivre.
L’escalier, pour étroit qu’il fût, était d’une hauteur respectable.
Souffle coupé, jambes flageolantes, elle en atteignit enfin le sommet,
qui consistait, en fait, en un court palier de forme carrée à la gauche
duquel l’attendait une nouvelle haute volée de marches ascendantes tandis
que, du côté droit, les murs blancs se dressaient toujours, formant un
angle abrupt. A ce moment-là, elle se retourna
très vivement de trois quarts et, dans le même temps qu’elle reprenait son
souffle, jeta un bref regard en contrebas afin d’examiner le cul-de-sac
qu’elle avait laissé en bas, derrière elle. Ce qui lui permit de constater,
non sans une indéniable satisfaction, que les répugnantes formes humaines
ne s’étaient pas déplacées d’un pouce et qu’aucun bras, aucune main ne
faisait plus saillie hors des misérables tas de haillons.
Toutefois, elle ne ressentait pas la moindre envie de redescendre, car
c’eût été, bien évidemment, prendre le risque de s’exposer de nouveau au jaillissement
de leurs bras et à leurs tentatives de préhension. « Pas
question ! » se dit-elle à elle-même, dans un frisson
involontaire. Voilà qui signifiait qu’elle ne disposait plus, en termes de
choix, que de l’option seule et unique de se lancer à l’assaut des
nouvelles marches.
Elle entra alors dans un monde étrange, baigné de lumière
crayeuse : un labyrinthe à ciel ouvert de murs blancs, de minuscules
ruelles, escaliers et passages couverts totalement nus et exempts de
présences humaines qui se succédaient sans relâche. Parfois, la lumière
frappait brusquement les parois de façon à les rendre quasi
aveuglantes ; à d’autres moments, elle se voilait pour laisser place à
un intermède plus ou moins prolongé d’éclairage cendreux qui rappelait
l’inquiétant crépuscule des éclipses de soleil.
Bientôt, elle se sentit désagréablement prisonnière de ce dédale. Une
vague sensation d’oppression commença à filtrer en elle. Elle avait beau se
déplacer d’un pas vif, grimper des marches et encore des marches, se hisser
et encore se hisser, elle ne voyait toujours pas venir la fin de ces parois
vides, lisses, trop proches, de ces serpentements complexes et tortueux de
ce sol blafard, large de deux mètres à peine qui, quelquefois,
s’étranglaient encore au point qu’elle se voyait contrainte de se placer de
profil et de rentrer le ventre si elle voulait arriver à les franchir.
Au fur et à mesure que la fuyarde avançait, elle voyait de plus en plus
fréquemment les murs présenter de très grosses bosses pareilles à des
ventres de femmes enceintes de neuf mois bien poussés en avant, lesquelles
contribuaient à ces goulets d’étranglement pour une part non négligeable.
Mais il y en avait également d’autres qui affichaient des trous vaguement
circulaires à peu près de la dimension de hublots de navires ou de
sous-marins et au travers desquels, à la faveur d’une courte halte, ses
yeux plongeaient. Ce qu’ils lui permettaient de distinguer ? C’était
selon : soit de vastes contrebas de terrain incroyablement autant
qu’hideusement éventrés, défoncés, délimités de pans de murs ébréchés,
hérissés comme des épines, jonchés au surplus de tas de gravats épars
au-dessus desquels stagnaient des nuées de poussière de la même teinte
ocre, mêmement antipathique qu’eux ; soit encore ce qui ressemblait
furieusement à des carrières creusant de vertigineux cratères blanchâtres
dont elle ne discernait même pas le fond. Qu’est-ce que tout cela voulait
dire ?
A force de
marcher, de bifurquer, de suivre le mastic des murs, la fille, à son
étonnement, se prit à éprouver l’envie de rebrousser chemin. Elle se
l’avoua : elle regrettait, désormais, le parti qu’elle avait pris
voici quelques heures dans le but d’échapper aux épaves de l’impasse
obscure.
Mais comment, à présent, pouvait-elle compter retrouver son chemin ?
Contrairement au Petit Poucet, elle n’avait pas semé de gravillons.
De quelle manière se réengouffrer en sens inverse de façon précise,
sûre dans un pareil fouillis serré de venelles désertes qui se
ressemblaient toutes et (avec leurs coudes, leurs fourches, leurs vilains
culs-de-sac sans issues, leurs méandres cauteleux, leurs murs sans signes
distinctifs), recelaient une multitude de pièges, de sources possibles
d’erreurs et de désorientation totale ?
Elle réalisait qu’hélas, elle s’était trompée de choix. Et que ce
choix, au point où elle en était, était devenu irréversible.
Avec cela, et pour comble de malchance, elle réalisait aussi que ses
jambes devenaient pesantes : la fatigue due à cette marche déjà bien
trop longue leur faisait accuser le coup. Nonobstant ses angoisses, son
puissant sentiment d’insécurité, elle dut admettre in petto qu’il fallait
bien qu’elle se repose et qu’à cette fin, elle se contraigne à observer une
petite halte, ne serait-ce qu’histoire de reprendre sa respiration.
Elle interrompit net sa marche, et voulut s’appuyer au mur. Pour ce
faire, elle tendit son bras droit, paume largement ouverte. Ainsi qu’il
paraissait logique, elle s’attendait à coup sûr à ce que celle-ci entre en
contact avec une surface minérale consistante. Eh bien, non : elle fut
fort surprise – pour ne pas dire estomaquée, de sentir, sous ladite paume
et sous les doigts déployés, écartés au maximum les uns des autres qui la
prolongeaient, reculer nettement la matière. Sa sensation était que sa main
entière s’enfonçait dans une pâte molle, laquelle, au demeurant, sous sa
pression, s’amollissait de plus en plus.
Lorsqu’elle retira sa main, la fille nota que cette dernière était
toute gluante, souillée, recouverte par une sorte de mastic humide qui
dégageait une odeur forte, à la limite nauséabonde.
Tandis que, les yeux écarquillés, incrédule, la fille examinait
longuement sa main ramenée au niveau de ses yeux où elle se trouvait dressée,
elle eut la (nouvelle) sensation que cette étrange pâte était en train de
durcir.
Comme si elle avait une grosse boule fichée dans la gorge, elle
déglutit, et se mit à secouer sa main de toute urgence. Elle s’y prit avec
une telle véhémence que la presque totalité de la gangue de pâte fut
projetée par terre. Seul s’accrocha un résidu qui enserrait une bonne
partie de son auriculaire droit. Elle avait beau continuer de secouer avec
une violence rageuse, ce résidu ne bougea pas d’un pouce. Le touchant avec
sa main gauche, elle constata, à son grand désarroi, qu’il avait encore
durci jusqu’à acquérir une consistance impressionnante et qu’il avait, au
surplus, coulé jusqu’à emprisonner l’entièreté de son plus petit doigt.
Furieuse au dernier degré, folle de contrariété, elle serra mâchoires
et dents. Comme elle ne se maîtrisait plus, elle envoya violemment promener
sa main droite « récalcitrante » contre la paroi rébarbative et
nue qui lui faisait face, dans l’espoir que ce choc briserait enfin la prison
de son auriculaire. Elle avait bêtement oublié la nature réelle de
celle-ci, tant et si bien qu’en quelques minutes, elle fut envahie par
l’impression que le tranchant de sa main s’abattait dans une motte de
beurre qu’on n’avait pas laissée au frigidaire; une main s’enfonça
là-dedans, puis, vite, ce furent le poignet, l’avant-bras qui suivirent.
Voilà qu’elle se sentait happée, littéralement aspirée par cette paroi. Par
bonheur pour elle, son instinct vint à la rescousse, et prit les
commandes ; le reste de son bras droit commençait à son tour à
s’engager, dans un très vilain bruit de succion, comme vigoureusement tiré
vers l’intérieur du mur par elle ne savait quelle force : il y avait
lieu de se hâter !
Mobilisant la totalité de ses ressources physiques et mentales, elle se
mit à bander son corps, qui s’arqua autant qu’il le put et tira à mort,
dans le sens inverse.
Résultat ? Non sans mal, elle ressortit son membre dans un grand
« smack » sonore assorti rapidement d’un « pop » de
bouchon de champagne qui saute.
Ouf !
Elle fixa longuement son avant-bras copieusement gainé d’une épaisse
couche de pâte molle et luisante d’humidité huileuse dont l’odeur lui
montait au nez et lui communiquait une nausée qui ne fut pas loin de la
faire rendre. Elle fut secouée de sales haut-le-cœur, mais se maîtrisa au
plus vite, sans doute du fait qu’elle se souvenait de ce qui était arrivé à
son doigt. Ses craintes étaient, hélas, fondées puisqu’elle sentait la pâte
se solidifier de minute en minute.
Nouvelle séance de secouements, où elle n’y alla pas, non plus, de main
morte.
De nombreuses croûtes et paquets churent. Les paquets mous formaient,
au sol, autour d’elle, de grosses bouses répugnantes, dont la puanteur
montait, vaseuse au point de lui
arracher des hoquets, des spasmes et autres torsions gastriques. Pourtant,
son bras ne se libéra pas entièrement de l’emprise de cette bizarre boue.
La matière qui y restait, certes par tronçons, s’était durcie et, comble de
malchance, elle avait, ce faisant, bloqué très fermement l’articulation de
son coude.
En scrutant, épouvantée, l’œil hagard, son bras raide, elle haleta.
Que se passait-il ? Un pareil phénomène était-il possible ?
Saisie d’une bouffée d’affolement à tous points de vue irraisonnée mais
aussi forte qu’une déferlante, elle jeta une ultime œillade aussi vive
que brève à la muraille qui avait
bien failli l’engloutir et, oubliant
pour le coup sa fatigue, prit ses jambes à son cou.
En prenant bien soin de se déplacer le plus à distance possible des
deux parois de la ruelle de façon à ne même plus pouvoir les effleurer,
elle courut, se rua en avant, tel un animal pris au piège. Elle ne pensait
qu’à s’éloigner, probablement en proie à un traumatisme. Bouche et yeux
béants jusqu’à en paraître déformés, son masque ne réverbérait plus que
l’effroi ; son bras englué dans la croûte de mastic solidifié
pendouillait le long de son corps, pesant et encombrant : un vrai
poids inerte !
Toujours sans s’arrêter de galoper le long de la mince ruelle, la
pauvre fille réussit à abattre je ne sais combien de kilomètres, sans même,
presque, en avoir conscience. L’adrénaline, cette force aux pouvoirs
souvent étonnants, insoupçonnables, la stimulait, la fouettait, elle-même
commandée par la peur brute. De part et d’autre d’elle, cependant, le paysage
ne changeait pas. Le sol nu de la venelle, flanqué de deux très hautes
murailles interminables sur lesquelles tombait un soleil malsain, brutal,
d’une blancheur de craie qui pouvait, à certains moments, se montrer
insupportablement aveuglante. Aucune plante, même la plus menue touffe
d’herbe, ne poussait sur le sol de l’étroit canyon, ni, nulle part, ne
faisait saillie au fil des parois. On eût dit que le soleil poussiéreux
n’admettait pas la moindre trace de vie. L’ombre était, elle aussi, pour
ainsi dire bannie, ce qui était pour le moins insolite. Les deux murs, par
endroits, se bosselaient, se boursoufflaient plus que jamais. Pour ne pas
dire, même, qu’ils se gondolaient, décuplant la crainte de la fuyarde.
Un moment donné, à sa gauche, la paroi frappée de lumière crue sembla
constituée de papier-journal ici humide, là encore plus ou moins fripé,
chiffonné, voire roulé en nœuds, en boules et, quelque fût le cas de
figure, marqué d’énormes caractères d’imprimerie pleins de déformations,
souvent disposés à l’envers dont l’encre très noire, à ce qu’elle en voyait
allègrement dégoulinante, laissait descendre de sinistres pâtés et autres
ruisseaux jusqu’au sol, où ils ne se privaient pas de venir déborder tout
leur saoul.
Ce phénomène stoppa un temps la course effrénée de la fille, et il
s’ensuivit, bien sûr, en elle, un renforcement du trouble.
Que devaient bien pouvoir signifier ces « lettres »
exagérément grandes, sombres et baveuses à faire peur, aussi tortueuses que
si elles étaient en train de grimacer ?
Tous comptes faits, la fuyarde n’avait pas le temps de s’attarder
là-dessus. Son obsession de la fuite ne la quittait pas, qui lui nouait le
ventre, la pressant de reprendre sa course et de, surtout, ne pas commettre
la possible (si ce n’était pas même la probable) imprudence d’aller poser
son doigt sur l’un ou l’autre de ces pâtés d’encre ou sur les lignes
torsadées qui, pour leur part, épanouissaient, autour, des houles ridulées à peine moins mobiles que de turbulentes
vagues, eut donc le dessus sur le degré de sa curiosité, pourtant assez
fort. Imposant le silence à ses questions de façon brutale, elle reprit
donc séance tenante sa ruée vers l’avant à l’intérieur de la venelle qui ne
semblait pas vouloir finir.
Les débordements en creux sur fond aveuglant, eux, eurent bien une fin,
et les murs recouvrèrent leur presque hallucinante nudité. Toutefois, cette
nudité n’arborait plus, tant s’en fallait, la même luminosité corrosive.
Dans le même temps que le passage se rétrécissait à vue d’œil, un léger voile
d’ombre, peu à peu, se posait, tant sur le sol que sur les surfaces des
murailles pâteuses. Vint un moment où la fuyarde fut stoppée net dans son
élan, tant le rétrécissement de la ruelle s’était fait extrême. Les deux parois en vis-à-vis s’avançaient
maintenant l’une vers l’autre en bombant leurs parties qui se trouvait
précisément à hauteur d’homme comme si, à cet endroit, ces dernières
s’étaient transformées en deux imposantes panses de bons viveurs (ou encore
deux colossales cloques dignes de femmes au terme de leur grossesse) qui se
rapprochaient dans le but de se toucher et d’échanger quelques frottements.
Le temps de mettre à profit cette interruption forcée de sa course pour
régulariser son souffle devenu trop court et trop sifflant, la fille, tablant
sur la finesse de son jeune corps, s’engagea – se glissa, devrait-on plutôt
dire – en dedans de l’ouverture très resserrée. Mais dès lors qu’elle se
retrouva dans ce goulet d’étranglement, ce fut pour constater que son
ventre, si plat qu’il fût, et le bas de ses reins touchaient sans aucun
doute possible la part la plus avancée des deux protubérances qui se
faisaient face. Contre toute attente de sa part, son jean et son T-shirt
raclaient des surfaces qu’elle ressentait comme plutôt fermes, si ce n’était
dures, granuleuses. Cependant, tandis qu’elle se faufilait tout doucement,
on ne peut plus précautionneusement, en tâchant de se heurter le moins
qu’elle le pouvait à cette matière qui, malgré ce qu’elle avait connu – et
affronté – peu de temps avant, lui inspirait encore confiance, ladite
matière changea comme par enchantement de consistance : elle s’amollit
en un clin d’œil ; les deux proéminences saillantes, alors, formèrent
des extensions qui, de manière tout
à fait visible et à la même vitesse foudroyante, vinrent s’accoler et se
fondre tout en se collant résolument à sa personne, au niveau de sa taille
et de la saillie de sa hanche gauche. Immédiatement après, sans lui donner
le moindre temps, la moindre chance de pouvoir trouver une parade, deux autres
coulées d’épaisse pâte pâle, de même nature, en firent autant, au même
niveau, sauf que là, elles fusionnèrent tout en adhérant au côté droit de
son corps. Après cela, les vides eurent tôt fait de se remplir : la
drôle de mélasse proliféra en tous sens et se plaqua d’abord contre son
dos ; à peine une nanoseconde plus tard, elle se pressait contre la
totalité de son torse. Évidemment, elle durcit. Comme aurait durci du
mortier.
Immobilisée. Prisonnière. Arrêtée net. Plus de fuyarde !
Elle ressentit une étreinte lourde, compacte, glaiseuse, qui, très
rapidement, lui comprima le thorax avec de plus en plus d’insistance. Un
étau qui se resserrait. S’écrasait, de minute en minute.
Elle eut beau paniquer, se débattre, pousser de tous côtés,
hargneusement, en y engageant toute sa force, toute sa colère, toute sa
terreur, la lutte était beaucoup, mille fois trop inégale. Elle gigota – ou
essaya plutôt de gigoter – en vain. Elle ne fit que s’épuiser, que perdre
ses vigueurs ultimes.
Peu à peu, ce fut la submersion, le broiement par cette sorte de
glaise, qui continuait de s’affermir, comme pour la transmuter en crêpe.
Cherchait-elle à se nourrir d’elle ? A la gober, comme fait la
tourbe ?...
Instinctivement, elle hurla (s’imagina hurler ?) « au
secours ! » ; seul lui répondit le silence, où son filet de
voix se perdit, changé en misérable « couic ». Bien sûr, bien
sûr… plus assez de souffle.
Et, comme s’il s’agissait de la dissuader de vouloir
« crier » davantage, un énorme bâillon de mastic humide et
collant à souhait trouva le moyen d’engouffrer son répugnant glissement de
limace dans sa bouche encore grande ouverte. Et advint la suffocation.
©Patricia Laranco
***
En rappelant sa
dernière présence à Francopolis (au précédent Salon de lecture), et en guise de note à cette
nouvelle, nous reproduisons ici une réflexion révélatrice de l’auteure,
extraite de ses posts sur Facebook :
« Le réel
est irréductible à nos représentations et mots. Il possède sa propre aura,
inaccessible à la capture. Cette faille, cet incomplet, ce retranchement
qui nous en séparent, pour diffus qu'ils soient et qu'ils demeureront à
jamais, nous hantent. Ils nous essoufflent. Tel un piège. Une distance
impossible à combler, qui relance sans cesse notre vain désir. Peut-être
est-ce cela, l'enfer. » (FB, 18-01-2021)
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