J’ai besoin d’un carnet pour noter
mes pensées. Je veux coucher cette déferlante d’idées sur le papier, les
capturer pour qu’elles se figent à la pointe de mon crayon et s’en aillent
tournoyer loin de ma boîte crânienne…. Les plus belles, mais aussi les
moins belles. J’ai appris à aimer le moche, de toute
façon le beau ne saurait exister sans lui. Quand j’étais petite, mon animal
préféré était le cochon. La créature me semblait mal aimée, méjugée, et je
devais réparer cette injustice. J’y mettais un point d’honneur.
Bref, j’ai besoin de renouer avec
la créativité, l’état de nature. Libérer mon esprit. Mais sans y penser.
Simplement me débarrasser de ce flot incessant de divagations et rêveries
en tout genre… avant que mon cerveau ne devienne une Atlantide. Je m’égare.
(Je suis d’ailleurs toujours fascinée par le fait que nous puissions penser
à des choses qui semblent ne rien vouloir dire). Mais je veux retrouver mon
inspiration, utiliser mon imagination… Et me voici assise là. Sans autre
livre que mes pensées, à contempler la valse des canards sur le lac.
Et je pense, encore, à ce cahier
qu’il me faut. Parce que oui, je ressens le besoin, au lieu des touches
d’un clavier, de tenir entre mes mains un beau carnet. Prendre le temps de
tracer ces mots à la main, sentir l’odeur du papier neuf, tourner les
pages, les unes après les autres… Bien sûr, ceci n’est pas vraiment un
journal. L’objet précité est bien ennuyeux, franchement. Tenir un journal
est, selon moi, une nécessité, qui ne trouve pleinement sa justification
que dans l’extraordinaire et le palpitant. Quel intérêt de consigner
quelques faits et déplacements d’ordre primaire du type : « Aujourd’hui,
j’ai fait les courses. Tout a commencé ce matin, quand j’ai réalisé que je
n’avais plus de lait… » ou même : « Je n’ai rien fait de
spécial aujourd’hui. La journée a été calme… » ? Des pages et des
pages de « métro, boulot, dodo ». Et encore, on pourrait même
estimer que la Covid-19 a réduit cette trinité à un simple diptyque :
« Boulot, Dodo ». Je trouve bien plus intéressant de faire
simplement céder le barrage de mes pensées. Laisser couler ces torrents de
mots indomptés au gré des quatre saisons. C’est le but de ce cahier que
j’appelle de mes vœux. Un exutoire sauvage. Des réflexions brutes, jetées à
la volée sur le papier, sans objectif. Fixées cependant dans une forme
d’éternité.
Mes pensées s’envolent encore vers
d’autres horizons. Je dois reconnaître que cela fait du bien d’écrire. Sans
réfléchir, juste capturer tout ce qui me passe par la tête… et il m’en
vient beaucoup et dans tous les sens. Mais plutôt qu’une cacophonie, je préfère
y voir une valse, un tourbillon. Parfois même, plusieurs pensées me
viennent en même temps, et même si elles semblent a priori éloignées les
unes des autres, elles sont liées par un fil global - la toile de ma pensée
: un truc, qui fait penser à un truc, qui fait penser à un truc…
Ça y est, je l’ai ! Tout droit
sorti de la papeterie. Ultime rempart contre la technologie. Aaah, comme
c’est bon d’écrire, enfin, dans un vrai carnet, à la reliure souple, qui
sent bon le papier neuf et l’encre de mes mots. Bon pour les yeux, bon pour
le cœur, bon pour la tête. Comme il me tarde de noircir ces pages. Telle
une pieuvre, je m’apprête à jeter mon encre à la face du monde. Splash !
Chant
I : L’hiver endure

(Photo
de Gertrude Millaire)
« La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang » (1)
J’ai toujours aimé l’hiver. La
nuit descend dès 17h, et je me fonds en elle. Cela me « cache »,
me « libère ». J’aime déambuler aux heures crépusculaires. Alors
que l’été nous révèle, avec ses longues journées chaudes et ensoleillées,
l’hiver nous avale et nous dissimule. D’ailleurs, j’espère pouvoir
m’exposer un peu le prochain été. En ville, à la piscine, ou même, pourquoi
pas, à la mer. Mais pour l’instant l’hiver me convient. J’espère que nous
aurons de la neige.
D’ordinaire, je suis excitée dès
la fin du mois d’octobre par la perspective des fêtes à venir. Cette année
pourtant, les étincelles tardent à se manifester. Mes pensées refusent de
pétiller, rechignent à troquer l’écœurement contre une chatoyante euphorie.
Repoussées dans les méandres de ma vie d’adulte, elles se dérobent à mon
imagination, refusent de nourrir mon inspiration. Je me rends compte à quel
point je traînais depuis longtemps une anxiété et un stress qui dévoraient
mon espace vital et dont je ne parvenais plus à me délester. À quel point
j’avais besoin d’un peu de temps pour moi, aussi. Pour penser à tout… et à
rien. Il me faut réapprendre la patience. « Vivre le présent, en
apprenant du passé pour construire l’avenir ! ».
En fait,
j’ai beaucoup pensé à la mort ces derniers temps. La peur du vide,
peut-être ? C’est étrange, je ne l’avais encore jamais vue comme ça. Je n’avais encore jamais vraiment
eu peur de vieillir. Je n’ai que 28 ans. Ou déjà 28 ans. C’est peut-être
l’hiver… les arbres nus, la nature en sommeil. La fin d’un cycle et
l’annonce d’un renouveau à venir. Mais pour nous ? Je me demande si je
préfèrerais être enterrée ou incinérée. Je crois que j’ai peur de la terre.
D’y pourrir lentement, sachant que mes ossements reposeront à jamais dans
le noir humide (ou au moins tant que mes descendants penseront à renouveler
la concession). Cette pensée me rend claustrophobe. Une
urne, c’est laid, mais il me semble quand même préférable d’être réduite à
un volume minimal. Pourquoi pas, même, dispersée aux quatre vents. Il
n’y a aucun mal à disparaître complètement, physiquement. Le contraire
pourrait presque me sembler orgueilleux. « Il restera de toi ce que
tu as semé. Que tu as partagé aux mendiants du bonheur. » (2)
En plus, l’objet pourrait faire penser à une lampe magique. Poussière de moi, réveilleras-tu ton génie ?
***
Janvier s’éveille à peine…
Aujourd’hui, Sylvain m’a envoyé une photo du chalet. Il y pose seul, dans
son manteau de neige immaculée que l’on devine épaisse et soyeuse. On
croirait même entendre le silence, comme si l’appareil photo l’avait
également enregistré. La nature se repose. En attendant la première pousse…
Ce paysage enneigé me rappelle que j’aime le froid. J’aime avoir un peu
froid, le genre qui vous hérisse une chair de poule très fine… un doux frisson
qui me signale que je suis vivante et qui stimule mon esprit en même temps
que mon corps. J’aime la lumière blanche des jours où, la température
approchant le zéro, on ne s’étonnerait pas de voir tomber quelques flocons.
Je sors. Mes joues rosissent déjà. En même temps, la morsure du froid
imprime sur mon visage un picotement discret. Je retiens ma respiration
quelques secondes, et j’expire des ronds de buée dans l’air glacé. En 2021,
je penserai d’abord à moi.
Mes pensées se précisent au gré
des pas incertains qui me conduisent au hasard à travers la ville-parc. Je
crois que je sais pourquoi j’aime être seule. Je fuis le regard d’autrui
car j’ai peur d’être, enfin, percée à jour. Quelqu’un pourrait s’apercevoir
que je ne suis ni brillante ni intéressante ou encore cultivée… Je suis une
coquille vide qui s’échine à paraître. Un imposteur. Cette attitude de
rejet me colle à la peau comme une moule sur un rocher et ma propre dureté
m’afflige. Flirtant avec l’absurde, je ne parviens pas à être simplement moi-même,
sans me tourmenter – quel que soit mon interlocuteur, qui manifestement n’y
est pour rien. Ravagé par la honte, mon esprit est inconsolable.
***
Je suis fatiguée aujourd’hui,
énervée par mon manque de patience. J’aimerais avoir d’autres sentiments,
mais je ne ressens que du dégoût pour celui qui me ronge. L’impatience,
peut-être même l’intolérance. Quelqu’un est venu gentiment nous aider à
effectuer quelques travaux dans notre salle de bains. Quelqu’un de si
gentil, drôle et généreux. Pas compliqué ni perturbateur, qui dort sur le
canapé depuis trois jours, sans faire d’histoires. Mais je veux récupérer
mon chez moi. C’est le quatrième jour. J’exècre ces pensées honteuses, phagocytrices de matière grise. J’essaie de faire bonne
figure, sans y parvenir je crois. Leurs cruels tentacules m’arrachent à
toute bonté. Glissant vers des abîmes trop connus,
je m’interroge : y a-t-il encore du meilleur en moi ? Quelqu’un d’autre
réagirait-il de la même façon ? Et si je n’étais, au fond, pas
quelqu’un de gentil ? Même le chant des oiseaux, postés haut sur les cimes
des arbres dégarnis, ne parvient pas à m’apaiser et je sens mon visage
grave et fermé. Je tente de brouiller les pistes, fais semblant d’être
concentrée. Puis je me raisonne, non sans peine : après tout, l’exagération
n’est-elle pas parfois nécessaire pour évacuer ? D’autant que je sais, au
fond, ce qui me tracasse véritablement.
Je veux être parfaite. En tous
points. Parfaitement parfaite. Je ne saurais dire suffisamment à quel point
cet énoncé a rythmé ma vie. Ma propre idée de la perfection - physique,
morale et intellectuelle - autant que celle qui m’a été inculquée,
imprégnant mon esprit jour après jour. Polypore mental bien démoralisant.
Toujours est-il que j’ai longtemps appelé cette perfection de mes vœux,
tout en tâchant d’accomplir les efforts que j’estimais nécessaires pour en
toucher du doigt les plus glissants aspects. Je commence tout juste à
lâcher du lest. J’imagine que c’est ce qu’il me fallait pour m’envoler
enfin, telle une montgolfière délestée de ses lourds paquets. « A chaque jour suffit sa peine ». C’est ce
qu’on dit. Mais il me semble qu’à chaque jour suffit aussi sa récompense.
Nul besoin de réaliser l’extraordinaire dix fois par jour. Pourtant, j’ai
encore, bien souvent, le sentiment que mon histoire ne mérite pas d’être
racontée. Il m’arrive même de douter du simple fait d’avoir une histoire à
raconter. Et parfois, je ne suis même plus certaine d’avoir les ressources
pour me précipiter dans l'inconnu, relever de nouveaux défis. L’approbation
est une chose fragile. Suspendue à la raison telle une soie d’araignée.
« Ah ! Ne puis-je savoir si j‘aime ou si je hais ». La
mésestime triomphe et se rit de ma rage. Elle pense voir en pleurs dissiper
cet orage ; Elle croit que, toujours faible et d'un cœur incertain, Je
parerai d'un bras les coups de l'autre main… (3)
Sans doute devrais-je cesser de
m’accrocher à mon « destin exceptionnel », concept dont j’ai finalement
admis qu’il se bornait à un idéal naïf, tout en ne pouvant me résoudre à le
laisser s’en aller complètement. Indécrottable lueur d’optimisme. Dans le
fond, sait-on jamais… L’idée est trop belle. Certains y arrivent bien,
après tout. Grattant sous la surface, je m’imagine révélant des trésors
enfouis, refusant sobrement d’en rester à ce que je suis. Je me demande par
exemple si j’aurais eu le courage de rejoindre la résistance, pendant la
seconde guerre mondiale. Être capable d’aider les autres, au prix peut-être
de ma propre vie. J’espère férocement que j’aurais pu faire preuve d’autant
de courage et d’abnégation. Mais comment savoir ? Il me semble que parfois,
la bravoure se révèle dans l’urgence d’une situation. Le socle de nos
valeurs pour seule boussole, nous nous surprenons alors, sans y penser, à
faire des choses dont nous ne nous saurions jamais cru capables. Le monde
est de toute façon plein de petits héros du quotidien, invisibles et
tranquilles. Comme ils ne cherchent pas la reconnaissance à tout prix, il
n’est pas rare de passer à côté d’eux sans les remarquer. Mais il me semble
que le monde est tout aussi rempli de gens bien qui font parfois de
mauvaises choses et même de gens pas bien du tout ! Nos
choix s’érigent-ils en juges de notre nature ? Oh ! Puisse mon cœur peser
autant que la plume.
***
Ô rage, ô désespoir ! En ce triste
matin, deux gros boutons se livrent bataille pour remporter ma joue. Fort
heureusement, le reste de mon visage demeure frais et pur. En plus, j’ai
horreur du rouge, trop tranchant avec mon teint de rose blanche. J’espère
que les vilains, rongés par le remords de leur odieux affront, auront le
bon goût de s’en aller sans laisser de traces… Je me réjouis déjà de leur
renoncement.
En attendant, je me glisse dans
mon imperméable. Je rabats ma large capuche. J’enfile mes gants. Saute dans
mes bottes. Rendue anonyme par cet accoutrement, qui sied aux jours
pluvieux, je suis prête à braver les éléments. Point de foule à fendre, je
sais que je serais seule, à la faveur des précipitations. Surtout avant la
sortie d’école. Et même alors, les gens se hâteront
de rentrer chez eux, fourmillement de parapluies
et de capuches séduites par la promesse du sec. Mais moi, je veux être
dehors. Je suis même tentée de laisser l’eau ruisseler sur mon visage
tandis que je poursuis mon chemin. Tant pis si je me retrouve trempée. Je
n’aurais qu’à me faire couler un bain chaud en rentrant. Ah, le plaisir de
lire dans un bain… Je pourrais même ouvrir la fenêtre, stratégiquement
placée au-dessus de la baignoire. J’apercevrai les arbres bordant la
copropriété. J’observerai la vapeur s’échapper, tel mon esprit s’évadant au
gré des pages.
Lire. Ce mot de quatre lettres
contient tous les possibles, toutes les promesses. Ouvre tous les horizons.
Élève notre esprit vers l’infini. Nous fait réfléchir, parfois même nous
bouleverse ou, pas de chance, nous ennuie… À chaque étape de la vie, la
littérature que l’on peut apprécier change, évolue. Un bon livre peut être
méjugé s’il tombe entre les mains d’un lecteur qui n’est pas prêt à
l’accueillir. Après tout, le fruit mangé trop tôt n’est pas gorgé de sucre,
mais dur, sec, acide… Déjà, quand j’étais petite, pas très populaire à
l’école - non pas que je ne l’eusse d’ailleurs jamais cherché - je me réfugiais
dans les livres. Eux, au moins, avaient le mérite extrême de stimuler mon
intellect, réveiller mes aspirations, nourrir mon imagination. Eux me
permettaient de me découvrir, trouver mon chemin comme tant de personnages
avant moi. Et maintenant, je me surprends à écrire. L’exercice me force à
me souvenir. Le français regorge de jolis mots dont je me fâche, souvent,
de les avoir oubliés. Ils me viennent parfois dans une autre langue -
surtout en anglais. À l’oral, il m’arrive d’ailleurs
très souvent de me sentir plus à l’aise en anglais qu’en français, pourtant
ma langue maternelle. La substituant au profit d’une autre, je me dérobe,
d’une certaine façon, au jugement de mon interlocuteur. Je suis moi-même,
sans devoir être tout à fait moi. Derrière ces mots étrangers, je m’exprime
plus librement, me dévoile tout en restant cachée. Mais je n’aime pas
tellement parler. Je préfère écrire. Personne ne me dit que j’écris trop
vite et je demeure seule détentrice des secrets de mon magma cérébral. La
parole est traîtresse. Dans le secret de l'écriture, je suis un volcan, qui
a cessé de contenir son éruption. La lave de mes idées se répand sur le
papier.
Parfois, j’imagine même mes
pensées comme de petits monstres tâches d’encre, grignotant les pages de
mon beau carnet. Splish par ici ! Splosh par-là ! Gare au blanc ! Les tâches investissent
l’espace… Il y a les grosses, celles qui s’en vont difficilement, celles
aux formes rigolotes, les tests de Rorschach, les belles tâches bien
propres… Se saisissant de mon stylo, elles écrivent leurs mots, les rayent,
en essayent d’autres. Je ne cherche pas à les effacer. Ces mots, ce sont
aussi les miens. Je suis responsable de ce qu’ils cherchent à dire. En y
pensant, je décide justement d’effectuer un petit test de Rorschach. J’en
trouve un proposant dix images. Jusque-là tout va bien. Je m’amuse à les
regarder, une par une, réagissant instinctivement à ce que les tâches
m’évoquent. Bien sûr, que des symboles positifs. Une chauve-souris/papillon
par ici, deux femmes qui dansent par là… Puis je m’aperçois que le site que
j’ai trouvé mentionne aussi des acceptions « à éviter ». Les deux
femmes qui dansent deviennent par exemple un cadavre gisant. Je n’ose y
croire. La noirceur de certains esprits me met mal à l’aise. Quels tourments
faut-il avoir endurés pour imaginer des choses pareilles ? Pire encore,
puisque j’ai maintenant pris connaissance de ces images négatives, je les
vois aussi. Horreur. Je ferme cet affreux onglet et me repens de ma
mauvaise idée.
Plus tard, ne parvenant pas à
trouver le sommeil, j’ouvre grand la fenêtre. La fraîcheur de la nuit
m’arrache un doux frisson. Humant l’air nocturne, je lève mon regard vers
le ciel. La lune est pleine. Elle forme un cercle juste et parfait,
tranchant avec son fond d’ébène. Reine de l’obscurité. De combien d’hommes
a-t-elle nourri l’inspiration, depuis la nuit des temps ? Je ne peux
m’empêcher de me le demander…
***
J’aime me réveiller aux aurores.
L’aube a pour moi quelque chose d’indescriptible. Un caractère particulier,
à la dimension presque sacrée, nourrit ces heures où les ombres n’ont pas
encore complètement cédé au jour. J’ouvre la fenêtre, face au grand
marronnier et j’écoute les bruits de la nuit qui s’achève. L’obscurité
exacerbe les chants du matin naissant. Une petite chouette hulule.
J’aperçois déjà quelques perruches, touches de vert joyeux dans les arbres
nus. Le jour ne se lèvera pas avant plusieurs heures et je ne peux
m’empêcher de penser que l’hiver engloutit la lumière dans une cadence
infernale. Les journées semblent si courtes ! Ah ! Le soleil daigne enfin
darder ses rayons. Alors que la lumière, entrant à flots dans mon bureau,
m’arrache un instant à mon écran, j’ai l’impression de contempler la vie,
qui m’invite à savourer quelque breuvage matinal… Mais je m’égare, encore,
et j’ai oublié mon idée première. Celle qui, à dessein d’être ici notée,
m’a fait chercher stylo et carnet, alors que je m’apprêtais à colorier des
mandalas, dans un moment de détente.
Je me sens d’humeur à me promener,
comme si la marche, le vent, la solitude, pouvaient graisser les rouages de
ma créativité, malmenée par le productivisme. Et me
voilà, encore une fois, au bord du lac. Comme j’aime vivre au Vésinet !
Toute cette verdure m’apaise et me calme, et les cancans des canards
invitent mon esprit à la rêverie. Il ne fait pas froid aujourd’hui. Les
oiseaux chantent. L’eau frémit sous la caresse légère du vent. Marcher m’a
toujours détendue. Moins de stress, plus de moi. Je songe à la montagne. Au
chalet. Mes plus belles pensées m’ont été inspirées par cet endroit, encore
magnifiquement sauvage et préservé. De vraies valeurs, une certaine
rudesse, la solitude aussi (rendue toute relative par la proximité
immédiate avec la nature). L’homme, si petit, dans la montagne, immense, immortelle.
Humilité. La vie, simplement, en phase avec l’univers. Dépouillée des
passions qui composent l’activité humaine. Belledonne adorée et ses chemins
maintes fois parcourus, réellement ou en pensées. Le bleu sombre d’une
ancolie sauvage, près de la Sitre.
Je respire. J’avance. Un effort constant qui se suffit à lui-même comme
récompense. Le chemin parcouru, comme une métaphore de la vie. Vibrant(e).
Avec ses hauts et ses bas, ses petits bonheurs, ses déceptions et ses
passages à vide, ses instants d’éternité… Je choisis de ne pas descendre au
bord du lac, et je continue vers le col de la Sitre
pour rallier la passerelle du Mousset en contrebas. J’ai changé de versant.
Le ravin des excellences se dresse devant moi. Ma randonnée m’emmènera au
lac blanc.
Je ne fais plus qu’un avec la
montagne. Grondement des trois cascades, froissement de l’herbe haute et de
l’exubérant rumex, murmure du vent, crissement des pierres sous mes pas.
Tiens, une pensée pour les collègues effleure mon esprit : un jour, à la cantine,
alors que la discussion s’orientait vers la signification du
« karma », nous avions estimé que la réincarnation en pierre,
sous un glacier, condamnée à s’éroder pour l’éternité sous les pas des
randonneurs allemands (allez savoir ce que la nationalité avait à y voir),
n’était pas un sort enviable. Confrontée au matériau dans son
environnement, je ne peux m’empêcher de confirmer notre verdict et formule
une autre pensée, émue, pour les juges perspicaces que nous fîmes. À force
de pérégrinations intellectuelles - mon sens pratique me maintenant
néanmoins sur le sentier adéquat - j’ai effectué sans m’en apercevoir le
reste du chemin. Coupée du monde, livrée aux
éléments, je contemple l’infini. Ou est-ce l’infini qui me contemple ? Eau
turquoise, habillée par endroits de fines plaques de glace. Touches de
neige, comme du sucre glace. Je savais que la magie existait en ce monde.
Je ne suis rien. Elle est tout.
***
Rien ne me ravit autant que la
lumière de montagne. À l’aube naissante, dans la
fraîcheur du matin, alors que la rosée ne s’est pas encore évaporée, ou
encore masquée par une nappe de brouillard portée par le vent… Mais
par-dessus tout, les jours de grand beau temps, au coucher du soleil.
Belledonne, si coquette, se pare alors de rose vif, quelques instants
durant. Spectacle éphémère et unique. Magistral. Les contours des cimes,
dernières à s’éteindre, se découpent encore un moment sur le ciel, avant le
grand plongeon dans les ténèbres. En contrebas, les sapins sont depuis
longtemps endormis dans l’obscurité. Même la nuit
est belle. Le noir est plein. Entier. Profond. Porte ouverte sur notre
monde intérieur. Que faisons-nous lorsque toutes les lumières s’éteignent
et que nous nous retrouvons seuls dans le noir ? Face à nos instincts
les plus terrifiants, nos désirs les plus secrets. Est-ce là, dans
l’antichambre de nos propres ténèbres, que se révèle la personne que nous
sommes, au fond ? Quoiqu’il en soit, ce noir ne m’effraie pas. Parce que je
le connais bien. J’ai vu les sentiments les plus sombres en veille dans le
secret de mon cœur. Mais je sais qu’il me suffit de lever les yeux pour
contempler la voûte étoilée. Étonnant, comme il
suffit d’apercevoir une seule étoile pour ensuite repérer toutes les
autres, comme si elles s’allumaient une par une sous l’effet de notre
regard. Miroir de la conscience. Les constellations scintillent d’un
éclat argenté… C’est miraculeux. Grandeur. Beauté. Vérité. Un moment qui
compte, ancré dans le présent, temps qui se suffit à lui-même quand on
prend le temps de l’apprécier. Et puis le processus s’inverse.
Clair-obscur. L’aube remplace la nuit. Le cycle se répète, éternel, rythmé
par la course tranquille du temps.
En cet instant, je me rends
compte, de plus en plus, que je m’efforce de tout faire vite. Je m’entête, même si je n’ai rien de prévu
« après ». Et je fais, souvent, plusieurs choses en même temps.
Pourtant, c’est long une journée. Cela contient largement assez d’heures
pour réaliser tout un tas de choses, les unes après les autres, quand on en
a envie. Par exemple, me reconnectant à ma session
après la pause déjeuner, je viens de passer à deux doigts d’écrire ici le
code envoyé sur mon portable pour me permettre de me connecter à Microsoft
Teams. Un moment plus tard, le vent emporte mes tourments, balaie mes
incertitudes. Debout sur le pont, je contemple la ville. Cinquante nuances
de gris. L’air embaume le feu de cheminée, promesse d’un moment de
sérénité, à l’abri des turpitudes de l’existence. Je regarde les
gouttelettes qui rebondissent sur la surface du lac, imprimant de petits
ronds dans l’eau. Prendre le large un instant. Oublier le temps.
Alors que j’écris ces mots, je réalise
que je croirais presque entendre le tic-tac de l’horloge. Emporté par cet
élan tel un skieur inexpérimenté lancé à vive allure sur une piste noire,
mon esprit ne peut s’empêcher d’ajouter à la suite une troisième
onomatopée. Toc ! Et justement, j’en ai plusieurs… ils me collent à la peau
et je ne sais plus comment m’en débarrasser. Je ne suis même plus sure
qu’il le faille, car ils me rongent depuis si longtemps que j’ai peur de ne
plus être tout à fait moi-même sans eux. Une idée somme toute ridicule,
parce qu’en plus, ils sont évolutifs. Un TOC en remplace un autre, preuve
de leur inutilité fondamentale. Mais le rituel perdure. Pourtant, c’est si
fatiguant, strictement inutile et illusoire de penser qu’il ne peut rien
m’arriver si je me lave les mains dès que j’ai touché un objet (encore que,
peut-être ai-je été visionnaire, sur ce coup-là) ou si je compte dans ma
tête, un cycle sacré que je ne peux révéler et que je renouvelle sans
cesse. Pourquoi s’entêter quand on sait qu’on a tort ? Le TOC a ses raisons
que la raison ignore…. Mystère et paradoxe.
***
Les idées m’ont réveillées à 7h39.
Dehors, il fait encore tout noir. Pour ne pas déranger Ben, qui dort
encore, j’attrape mon carnet et me glisse à la cuisine pour noter… J’aime semer les graines de mes pensées avant de
m’endormir pour leur permettre de pousser dans l’oubli de la nuit. Je me
tiens prête, au matin, à en ramasser les fruits, sans discrimination ni
exigences de calibre. Fruits pourris, je prends aussi ! Mais
aujourd’hui, je m’éveille en poésie. Car il me semble que ce sont des vers
qui m’ont arrachée aux bras de Morphée. En classe de terminale, j’ai eu un
professeur de français extraordinaire. C’est elle qui m’a fait apprécier la
poésie, fenêtre sur un univers parallèle où tout est à déchiffrer, à
interpréter. Je m’y découvre, encore aujourd’hui, des sensibilités
nouvelles. Ici, tout est symbole. Le soleil se lève enfin, timidement,
déchire les ténèbres comme le café le voile de brume dans mon esprit encore
engourdi… Heures prolixes. Mon cerveau s’emballe tel un jeune étalon dont
je me dois de réprimer l’ardeur. Après tout, c’est un jour de repos. Une
nappe de blanc semble descendre du ciel. Il ne neige pas, mais le
thermomètre affiche zéro. Je savoure mon matcha latte en me délectant de la mousse légère et soyeuse, du
mélange parfaitement homogène obtenu grâce à mon nouveau mousseur à lait.
Aux bons ouvriers, les bons outils. Bien au chaud, dans ma robe de chambre,
si douce, je suis prête à m’évader en pensée, encore une fois. Encore dix fois.
Il ne se passe pas un jour sans que je rêve d’ailleurs. Un ailleurs en
particulier tisse la toile de mes songes éveillés. Il n’y a pas de mal à
n’avoir qu’une seule source d’inspiration, tant qu’elle est intarissable.
Je ne connais pas le chalet en
hiver. Le sentiment de solitude doit y être absolu. L’humidité
insupportable. Je me demande si, comme au Vésinet, on entend le chant des
oiseaux, ou si l’endroit est plongé dans le silence, comme si la neige
étouffait tous les sons. J’imagine la vue depuis la fenêtre du grenier. Les
montagnes, qui ont revêtu leur manteau d’hiver, disparaissent sous une
pellicule de blanc, mais j’arrive tout de même à distinguer leurs contours
familiers. En face, planté sur le Rocher de l’Homme à
1950 m d’altitude, le refuge Jean Collet semble complètement avalé,
englouti. Pourtant construit sur un éperon saillant, il est presque
invisible à un œil profane. Nichés au creux des glaciers, les lacs doivent
être couverts de glace, si tant est qu’ils ne disparaissent pas également
sous la poudreuse. Les animaux alpins ont déserté,
reclus bien à l’abri dans leurs tanières. Il fait si froid. Ce paysage,
d’une magnificence farouche, est à double tranchant. Comme il doit sembler
effrayant quand le soleil est caché….
***
De
douloureux souvenirs, que je m’efforçais de garder enfouis, remontent à la
surface… Je songe à les retenir et même les renvoyer dans le néant dans un
élan dédaigneux d’occultation mémorielle. Mais je ne peux m’y résoudre. Je
ne veux pas y songer, mais il est trop tard. J’ai dit que je noterais mes
pensées les plus laides - celles dont je ne veux pas parler - et je dois
m’y tenir, portant mon effort de sincérité à son paroxysme. J’y gagnerai au
moins la satisfaction d’avoir persévéré dans ma démarche, malgré le sentiment
anxiogène qui me saisit, noyant mes mots dans la mélasse. « Résidu
sirupeux ». Cette définition colle exactement à ce qui me vient à
l’esprit… Car j’ai pratiqué le patinage jusqu’à l’écœurement. Sans espoir
de retour. Mais comment évoquer avec justesse ce qui représente encore
aujourd’hui l’engagement de plus de la moitié de ma vie ?
C’était
ma passion. Conquérante et bouillonnante. Portée par cet idéal de grâce,
d’équilibre et de beauté - qui reste à mes yeux le plus beau sport du monde
- j’ai patiné plusieurs heures par jours, pendant plus de dix ans. Je
n’avais jamais été mue par quelque chose d’aussi grand. J’y mettais toute
mon âme et toute ma volonté. C’était mon rêve et il n’y avait de place, en
mon cœur, pour aucun autre. Le patin dévorait mon être entier. Chaque
respiration ne présidait qu’à l’accomplissement de mon rêve.
Et
puis, je me suis laissée happer progressivement par le regard des autres.
Ma confiance en moi s’est abîmée dans ce miroir déformant jusqu’à
dissolution complète. Aujourd'hui encore, ce manque d’estime demeure mon
unique regret. Le plaisir est devenu contraint, la joie forcée,
l’entrainement un sacrifice de tous les instants. Le souffle qui animait
mon corps et mon esprit s’est éteint, rongé par la prison de glace qui a étreint
mon cœur. La magie s’en est allée. Le feu sacré m’a abandonné. Le rêve
s’est finalement dissipé, déchiré et je me suis éveillée dans un océan
d’exigences et de douleur, pourtant toujours agrippée à son ombre rapiécée.
Mais je me suis accrochée. J’ai réalisé mon rêve de participer aux
Championnats du monde. Cette dernière année a été la plus dure. Tous les
matins dès mon réveil, comptant les heures qui me séparaient de
l’entraînement, l’envie m’étreignait de pleurer à chaudes larmes… Les
sentiments si complexes et contradictoires que m’inspirent aujourd’hui le
sport sont difficiles à expliquer. Je suis comme un enfant qui s’est
goinfré de sucreries jusqu’à ne plus pouvoir ne serait-ce que penser à une
glace sans sentir la nausée poindre… Je crois que c’est ce qu’on appelle un
rejet. Après tout, amour et haine ne seraient que les deux faces d’une même
pièce… Je n’ai même pas pris la peine d’emporter mes patins dans notre
nouvel appartement et mes médailles restent cachées tout au fond d’un
tiroir que je n’ouvre jamais. Je ne veux pas les voir. Ils me rappellent
une époque révolue. Plus qu’une page tournée, un livre fermé et rangé, à
présent poussiéreux. Mais je ne regrette rien. C’était mon rêve. Ce simple
énoncé suffit à tout justifier.
D’ailleurs,
je ne peux renier complètement ce sport, dont la pratique a influencé si
profondément ma personnalité, mon mode de fonctionnement, mon exigence et
mes valeurs morales. Une co-construction efficace, dont je suis malgré tout
très fière. Je ne veux pas non plus prétendre que je ne suis pas
reconnaissante. Je le suis. Vraiment. Notamment car le patin m’a donné mes
plus belles amitiés. Mais il m’a coûté beaucoup - ainsi qu’à mes parents
d’ailleurs. Quand j’ai arrêté il y a huit ans, je pensais que rien ne me
permettrait de revivre des sentiments aussi intenses, que je ne retrouverai
jamais d’autres projets aussi porteurs. Je n’avais plus de grande idée à
laquelle me raccrocher. Plus d’envie à me projeter dans de nouveaux
objectifs à atteindre. J’ai longtemps traîné ma peine, une fois encore, de
ne pas avoir été « assez » dans ce qui représentait tout pour
moi. Et puis, le temps effaçant tous les maux, je me suis relevée, tout
doucement. J’ai compris que je n’avais pas à avoir honte. Je suis une
championne. Je l’ai mérité. J’espère que mes mots dissiperont à jamais les
cauchemars qui me hantent encore, trop souvent. La glace explose alors en
mille cristaux acérés qui viennent se planter dans mon cœur comme des
shurikens. Mon éternel hiver intérieur.
***
Un
nouveau jour, qui aurait sans doute préféré rester endormi, se lève
péniblement. C’est
un jour gris. La couleur du banal, certes élégant dans un intérieur,
rassurant dans un contexte professionnel, mais morne et triste pour
qualifier le temps. J’allais écrire « le vivant » mais je me suis
rappelée à temps qu’il existait tout un tas de beaux animaux gris, comme
les souris, les éléphants ou encore certains chats, pour ne citer que
ceux-là. Ayant moi-même la chance de profiter de la compagnie de l’un
d’entre eux, mon erreur eût été impardonnable. En réalité, j’en ai même
trois, mais un seul est concerné par le raisonnement susmentionné (même si
la nuit, tous les chats sont gris). Je songe à la petite boule de poils qui
se glisse contre moi lorsque je m’apprête à m’endormir. Couchée en chien de
fusil, je la sens ronronner très fort, tout contre mon ventre. Bonheur.
Mais j’aurais le temps d’y penser plus tard. L’heure tourne, le devoir
m’appelle.
Il est 5h54. Je me glisse dans la
cuisine pour me faire chauffer de l’eau : tout matin qui se respecte
commence par une boisson chaude. Attrapant fièrement notre nouvelle
casserole miniature intégrant un petit bec verseur, je m’émeus de tant de
praticité. Mais l’outil se révèle pour moi d’un maniement trop complexe. Il
se joue de ma maladresse, alors que l’eau chaude se répand également dans
et hors ma tasse. J’aurais pu faire attention, mais je me suis hâtée. Je
suis une impatiente chronique. Dans mon bureau, mon ordinateur m’attend,
prêt à travailler. J’ouvre la fenêtre. Mon cerveau a besoin d’air. Il
commence à pleuvoir - constat météorologique récurrent ces derniers temps -
mais les oiseaux offrent tout de même leur chant à l’aube. Ici, on les
entend partout et tout le temps. Un pépiement délicieux, qui fait vibrer
l’esprit. Goûtant une première gorgée, je m’amuse de constater que je
n’appartenais pas au clan fermé des « buveurs de café » avant de
commencer à travailler. Café-travail. Association d’idées et aliénation
liquide. Désormais, à peine assise dans la voiture aux alentours de 5h20,
je songe à la machine du bureau. Celle du 6ème étage. Je me félicite
d’arriver plusieurs précieuses minutes en avance à la seule fin de sentir
son mauvais arabica couler dans ma gorge. Bureau, café. Un lieu, une odeur,
une saveur.
***
Je méprise les « jours de
rien », où mon inspiration demeure perdue dans les méandres tortueux
de mes neurones les plus reclus. Insaisissables, les mots m’échappent. Je
m’enlise, comme un voyageur pris au piège de sables mouvants. Mon cerveau affiche
une erreur 404. Les secondes passent. Ma volonté terrassée par la
perspective d’entreprendre, je reste figée. Une chape de honte s’abat sur
moi, telle l’écume blanchâtre sur les vagues tourmentées… Je tolère
difficilement ces instants de néant, culpabilisant de ma procrastination.
La pluie se remet à tomber. Je
décide de sortir pour une promenade de dépit, expédition punitive à mon
inactivité. Il pleut donc, et je suis dehors, et l’égoïsme des passants
m’interpelle et m’agresse. Je n’avais pas réalisé que « parapluies »
et « courtoisie » étaient des antonymes. Pourquoi, en effet, la
plupart des gens tenant en main ledit objet ont-ils la fâcheuse manie de se
rendre imperméables au monde entier, n’hésitant pas à éborgner d’innocents
passants tels des chevaliers disputant une joute féroce ? Combien de fois
ont-ils failli m’avoir… Pallier ce manque de savoir-vivre requiert une
vigilance de tous les instants. L’erreur n’est pas permise. Mon incursion
dans le monde extérieur me force en outre à un autre constat. Comme les gens sont tristes ! Certes, un rideau de
pluie s’abat sur le monde, mais rien ne devrait servir de prétexte à
l’ennui, au manque d’envie, au morne vague à l’âme. Mon casque vissé sur
les oreilles, je chante et danse à l’intérieur. Le rythme m’envahit, et
même si je ne dois rien laisser paraître aux yeux du monde extérieur,
puisque l’usage exige un comportement « normal » - ou au moins
normé - j’oublie tout. Le quai de la gare et ses voyageurs pressés
disparaissent dans une farandole de couleurs. Le disco est un merveilleux
antidote au moral fatigué ! Especially when it’s raining
men. (4)
Bercées par la cadence de la pluie
autant que par la musique dans mes oreilles, mes pensées suivent leur
cours. Moi aussi, je suis musicienne. Je me demande si cet état transparaît
dans mes écrits. Capturées dans un élan instinctif, mes phrases
empruntent-elles plutôt au binaire ou au ternaire ? Y-a-t-il une structure,
une récurrence, un rythme, caché en filigrane, qui rend la lecture fluide
et agréable ? Mes mots me viennent d’abord par
l’ouïe : je les entends murmurer à mon oreille et m’empresse de les coucher
sur le papier comme sous la dictée. Je suis d’ailleurs fascinée par ces
lignes littéralement surgies du néant. En quête de sens, les mots se
suivent et s’assemblent dans un périlleux exercice acrobatique, tels des
funambules suspendus au vide. Mes pensées ne sont ni sublimes ni
extraordinaires et je n’ai à leur offrir qu’un quotidien cousu
d’affligeantes banalités (« Je me suis levée à 5h30 et j’ai pris un
café avant d’allumer mon ordinateur »). Je leur jette férocement en
pâture mes pensées les plus lamentables. Mobilisant toute mon habileté, je
tente néanmoins de magnifier chaque instant. L’inutile
est pour moi source d’une angoisse sans cesse renouvelée, mais inexorablement,
les mots transforment l’anodin en exercice de
style. Preuve que même l’ordinaire peut être accompli avec prestance.
***
Je ne
parviens pas à m’évader aujourd’hui. Mon esprit reste prisonnier de ce crâne parfois trop
lourd à porter et me revoilà, à penser encore à de vieilles pensées (je
crois que c’est ce qu’on appelle « ressasser », et je dois bien
reconnaître que j’excelle en la matière). Adulte.
Voilà le constat de mon état. Un statut qui, en cet instant, m’évoque
l’ombre du Mordor. Pourtant, ce fait établi a longtemps
survolé mon esprit sans daigner s’y établir. Il m’arrive d’ailleurs
assez régulièrement de me considérer encore comme une petite fille, soumise
à l’autorité des autres - les adultes - nécessairement plus grande que la
mienne. L’affirmation de soi est certes un long voyage, mais je m’en veux
de ne pas être plus assertive, meilleure oratrice, de manquer de tout trait de
caractère selon moi constitutif du « véritable adulte ». Il me
semble qu’un livre du type : « Être adulte pour les nuls »
pourrait m’être utile. Le fol espoir que je ne serais sans doute pas la
seule m’arrache un sourire timide. Mais pourquoi donc faut-il que je
maintienne ma conscience constamment occupée, épuisant mon énergie
inutilement ? Suis-je ce qu’on appelle « un esprit tourmenté » ou
est-ce, finalement, une forme d’intelligence ? J’ose me le demander. Une
chose me paraît toutefois indiscutable : la bonne fée qui s’est penchée sur
mon berceau m’a fait don de réflexion. Au bord d’un gouffre de morosité,
auquel m’arrache la perspective d’un travail stimulant - une synthèse sur
Joe Biden pour un important client européen - je glisse un œil au-dehors.
Subitement, me voici plus excitée
qu’un enfant le matin de Noël ! Je n’ose prononcer le mot de peur de briser
l’enchantement : neige… Cette belle surprise repousse au loin tous mes
tracas. Mon attention se morcelle instantanément en milliers de petits
flocons, qui tombent sur le monde avec indifférence. Nous sommes le 16
janvier. Il est 12h37. Tant pis pour le déjeuner, j’enfile en toute hâte
mon pull couleur de neige. Comme il me tarde d’entendre le crissement
caractéristique de ce blanc manteau sous mes pas. Je sais qu’il vaudrait
mieux laisser mon carnet bien au chaud à la maison, mais je le glisse
malgré tout dans ma poche. Je veux vivre avec lui ce moment tant attendu.
C’est étrange, la neige sent la mer ! Fermant les yeux, je pourrais presque
me croire en Bretagne, perchée sur la pointe d’une falaise balayée par un
vent féroce. Mes bottes dessinent derrière moi la
trace de mes pas. J’ai presque l’impression d’être suivie, moi qui préfère
éviter les empreintes des autres promeneurs pour tracer symboliquement mon
propre chemin. Je m’accroupis pour écrire ces mots à l’abri d’un arbre
encore touffu, mais mes doigts sont engourdis et ma calligraphie en pâtit.
Peu importe. Je suis une panthère des neiges.
Les flocons redoublent d’intensité. La neige tiendra toute la journée.
***
Mes rêves ont été peuplés de
cauchemars et je suis d’une humeur exécrable. Pourtant, j’ai dormi
longtemps. Mais je m’éveille avec un sentiment étrange d’échec et je me
sens mal à l’aise, sans trop savoir pourquoi. C’est un matin difficile.
L’effort de rassembler mes pensées me coûte autant que si elles s’étaient
éparpillées pendant la nuit aux quatre coins du monde. Je n’ai pas la
patience d’entreprendre un tel voyage. En cet instant, je ne suis que
brouillard. Profitant de la faiblesse induite par ma fatigue, d’anciens
démons reviennent me tourmenter. Je me demande si, la semaine dernière, ou
même hier encore, j’ai dit ce qu’il fallait, fait ce qui s’imposait… Je me
remémore même tout un tas de moments passés à me poser sans répit la même
question, dans une déclinaison que Racine lui-même aurait sans doute
apprécié : « Ai-je été nulle ? Suis-je nulle ? Serais-je nulle
? » Mais enfin ! À quoi bon ? Rien n’y fait. Dédaignant le bon sens,
ignorant la raison, ma conscience s’obstine. Enfin, un rayon de soleil se
fraie un chemin à travers mon esprit confus, éclaire mes élucubrations et
parvient finalement à me tirer de ma torpeur. La
perspective d’une promenade à vélo m’apparaît soudain. Révélation. Je veux
pédaler à perdre haleine, gorgeant mes poumons d’oxygène et mon cerveau de
sérotonine. J’espère semer mes doutes par la même occasion.
***
Le soleil brille aujourd’hui.
C’est une belle journée d’hiver, fraîche mais joyeuse, chargée de promesses
- y compris celle de ne rien faire. Assise sur mon lit, le dos
confortablement enfoncé dans de moelleux oreillers, je fais face à la porte
vitrée ouverte sur notre petit balcon-terrasse. Un vent frais me caresse le
visage, tandis que j’écris ces lignes. Le soleil d’hiver inonde la chambre,
dessine des motifs lumineux sur les murs. Les corvées quotidiennes sont
faites. Le frigo est rempli, un parfum de lessive se répand dans
l’appartement, le parquet resplendit. Ancrée dans
l’instant, je me sens étonnamment bien. Un petit bonheur tout simple, comme
il en existe tant d’autres… S’ajoute à mon ravissement la promesse d’un
jour de repos, demain. Les inquiétudes qui habituellement m’empoisonnent me
semblent tout à coup dérisoires. Je suis pétrie de contradictions,
d’éternelles questions, d’inquiétudes chronophages, mais je m’en moque.
Sublime, la détente colonise progressivement mes cellules encore crispées.
Je me ris de moi-même. Une exaltation agréable, voluptueuse me gagne. Pop
art. Couleurs. Joie. Rires. Je m’évade. Disparais dans un grand splash de couleurs criardes. Par-delà
les tracas, j’entame le chant des possibles.
***
C’est long, l’hiver…Tous les ans,
à échéance, ces trois mots se rappellent amèrement à moi. Le temps se
distord et la saison blanche semble s’étirer à l’infini. Trou noir
saisonnier. Il n’y aura peut-être pas d’après-février. Mon état d’esprit
fait écho à ces pensées moroses. Il me semble que la société moderne nous
presse, nous bouscule, nous écrase, nous opprime, nous assujettit.
Métropolis. Je refuse de n’être en ce monde qu’un simple citron,
consommable parmi les consommables. Au-dessus de ma tête, un nuage
d’affliction me poursuit. Mes pensées ne sont que désolation. Je me lamente
de ne pas être à la hauteur de mes ambitions rocambolesques. Agrégats
synaptiques au contours incertains. Monstrueux gratte-ciels cérébraux. Ils
m’étouffent, me dévorent. Car, comme je l’ai déjà dit, je veux être
extraordinaire. Le banal m’effraie et sa perspective me hante. Seulement
voilà, je ne sais pas quoi faire de ces appétits de grandeur, dont la
raison d’être m’échappe. L’idée même de devoir exercer un métier pendant
quarante ans me terrorise. J’imagine que seule la vocation offre l’illusion
de se dérober à cette obligation, mais une telle inclination me fait
défaut. Mes projets, versatiles, butinent au gré de mes intérêts, sans se
projeter clairement dans l’avenir.
Dans le ciel, les contrastes
s’attirent et se repoussent dans un étonnant spectacle d’ombre et de
lumière. La nuit descend. Chargé de bourrasques, l’air se fait menaçant.
« Le vent se lève, il faut tenter de vivre (5) ».
Je tente justement de lui faire face mais il repousse mes assauts. M’empêche
d’avancer. Me renvoie à mon insignifiance. Les ombres étendent leurs bras.
Avancent leurs griffes. Je sens que le ciel est sur le point de déverser
des torrents de larmes encore contenues en une bruine légère. Ce paysage
désolé fait écho à ma tristesse intérieure. La pression m’écrabouille,
m’assassine. Ce ne sont pas des gouttes qui se brisent sur mon manteau,
mais de minuscules lames d’acier qui me transpercent.
D’un coup, je revois les orages au
chalet. J’ai toujours aimé l’orage, mais la montagne amplifie tous les
bruits, toutes les lumières. Elle offre aux éléments une arène grandiose et
impitoyable. Redoutables gladiateurs, le chaud et le froid s’affrontent
dans un duel époustouflant. Les nuages étendent leur ombre apocalyptique.
Les contours des cimes illuminées déchirent brièvement l’obscurité
profonde, tandis que des éclairs farouches balaient sauvagement le ciel.
Ils sont d’un jaune éclatant, mais l’ombre qui embrase la montagne,
l’espace d’un instant, oscille entre fuchsia intense et violet électrique.
Trouée répétée dans les ténèbres. La nature se déchaîne, déverse sans
retenue sa rage purificatrice. Assise sur la terrasse de la grange du Père
Couard, j’assiste à la démonstration de sa toute-puissance. Je suis aux
premières loges, seule dans le noir. J’ai sept ans et je sais que mon
grand-père viendra bientôt s’asseoir près de moi. Ensemble, nous
regarderons le dernier acte. Des torrents d’eau se déversent à présent sur
la route. Le froid et l’humidité transpercent ma chair comme les éclairs
zèbrent le ciel. Il fait si noir. Les oiseaux ont cessé leur habituel
babillage et on n’entend plus que le grondement sourd du tonnerre
surgissant de la nuit. Tout n’est que violence. Une sauvagerie nue et sans
entraves, magnifique et effrayante à voir. Ce
déchaînement furieux m’apaise, emporte au loin ma propre colère de ne pas
être assez. Je me sens à ma place dans ce tableau furieux. Pas de filtres
ni faux-semblants. Seulement le vrai. Le juste. Un feu d’artifice sans
artifice qui révèle la brutalité de mon âme nue. La
lumière vacillante de ma fidèle lampe torche perce les ténèbres. Je
frissonne en mon « phare » intérieur. Les secondes deviennent
des minutes, les minutes deviennent des heures. Et puis, le roulement se
fait plus lointain. Enfin apaisé, le ciel ravale son courroux, portant
l’espoir fragile d’un lendemain ensoleillé.
…
Ainsi s’achève l’hiver.
©Ambre
Limousi
Notes
(1)
Apollinaire, Poèmes à Lou, 1947
(2)
Simone Veil, Il restera de toi…
(3)
D’après
Racine, Andromaque, Acte V, scène
1, monologue d’Hermione : « Le perfide triomphe
et se rit de ma rage / Il pense voir en pleurs dissiper cet orage / l croit
que, toujours faible et d’un cœur incertain / Je parerai d’un bras les coups de l’autre main ».
(4)
En référence à la chanson It’s
raining men, The Weather
Girls, 1982.
(5)
Paul Valéry,
Le cimetière marin, 1920.

(Photo de
l’auteure)
|