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Janvier-Février 2021

 

 

 

Le chant des possibles.

« …torrents de mots indomptés au gré des quatre saisons »

(1ère partie)

 

par Ambre Limousi

(*)

 

Photo reproduite de la page FaceBook de l’auteure

 

 

J’ai besoin d’un carnet pour noter mes pensées. Je veux coucher cette déferlante d’idées sur le papier, les capturer pour qu’elles se figent à la pointe de mon crayon et s’en aillent tournoyer loin de ma boîte crânienne…. Les plus belles, mais aussi les moins belles. J’ai appris à aimer le moche, de toute façon le beau ne saurait exister sans lui. Quand j’étais petite, mon animal préféré était le cochon. La créature me semblait mal aimée, méjugée, et je devais réparer cette injustice. J’y mettais un point d’honneur.

 

Bref, j’ai besoin de renouer avec la créativité, l’état de nature. Libérer mon esprit. Mais sans y penser. Simplement me débarrasser de ce flot incessant de divagations et rêveries en tout genre… avant que mon cerveau ne devienne une Atlantide. Je m’égare. (Je suis d’ailleurs toujours fascinée par le fait que nous puissions penser à des choses qui semblent ne rien vouloir dire). Mais je veux retrouver mon inspiration, utiliser mon imagination… Et me voici assise là. Sans autre livre que mes pensées, à contempler la valse des canards sur le lac.

 

Et je pense, encore, à ce cahier qu’il me faut. Parce que oui, je ressens le besoin, au lieu des touches d’un clavier, de tenir entre mes mains un beau carnet. Prendre le temps de tracer ces mots à la main, sentir l’odeur du papier neuf, tourner les pages, les unes après les autres… Bien sûr, ceci n’est pas vraiment un journal. L’objet précité est bien ennuyeux, franchement. Tenir un journal est, selon moi, une nécessité, qui ne trouve pleinement sa justification que dans l’extraordinaire et le palpitant. Quel intérêt de consigner quelques faits et déplacements d’ordre primaire du type : « Aujourd’hui, j’ai fait les courses. Tout a commencé ce matin, quand j’ai réalisé que je n’avais plus de lait… » ou même : « Je n’ai rien fait de spécial aujourd’hui. La journée a été calme… » ? Des pages et des pages de « métro, boulot, dodo ». Et encore, on pourrait même estimer que la Covid-19 a réduit cette trinité à un simple diptyque : « Boulot, Dodo ». Je trouve bien plus intéressant de faire simplement céder le barrage de mes pensées. Laisser couler ces torrents de mots indomptés au gré des quatre saisons. C’est le but de ce cahier que j’appelle de mes vœux. Un exutoire sauvage. Des réflexions brutes, jetées à la volée sur le papier, sans objectif. Fixées cependant dans une forme d’éternité.

 

Mes pensées s’envolent encore vers d’autres horizons. Je dois reconnaître que cela fait du bien d’écrire. Sans réfléchir, juste capturer tout ce qui me passe par la tête… et il m’en vient beaucoup et dans tous les sens. Mais plutôt qu’une cacophonie, je préfère y voir une valse, un tourbillon. Parfois même, plusieurs pensées me viennent en même temps, et même si elles semblent a priori éloignées les unes des autres, elles sont liées par un fil global - la toile de ma pensée : un truc, qui fait penser à un truc, qui fait penser à un truc…

 

Ça y est, je l’ai ! Tout droit sorti de la papeterie. Ultime rempart contre la technologie. Aaah, comme c’est bon d’écrire, enfin, dans un vrai carnet, à la reliure souple, qui sent bon le papier neuf et l’encre de mes mots. Bon pour les yeux, bon pour le cœur, bon pour la tête. Comme il me tarde de noircir ces pages. Telle une pieuvre, je m’apprête à jeter mon encre à la face du monde. Splash !

 

 

Chant I : L’hiver endure

 

(Photo de Gertrude Millaire)

 

« La nuit descend

On y pressent

Un long destin de sang » (1)

 

J’ai toujours aimé l’hiver. La nuit descend dès 17h, et je me fonds en elle. Cela me « cache », me « libère ». J’aime déambuler aux heures crépusculaires. Alors que l’été nous révèle, avec ses longues journées chaudes et ensoleillées, l’hiver nous avale et nous dissimule. D’ailleurs, j’espère pouvoir m’exposer un peu le prochain été. En ville, à la piscine, ou même, pourquoi pas, à la mer. Mais pour l’instant l’hiver me convient. J’espère que nous aurons de la neige.

 

D’ordinaire, je suis excitée dès la fin du mois d’octobre par la perspective des fêtes à venir. Cette année pourtant, les étincelles tardent à se manifester. Mes pensées refusent de pétiller, rechignent à troquer l’écœurement contre une chatoyante euphorie. Repoussées dans les méandres de ma vie d’adulte, elles se dérobent à mon imagination, refusent de nourrir mon inspiration. Je me rends compte à quel point je traînais depuis longtemps une anxiété et un stress qui dévoraient mon espace vital et dont je ne parvenais plus à me délester. À quel point j’avais besoin d’un peu de temps pour moi, aussi. Pour penser à tout… et à rien. Il me faut réapprendre la patience. « Vivre le présent, en apprenant du passé pour construire l’avenir ! ».

 

En fait, j’ai beaucoup pensé à la mort ces derniers temps. La peur du vide, peut-être ? C’est étrange, je ne l’avais encore jamais vue comme ça. Je n’avais encore jamais vraiment eu peur de vieillir. Je n’ai que 28 ans. Ou déjà 28 ans. C’est peut-être l’hiver… les arbres nus, la nature en sommeil. La fin d’un cycle et l’annonce d’un renouveau à venir. Mais pour nous ? Je me demande si je préfèrerais être enterrée ou incinérée. Je crois que j’ai peur de la terre. D’y pourrir lentement, sachant que mes ossements reposeront à jamais dans le noir humide (ou au moins tant que mes descendants penseront à renouveler la concession). Cette pensée me rend claustrophobe. Une urne, c’est laid, mais il me semble quand même préférable d’être réduite à un volume minimal. Pourquoi pas, même, dispersée aux quatre vents. Il n’y a aucun mal à disparaître complètement, physiquement. Le contraire pourrait presque me sembler orgueilleux. « Il restera de toi ce que tu as semé. Que tu as partagé aux mendiants du bonheur. » (2) En plus, l’objet pourrait faire penser à une lampe magique. Poussière de moi, réveilleras-tu ton génie ?

 

***

 

Janvier s’éveille à peine… Aujourd’hui, Sylvain m’a envoyé une photo du chalet. Il y pose seul, dans son manteau de neige immaculée que l’on devine épaisse et soyeuse. On croirait même entendre le silence, comme si l’appareil photo l’avait également enregistré. La nature se repose. En attendant la première pousse… Ce paysage enneigé me rappelle que j’aime le froid. J’aime avoir un peu froid, le genre qui vous hérisse une chair de poule très fine… un doux frisson qui me signale que je suis vivante et qui stimule mon esprit en même temps que mon corps. J’aime la lumière blanche des jours où, la température approchant le zéro, on ne s’étonnerait pas de voir tomber quelques flocons. Je sors. Mes joues rosissent déjà. En même temps, la morsure du froid imprime sur mon visage un picotement discret. Je retiens ma respiration quelques secondes, et j’expire des ronds de buée dans l’air glacé. En 2021, je penserai d’abord à moi.

 

Mes pensées se précisent au gré des pas incertains qui me conduisent au hasard à travers la ville-parc. Je crois que je sais pourquoi j’aime être seule. Je fuis le regard d’autrui car j’ai peur d’être, enfin, percée à jour. Quelqu’un pourrait s’apercevoir que je ne suis ni brillante ni intéressante ou encore cultivée… Je suis une coquille vide qui s’échine à paraître. Un imposteur. Cette attitude de rejet me colle à la peau comme une moule sur un rocher et ma propre dureté m’afflige. Flirtant avec l’absurde, je ne parviens pas à être simplement moi-même, sans me tourmenter – quel que soit mon interlocuteur, qui manifestement n’y est pour rien. Ravagé par la honte, mon esprit est inconsolable.

 

***

 

Je suis fatiguée aujourd’hui, énervée par mon manque de patience. J’aimerais avoir d’autres sentiments, mais je ne ressens que du dégoût pour celui qui me ronge. L’impatience, peut-être même l’intolérance. Quelqu’un est venu gentiment nous aider à effectuer quelques travaux dans notre salle de bains. Quelqu’un de si gentil, drôle et généreux. Pas compliqué ni perturbateur, qui dort sur le canapé depuis trois jours, sans faire d’histoires. Mais je veux récupérer mon chez moi. C’est le quatrième jour. J’exècre ces pensées honteuses, phagocytrices de matière grise. J’essaie de faire bonne figure, sans y parvenir je crois. Leurs cruels tentacules m’arrachent à toute bonté. Glissant vers des abîmes trop connus, je m’interroge : y a-t-il encore du meilleur en moi ? Quelqu’un d’autre réagirait-il de la même façon ? Et si je n’étais, au fond, pas quelqu’un de gentil ? Même le chant des oiseaux, postés haut sur les cimes des arbres dégarnis, ne parvient pas à m’apaiser et je sens mon visage grave et fermé. Je tente de brouiller les pistes, fais semblant d’être concentrée. Puis je me raisonne, non sans peine : après tout, l’exagération n’est-elle pas parfois nécessaire pour évacuer ? D’autant que je sais, au fond, ce qui me tracasse véritablement.

 

Je veux être parfaite. En tous points. Parfaitement parfaite. Je ne saurais dire suffisamment à quel point cet énoncé a rythmé ma vie. Ma propre idée de la perfection - physique, morale et intellectuelle - autant que celle qui m’a été inculquée, imprégnant mon esprit jour après jour. Polypore mental bien démoralisant. Toujours est-il que j’ai longtemps appelé cette perfection de mes vœux, tout en tâchant d’accomplir les efforts que j’estimais nécessaires pour en toucher du doigt les plus glissants aspects. Je commence tout juste à lâcher du lest. J’imagine que c’est ce qu’il me fallait pour m’envoler enfin, telle une montgolfière délestée de ses lourds paquets. « A chaque jour suffit sa peine ». C’est ce qu’on dit. Mais il me semble qu’à chaque jour suffit aussi sa récompense. Nul besoin de réaliser l’extraordinaire dix fois par jour. Pourtant, j’ai encore, bien souvent, le sentiment que mon histoire ne mérite pas d’être racontée. Il m’arrive même de douter du simple fait d’avoir une histoire à raconter. Et parfois, je ne suis même plus certaine d’avoir les ressources pour me précipiter dans l'inconnu, relever de nouveaux défis. L’approbation est une chose fragile. Suspendue à la raison telle une soie d’araignée. « Ah ! Ne puis-je savoir si j‘aime ou si je hais ». La mésestime triomphe et se rit de ma rage. Elle pense voir en pleurs dissiper cet orage ; Elle croit que, toujours faible et d'un cœur incertain, Je parerai d'un bras les coups de l'autre main… (3)

 

Sans doute devrais-je cesser de m’accrocher à mon « destin exceptionnel », concept dont j’ai finalement admis qu’il se bornait à un idéal naïf, tout en ne pouvant me résoudre à le laisser s’en aller complètement. Indécrottable lueur d’optimisme. Dans le fond, sait-on jamais… L’idée est trop belle. Certains y arrivent bien, après tout. Grattant sous la surface, je m’imagine révélant des trésors enfouis, refusant sobrement d’en rester à ce que je suis. Je me demande par exemple si j’aurais eu le courage de rejoindre la résistance, pendant la seconde guerre mondiale. Être capable d’aider les autres, au prix peut-être de ma propre vie. J’espère férocement que j’aurais pu faire preuve d’autant de courage et d’abnégation. Mais comment savoir ? Il me semble que parfois, la bravoure se révèle dans l’urgence d’une situation. Le socle de nos valeurs pour seule boussole, nous nous surprenons alors, sans y penser, à faire des choses dont nous ne nous saurions jamais cru capables. Le monde est de toute façon plein de petits héros du quotidien, invisibles et tranquilles. Comme ils ne cherchent pas la reconnaissance à tout prix, il n’est pas rare de passer à côté d’eux sans les remarquer. Mais il me semble que le monde est tout aussi rempli de gens bien qui font parfois de mauvaises choses et même de gens pas bien du tout ! Nos choix s’érigent-ils en juges de notre nature ? Oh ! Puisse mon cœur peser autant que la plume.

 

***

 

Ô rage, ô désespoir ! En ce triste matin, deux gros boutons se livrent bataille pour remporter ma joue. Fort heureusement, le reste de mon visage demeure frais et pur. En plus, j’ai horreur du rouge, trop tranchant avec mon teint de rose blanche. J’espère que les vilains, rongés par le remords de leur odieux affront, auront le bon goût de s’en aller sans laisser de traces… Je me réjouis déjà de leur renoncement.

 

En attendant, je me glisse dans mon imperméable. Je rabats ma large capuche. J’enfile mes gants. Saute dans mes bottes. Rendue anonyme par cet accoutrement, qui sied aux jours pluvieux, je suis prête à braver les éléments. Point de foule à fendre, je sais que je serais seule, à la faveur des précipitations. Surtout avant la sortie d’école. Et même alors, les gens se hâteront de rentrer chez eux, fourmillement de parapluies et de capuches séduites par la promesse du sec. Mais moi, je veux être dehors. Je suis même tentée de laisser l’eau ruisseler sur mon visage tandis que je poursuis mon chemin. Tant pis si je me retrouve trempée. Je n’aurais qu’à me faire couler un bain chaud en rentrant. Ah, le plaisir de lire dans un bain… Je pourrais même ouvrir la fenêtre, stratégiquement placée au-dessus de la baignoire. J’apercevrai les arbres bordant la copropriété. J’observerai la vapeur s’échapper, tel mon esprit s’évadant au gré des pages. 

 

Lire. Ce mot de quatre lettres contient tous les possibles, toutes les promesses. Ouvre tous les horizons. Élève notre esprit vers l’infini. Nous fait réfléchir, parfois même nous bouleverse ou, pas de chance, nous ennuie… À chaque étape de la vie, la littérature que l’on peut apprécier change, évolue. Un bon livre peut être méjugé s’il tombe entre les mains d’un lecteur qui n’est pas prêt à l’accueillir. Après tout, le fruit mangé trop tôt n’est pas gorgé de sucre, mais dur, sec, acide… Déjà, quand j’étais petite, pas très populaire à l’école - non pas que je ne l’eusse d’ailleurs jamais cherché - je me réfugiais dans les livres. Eux, au moins, avaient le mérite extrême de stimuler mon intellect, réveiller mes aspirations, nourrir mon imagination. Eux me permettaient de me découvrir, trouver mon chemin comme tant de personnages avant moi. Et maintenant, je me surprends à écrire. L’exercice me force à me souvenir. Le français regorge de jolis mots dont je me fâche, souvent, de les avoir oubliés. Ils me viennent parfois dans une autre langue - surtout en anglais. À l’oral, il m’arrive d’ailleurs très souvent de me sentir plus à l’aise en anglais qu’en français, pourtant ma langue maternelle. La substituant au profit d’une autre, je me dérobe, d’une certaine façon, au jugement de mon interlocuteur. Je suis moi-même, sans devoir être tout à fait moi. Derrière ces mots étrangers, je m’exprime plus librement, me dévoile tout en restant cachée. Mais je n’aime pas tellement parler. Je préfère écrire. Personne ne me dit que j’écris trop vite et je demeure seule détentrice des secrets de mon magma cérébral. La parole est traîtresse. Dans le secret de l'écriture, je suis un volcan, qui a cessé de contenir son éruption. La lave de mes idées se répand sur le papier.

 

Parfois, j’imagine même mes pensées comme de petits monstres tâches d’encre, grignotant les pages de mon beau carnet. Splish par ici ! Splosh par-là ! Gare au blanc ! Les tâches investissent l’espace… Il y a les grosses, celles qui s’en vont difficilement, celles aux formes rigolotes, les tests de Rorschach, les belles tâches bien propres… Se saisissant de mon stylo, elles écrivent leurs mots, les rayent, en essayent d’autres. Je ne cherche pas à les effacer. Ces mots, ce sont aussi les miens. Je suis responsable de ce qu’ils cherchent à dire. En y pensant, je décide justement d’effectuer un petit test de Rorschach. J’en trouve un proposant dix images. Jusque-là tout va bien. Je m’amuse à les regarder, une par une, réagissant instinctivement à ce que les tâches m’évoquent. Bien sûr, que des symboles positifs. Une chauve-souris/papillon par ici, deux femmes qui dansent par là… Puis je m’aperçois que le site que j’ai trouvé mentionne aussi des acceptions « à éviter ». Les deux femmes qui dansent deviennent par exemple un cadavre gisant. Je n’ose y croire. La noirceur de certains esprits me met mal à l’aise. Quels tourments faut-il avoir endurés pour imaginer des choses pareilles ? Pire encore, puisque j’ai maintenant pris connaissance de ces images négatives, je les vois aussi. Horreur. Je ferme cet affreux onglet et me repens de ma mauvaise idée.

 

Plus tard, ne parvenant pas à trouver le sommeil, j’ouvre grand la fenêtre. La fraîcheur de la nuit m’arrache un doux frisson. Humant l’air nocturne, je lève mon regard vers le ciel. La lune est pleine. Elle forme un cercle juste et parfait, tranchant avec son fond d’ébène. Reine de l’obscurité. De combien d’hommes a-t-elle nourri l’inspiration, depuis la nuit des temps ? Je ne peux m’empêcher de me le demander…

 

***

J’aime me réveiller aux aurores. L’aube a pour moi quelque chose d’indescriptible. Un caractère particulier, à la dimension presque sacrée, nourrit ces heures où les ombres n’ont pas encore complètement cédé au jour. J’ouvre la fenêtre, face au grand marronnier et j’écoute les bruits de la nuit qui s’achève. L’obscurité exacerbe les chants du matin naissant. Une petite chouette hulule. J’aperçois déjà quelques perruches, touches de vert joyeux dans les arbres nus. Le jour ne se lèvera pas avant plusieurs heures et je ne peux m’empêcher de penser que l’hiver engloutit la lumière dans une cadence infernale. Les journées semblent si courtes ! Ah ! Le soleil daigne enfin darder ses rayons. Alors que la lumière, entrant à flots dans mon bureau, m’arrache un instant à mon écran, j’ai l’impression de contempler la vie, qui m’invite à savourer quelque breuvage matinal… Mais je m’égare, encore, et j’ai oublié mon idée première. Celle qui, à dessein d’être ici notée, m’a fait chercher stylo et carnet, alors que je m’apprêtais à colorier des mandalas, dans un moment de détente.

 

Je me sens d’humeur à me promener, comme si la marche, le vent, la solitude, pouvaient graisser les rouages de ma créativité, malmenée par le productivisme. Et me voilà, encore une fois, au bord du lac. Comme j’aime vivre au Vésinet ! Toute cette verdure m’apaise et me calme, et les cancans des canards invitent mon esprit à la rêverie. Il ne fait pas froid aujourd’hui. Les oiseaux chantent. L’eau frémit sous la caresse légère du vent. Marcher m’a toujours détendue. Moins de stress, plus de moi. Je songe à la montagne. Au chalet. Mes plus belles pensées m’ont été inspirées par cet endroit, encore magnifiquement sauvage et préservé. De vraies valeurs, une certaine rudesse, la solitude aussi (rendue toute relative par la proximité immédiate avec la nature). L’homme, si petit, dans la montagne, immense, immortelle. Humilité. La vie, simplement, en phase avec l’univers. Dépouillée des passions qui composent l’activité humaine. Belledonne adorée et ses chemins maintes fois parcourus, réellement ou en pensées. Le bleu sombre d’une ancolie sauvage, près de la Sitre. Je respire. J’avance. Un effort constant qui se suffit à lui-même comme récompense. Le chemin parcouru, comme une métaphore de la vie. Vibrant(e). Avec ses hauts et ses bas, ses petits bonheurs, ses déceptions et ses passages à vide, ses instants d’éternité… Je choisis de ne pas descendre au bord du lac, et je continue vers le col de la Sitre pour rallier la passerelle du Mousset en contrebas. J’ai changé de versant. Le ravin des excellences se dresse devant moi. Ma randonnée m’emmènera au lac blanc.

 

Je ne fais plus qu’un avec la montagne. Grondement des trois cascades, froissement de l’herbe haute et de l’exubérant rumex, murmure du vent, crissement des pierres sous mes pas. Tiens, une pensée pour les collègues effleure mon esprit : un jour, à la cantine, alors que la discussion s’orientait vers la signification du « karma », nous avions estimé que la réincarnation en pierre, sous un glacier, condamnée à s’éroder pour l’éternité sous les pas des randonneurs allemands (allez savoir ce que la nationalité avait à y voir), n’était pas un sort enviable. Confrontée au matériau dans son environnement, je ne peux m’empêcher de confirmer notre verdict et formule une autre pensée, émue, pour les juges perspicaces que nous fîmes. À force de pérégrinations intellectuelles - mon sens pratique me maintenant néanmoins sur le sentier adéquat - j’ai effectué sans m’en apercevoir le reste du chemin. Coupée du monde, livrée aux éléments, je contemple l’infini. Ou est-ce l’infini qui me contemple ? Eau turquoise, habillée par endroits de fines plaques de glace. Touches de neige, comme du sucre glace. Je savais que la magie existait en ce monde. Je ne suis rien. Elle est tout.

 

***

 

Rien ne me ravit autant que la lumière de montagne. À l’aube naissante, dans la fraîcheur du matin, alors que la rosée ne s’est pas encore évaporée, ou encore masquée par une nappe de brouillard portée par le vent… Mais par-dessus tout, les jours de grand beau temps, au coucher du soleil. Belledonne, si coquette, se pare alors de rose vif, quelques instants durant. Spectacle éphémère et unique. Magistral. Les contours des cimes, dernières à s’éteindre, se découpent encore un moment sur le ciel, avant le grand plongeon dans les ténèbres. En contrebas, les sapins sont depuis longtemps endormis dans l’obscurité. Même la nuit est belle. Le noir est plein. Entier. Profond. Porte ouverte sur notre monde intérieur. Que faisons-nous lorsque toutes les lumières s’éteignent et que nous nous retrouvons seuls dans le noir ? Face à nos instincts les plus terrifiants, nos désirs les plus secrets. Est-ce là, dans l’antichambre de nos propres ténèbres, que se révèle la personne que nous sommes, au fond ? Quoiqu’il en soit, ce noir ne m’effraie pas. Parce que je le connais bien. J’ai vu les sentiments les plus sombres en veille dans le secret de mon cœur. Mais je sais qu’il me suffit de lever les yeux pour contempler la voûte étoilée. Étonnant, comme il suffit d’apercevoir une seule étoile pour ensuite repérer toutes les autres, comme si elles s’allumaient une par une sous l’effet de notre regard. Miroir de la conscience. Les constellations scintillent d’un éclat argenté… C’est miraculeux. Grandeur. Beauté. Vérité. Un moment qui compte, ancré dans le présent, temps qui se suffit à lui-même quand on prend le temps de l’apprécier. Et puis le processus s’inverse. Clair-obscur. L’aube remplace la nuit. Le cycle se répète, éternel, rythmé par la course tranquille du temps.

 

En cet instant, je me rends compte, de plus en plus, que je m’efforce de tout faire vite. Je m’entête, même si je n’ai rien de prévu « après ». Et je fais, souvent, plusieurs choses en même temps. Pourtant, c’est long une journée. Cela contient largement assez d’heures pour réaliser tout un tas de choses, les unes après les autres, quand on en a envie. Par exemple, me reconnectant à ma session après la pause déjeuner, je viens de passer à deux doigts d’écrire ici le code envoyé sur mon portable pour me permettre de me connecter à Microsoft Teams. Un moment plus tard, le vent emporte mes tourments, balaie mes incertitudes. Debout sur le pont, je contemple la ville. Cinquante nuances de gris. L’air embaume le feu de cheminée, promesse d’un moment de sérénité, à l’abri des turpitudes de l’existence. Je regarde les gouttelettes qui rebondissent sur la surface du lac, imprimant de petits ronds dans l’eau. Prendre le large un instant. Oublier le temps.

 

Alors que j’écris ces mots, je réalise que je croirais presque entendre le tic-tac de l’horloge. Emporté par cet élan tel un skieur inexpérimenté lancé à vive allure sur une piste noire, mon esprit ne peut s’empêcher d’ajouter à la suite une troisième onomatopée. Toc ! Et justement, j’en ai plusieurs… ils me collent à la peau et je ne sais plus comment m’en débarrasser. Je ne suis même plus sure qu’il le faille, car ils me rongent depuis si longtemps que j’ai peur de ne plus être tout à fait moi-même sans eux. Une idée somme toute ridicule, parce qu’en plus, ils sont évolutifs. Un TOC en remplace un autre, preuve de leur inutilité fondamentale. Mais le rituel perdure. Pourtant, c’est si fatiguant, strictement inutile et illusoire de penser qu’il ne peut rien m’arriver si je me lave les mains dès que j’ai touché un objet (encore que, peut-être ai-je été visionnaire, sur ce coup-là) ou si je compte dans ma tête, un cycle sacré que je ne peux révéler et que je renouvelle sans cesse. Pourquoi s’entêter quand on sait qu’on a tort ? Le TOC a ses raisons que la raison ignore…. Mystère et paradoxe.

 

***

 

Les idées m’ont réveillées à 7h39. Dehors, il fait encore tout noir. Pour ne pas déranger Ben, qui dort encore, j’attrape mon carnet et me glisse à la cuisine pour noter… J’aime semer les graines de mes pensées avant de m’endormir pour leur permettre de pousser dans l’oubli de la nuit. Je me tiens prête, au matin, à en ramasser les fruits, sans discrimination ni exigences de calibre. Fruits pourris, je prends aussi ! Mais aujourd’hui, je m’éveille en poésie. Car il me semble que ce sont des vers qui m’ont arrachée aux bras de Morphée. En classe de terminale, j’ai eu un professeur de français extraordinaire. C’est elle qui m’a fait apprécier la poésie, fenêtre sur un univers parallèle où tout est à déchiffrer, à interpréter. Je m’y découvre, encore aujourd’hui, des sensibilités nouvelles. Ici, tout est symbole. Le soleil se lève enfin, timidement, déchire les ténèbres comme le café le voile de brume dans mon esprit encore engourdi… Heures prolixes. Mon cerveau s’emballe tel un jeune étalon dont je me dois de réprimer l’ardeur. Après tout, c’est un jour de repos. Une nappe de blanc semble descendre du ciel. Il ne neige pas, mais le thermomètre affiche zéro. Je savoure mon matcha latte en me délectant de la mousse légère et soyeuse, du mélange parfaitement homogène obtenu grâce à mon nouveau mousseur à lait. Aux bons ouvriers, les bons outils. Bien au chaud, dans ma robe de chambre, si douce, je suis prête à m’évader en pensée, encore une fois. Encore dix fois. Il ne se passe pas un jour sans que je rêve d’ailleurs. Un ailleurs en particulier tisse la toile de mes songes éveillés. Il n’y a pas de mal à n’avoir qu’une seule source d’inspiration, tant qu’elle est intarissable. 

 

Je ne connais pas le chalet en hiver. Le sentiment de solitude doit y être absolu. L’humidité insupportable. Je me demande si, comme au Vésinet, on entend le chant des oiseaux, ou si l’endroit est plongé dans le silence, comme si la neige étouffait tous les sons. J’imagine la vue depuis la fenêtre du grenier. Les montagnes, qui ont revêtu leur manteau d’hiver, disparaissent sous une pellicule de blanc, mais j’arrive tout de même à distinguer leurs contours familiers. En face, planté sur le Rocher de l’Homme à 1950 m d’altitude, le refuge Jean Collet semble complètement avalé, englouti. Pourtant construit sur un éperon saillant, il est presque invisible à un œil profane. Nichés au creux des glaciers, les lacs doivent être couverts de glace, si tant est qu’ils ne disparaissent pas également sous la poudreuse. Les animaux alpins ont déserté, reclus bien à l’abri dans leurs tanières. Il fait si froid. Ce paysage, d’une magnificence farouche, est à double tranchant. Comme il doit sembler effrayant quand le soleil est caché….

 

***

 

De douloureux souvenirs, que je m’efforçais de garder enfouis, remontent à la surface… Je songe à les retenir et même les renvoyer dans le néant dans un élan dédaigneux d’occultation mémorielle. Mais je ne peux m’y résoudre. Je ne veux pas y songer, mais il est trop tard. J’ai dit que je noterais mes pensées les plus laides - celles dont je ne veux pas parler - et je dois m’y tenir, portant mon effort de sincérité à son paroxysme. J’y gagnerai au moins la satisfaction d’avoir persévéré dans ma démarche, malgré le sentiment anxiogène qui me saisit, noyant mes mots dans la mélasse. « Résidu sirupeux ». Cette définition colle exactement à ce qui me vient à l’esprit… Car j’ai pratiqué le patinage jusqu’à l’écœurement. Sans espoir de retour. Mais comment évoquer avec justesse ce qui représente encore aujourd’hui l’engagement de plus de la moitié de ma vie ?

 

C’était ma passion. Conquérante et bouillonnante. Portée par cet idéal de grâce, d’équilibre et de beauté - qui reste à mes yeux le plus beau sport du monde - j’ai patiné plusieurs heures par jours, pendant plus de dix ans. Je n’avais jamais été mue par quelque chose d’aussi grand. J’y mettais toute mon âme et toute ma volonté. C’était mon rêve et il n’y avait de place, en mon cœur, pour aucun autre. Le patin dévorait mon être entier. Chaque respiration ne présidait qu’à l’accomplissement de mon rêve.

 

Et puis, je me suis laissée happer progressivement par le regard des autres. Ma confiance en moi s’est abîmée dans ce miroir déformant jusqu’à dissolution complète. Aujourd'hui encore, ce manque d’estime demeure mon unique regret. Le plaisir est devenu contraint, la joie forcée, l’entrainement un sacrifice de tous les instants. Le souffle qui animait mon corps et mon esprit s’est éteint, rongé par la prison de glace qui a étreint mon cœur. La magie s’en est allée. Le feu sacré m’a abandonné. Le rêve s’est finalement dissipé, déchiré et je me suis éveillée dans un océan d’exigences et de douleur, pourtant toujours agrippée à son ombre rapiécée. Mais je me suis accrochée. J’ai réalisé mon rêve de participer aux Championnats du monde. Cette dernière année a été la plus dure. Tous les matins dès mon réveil, comptant les heures qui me séparaient de l’entraînement, l’envie m’étreignait de pleurer à chaudes larmes… Les sentiments si complexes et contradictoires que m’inspirent aujourd’hui le sport sont difficiles à expliquer. Je suis comme un enfant qui s’est goinfré de sucreries jusqu’à ne plus pouvoir ne serait-ce que penser à une glace sans sentir la nausée poindre… Je crois que c’est ce qu’on appelle un rejet. Après tout, amour et haine ne seraient que les deux faces d’une même pièce… Je n’ai même pas pris la peine d’emporter mes patins dans notre nouvel appartement et mes médailles restent cachées tout au fond d’un tiroir que je n’ouvre jamais. Je ne veux pas les voir. Ils me rappellent une époque révolue. Plus qu’une page tournée, un livre fermé et rangé, à présent poussiéreux. Mais je ne regrette rien. C’était mon rêve. Ce simple énoncé suffit à tout justifier.

 

D’ailleurs, je ne peux renier complètement ce sport, dont la pratique a influencé si profondément ma personnalité, mon mode de fonctionnement, mon exigence et mes valeurs morales. Une co-construction efficace, dont je suis malgré tout très fière. Je ne veux pas non plus prétendre que je ne suis pas reconnaissante. Je le suis. Vraiment. Notamment car le patin m’a donné mes plus belles amitiés. Mais il m’a coûté beaucoup - ainsi qu’à mes parents d’ailleurs. Quand j’ai arrêté il y a huit ans, je pensais que rien ne me permettrait de revivre des sentiments aussi intenses, que je ne retrouverai jamais d’autres projets aussi porteurs. Je n’avais plus de grande idée à laquelle me raccrocher. Plus d’envie à me projeter dans de nouveaux objectifs à atteindre. J’ai longtemps traîné ma peine, une fois encore, de ne pas avoir été « assez » dans ce qui représentait tout pour moi. Et puis, le temps effaçant tous les maux, je me suis relevée, tout doucement. J’ai compris que je n’avais pas à avoir honte. Je suis une championne. Je l’ai mérité. J’espère que mes mots dissiperont à jamais les cauchemars qui me hantent encore, trop souvent. La glace explose alors en mille cristaux acérés qui viennent se planter dans mon cœur comme des shurikens. Mon éternel hiver intérieur.

 

*** 

 

Un nouveau jour, qui aurait sans doute préféré rester endormi, se lève péniblement. C’est un jour gris. La couleur du banal, certes élégant dans un intérieur, rassurant dans un contexte professionnel, mais morne et triste pour qualifier le temps. J’allais écrire « le vivant » mais je me suis rappelée à temps qu’il existait tout un tas de beaux animaux gris, comme les souris, les éléphants ou encore certains chats, pour ne citer que ceux-là. Ayant moi-même la chance de profiter de la compagnie de l’un d’entre eux, mon erreur eût été impardonnable. En réalité, j’en ai même trois, mais un seul est concerné par le raisonnement susmentionné (même si la nuit, tous les chats sont gris). Je songe à la petite boule de poils qui se glisse contre moi lorsque je m’apprête à m’endormir. Couchée en chien de fusil, je la sens ronronner très fort, tout contre mon ventre. Bonheur. Mais j’aurais le temps d’y penser plus tard. L’heure tourne, le devoir m’appelle.

 

Il est 5h54. Je me glisse dans la cuisine pour me faire chauffer de l’eau : tout matin qui se respecte commence par une boisson chaude. Attrapant fièrement notre nouvelle casserole miniature intégrant un petit bec verseur, je m’émeus de tant de praticité. Mais l’outil se révèle pour moi d’un maniement trop complexe. Il se joue de ma maladresse, alors que l’eau chaude se répand également dans et hors ma tasse. J’aurais pu faire attention, mais je me suis hâtée. Je suis une impatiente chronique. Dans mon bureau, mon ordinateur m’attend, prêt à travailler. J’ouvre la fenêtre. Mon cerveau a besoin d’air. Il commence à pleuvoir - constat météorologique récurrent ces derniers temps - mais les oiseaux offrent tout de même leur chant à l’aube. Ici, on les entend partout et tout le temps. Un pépiement délicieux, qui fait vibrer l’esprit. Goûtant une première gorgée, je m’amuse de constater que je n’appartenais pas au clan fermé des « buveurs de café » avant de commencer à travailler. Café-travail. Association d’idées et aliénation liquide. Désormais, à peine assise dans la voiture aux alentours de 5h20, je songe à la machine du bureau. Celle du 6ème étage. Je me félicite d’arriver plusieurs précieuses minutes en avance à la seule fin de sentir son mauvais arabica couler dans ma gorge. Bureau, café. Un lieu, une odeur, une saveur.

 

***

 

Je méprise les « jours de rien », où mon inspiration demeure perdue dans les méandres tortueux de mes neurones les plus reclus. Insaisissables, les mots m’échappent. Je m’enlise, comme un voyageur pris au piège de sables mouvants. Mon cerveau affiche une erreur 404. Les secondes passent. Ma volonté terrassée par la perspective d’entreprendre, je reste figée. Une chape de honte s’abat sur moi, telle l’écume blanchâtre sur les vagues tourmentées… Je tolère difficilement ces instants de néant, culpabilisant de ma procrastination.

 

La pluie se remet à tomber. Je décide de sortir pour une promenade de dépit, expédition punitive à mon inactivité. Il pleut donc, et je suis dehors, et l’égoïsme des passants m’interpelle et m’agresse. Je n’avais pas réalisé que « parapluies » et « courtoisie » étaient des antonymes. Pourquoi, en effet, la plupart des gens tenant en main ledit objet ont-ils la fâcheuse manie de se rendre imperméables au monde entier, n’hésitant pas à éborgner d’innocents passants tels des chevaliers disputant une joute féroce ? Combien de fois ont-ils failli m’avoir… Pallier ce manque de savoir-vivre requiert une vigilance de tous les instants. L’erreur n’est pas permise. Mon incursion dans le monde extérieur me force en outre à un autre constat. Comme les gens sont tristes ! Certes, un rideau de pluie s’abat sur le monde, mais rien ne devrait servir de prétexte à l’ennui, au manque d’envie, au morne vague à l’âme. Mon casque vissé sur les oreilles, je chante et danse à l’intérieur. Le rythme m’envahit, et même si je ne dois rien laisser paraître aux yeux du monde extérieur, puisque l’usage exige un comportement « normal » - ou au moins normé - j’oublie tout. Le quai de la gare et ses voyageurs pressés disparaissent dans une farandole de couleurs. Le disco est un merveilleux antidote au moral fatigué ! Especially when it’s raining men. (4)

 

Bercées par la cadence de la pluie autant que par la musique dans mes oreilles, mes pensées suivent leur cours. Moi aussi, je suis musicienne. Je me demande si cet état transparaît dans mes écrits. Capturées dans un élan instinctif, mes phrases empruntent-elles plutôt au binaire ou au ternaire ? Y-a-t-il une structure, une récurrence, un rythme, caché en filigrane, qui rend la lecture fluide et agréable ? Mes mots me viennent d’abord par l’ouïe : je les entends murmurer à mon oreille et m’empresse de les coucher sur le papier comme sous la dictée. Je suis d’ailleurs fascinée par ces lignes littéralement surgies du néant. En quête de sens, les mots se suivent et s’assemblent dans un périlleux exercice acrobatique, tels des funambules suspendus au vide. Mes pensées ne sont ni sublimes ni extraordinaires et je n’ai à leur offrir qu’un quotidien cousu d’affligeantes banalités (« Je me suis levée à 5h30 et j’ai pris un café avant d’allumer mon ordinateur »). Je leur jette férocement en pâture mes pensées les plus lamentables. Mobilisant toute mon habileté, je tente néanmoins de magnifier chaque instant. L’inutile est pour moi source d’une angoisse sans cesse renouvelée, mais inexorablement, les mots transforment l’anodin en exercice de style. Preuve que même l’ordinaire peut être accompli avec prestance.

 

***

 

Je ne parviens pas à m’évader aujourd’hui. Mon esprit reste prisonnier de ce crâne parfois trop lourd à porter et me revoilà, à penser encore à de vieilles pensées (je crois que c’est ce qu’on appelle « ressasser », et je dois bien reconnaître que j’excelle en la matière). Adulte. Voilà le constat de mon état. Un statut qui, en cet instant, m’évoque l’ombre du Mordor. Pourtant, ce fait établi a longtemps survolé mon esprit sans daigner s’y établir. Il m’arrive d’ailleurs assez régulièrement de me considérer encore comme une petite fille, soumise à l’autorité des autres - les adultes - nécessairement plus grande que la mienne. L’affirmation de soi est certes un long voyage, mais je m’en veux de ne pas être plus assertive, meilleure oratrice, de manquer de tout trait de caractère selon moi constitutif du « véritable adulte ». Il me semble qu’un livre du type : « Être adulte pour les nuls » pourrait m’être utile. Le fol espoir que je ne serais sans doute pas la seule m’arrache un sourire timide. Mais pourquoi donc faut-il que je maintienne ma conscience constamment occupée, épuisant mon énergie inutilement ? Suis-je ce qu’on appelle « un esprit tourmenté » ou est-ce, finalement, une forme d’intelligence ? J’ose me le demander. Une chose me paraît toutefois indiscutable : la bonne fée qui s’est penchée sur mon berceau m’a fait don de réflexion. Au bord d’un gouffre de morosité, auquel m’arrache la perspective d’un travail stimulant - une synthèse sur Joe Biden pour un important client européen - je glisse un œil au-dehors.

 

Subitement, me voici plus excitée qu’un enfant le matin de Noël ! Je n’ose prononcer le mot de peur de briser l’enchantement : neige… Cette belle surprise repousse au loin tous mes tracas. Mon attention se morcelle instantanément en milliers de petits flocons, qui tombent sur le monde avec indifférence. Nous sommes le 16 janvier. Il est 12h37. Tant pis pour le déjeuner, j’enfile en toute hâte mon pull couleur de neige. Comme il me tarde d’entendre le crissement caractéristique de ce blanc manteau sous mes pas. Je sais qu’il vaudrait mieux laisser mon carnet bien au chaud à la maison, mais je le glisse malgré tout dans ma poche. Je veux vivre avec lui ce moment tant attendu. C’est étrange, la neige sent la mer ! Fermant les yeux, je pourrais presque me croire en Bretagne, perchée sur la pointe d’une falaise balayée par un vent féroce. Mes bottes dessinent derrière moi la trace de mes pas. J’ai presque l’impression d’être suivie, moi qui préfère éviter les empreintes des autres promeneurs pour tracer symboliquement mon propre chemin. Je m’accroupis pour écrire ces mots à l’abri d’un arbre encore touffu, mais mes doigts sont engourdis et ma calligraphie en pâtit. Peu importe. Je suis une panthère des neiges. Les flocons redoublent d’intensité. La neige tiendra toute la journée.

 

***

 

Mes rêves ont été peuplés de cauchemars et je suis d’une humeur exécrable. Pourtant, j’ai dormi longtemps. Mais je m’éveille avec un sentiment étrange d’échec et je me sens mal à l’aise, sans trop savoir pourquoi. C’est un matin difficile. L’effort de rassembler mes pensées me coûte autant que si elles s’étaient éparpillées pendant la nuit aux quatre coins du monde. Je n’ai pas la patience d’entreprendre un tel voyage. En cet instant, je ne suis que brouillard. Profitant de la faiblesse induite par ma fatigue, d’anciens démons reviennent me tourmenter. Je me demande si, la semaine dernière, ou même hier encore, j’ai dit ce qu’il fallait, fait ce qui s’imposait… Je me remémore même tout un tas de moments passés à me poser sans répit la même question, dans une déclinaison que Racine lui-même aurait sans doute apprécié : « Ai-je été nulle ? Suis-je nulle ? Serais-je nulle ? » Mais enfin ! À quoi bon ? Rien n’y fait. Dédaignant le bon sens, ignorant la raison, ma conscience s’obstine. Enfin, un rayon de soleil se fraie un chemin à travers mon esprit confus, éclaire mes élucubrations et parvient finalement à me tirer de ma torpeur. La perspective d’une promenade à vélo m’apparaît soudain. Révélation. Je veux pédaler à perdre haleine, gorgeant mes poumons d’oxygène et mon cerveau de sérotonine. J’espère semer mes doutes par la même occasion.

 

***

 

Le soleil brille aujourd’hui. C’est une belle journée d’hiver, fraîche mais joyeuse, chargée de promesses - y compris celle de ne rien faire. Assise sur mon lit, le dos confortablement enfoncé dans de moelleux oreillers, je fais face à la porte vitrée ouverte sur notre petit balcon-terrasse. Un vent frais me caresse le visage, tandis que j’écris ces lignes. Le soleil d’hiver inonde la chambre, dessine des motifs lumineux sur les murs. Les corvées quotidiennes sont faites. Le frigo est rempli, un parfum de lessive se répand dans l’appartement, le parquet resplendit. Ancrée dans l’instant, je me sens étonnamment bien. Un petit bonheur tout simple, comme il en existe tant d’autres… S’ajoute à mon ravissement la promesse d’un jour de repos, demain. Les inquiétudes qui habituellement m’empoisonnent me semblent tout à coup dérisoires. Je suis pétrie de contradictions, d’éternelles questions, d’inquiétudes chronophages, mais je m’en moque. Sublime, la détente colonise progressivement mes cellules encore crispées. Je me ris de moi-même. Une exaltation agréable, voluptueuse me gagne. Pop art. Couleurs. Joie. Rires. Je m’évade. Disparais dans un grand splash de couleurs criardes. Par-delà les tracas, j’entame le chant des possibles.

 

***

 

C’est long, l’hiver…Tous les ans, à échéance, ces trois mots se rappellent amèrement à moi. Le temps se distord et la saison blanche semble s’étirer à l’infini. Trou noir saisonnier. Il n’y aura peut-être pas d’après-février. Mon état d’esprit fait écho à ces pensées moroses. Il me semble que la société moderne nous presse, nous bouscule, nous écrase, nous opprime, nous assujettit. Métropolis. Je refuse de n’être en ce monde qu’un simple citron, consommable parmi les consommables. Au-dessus de ma tête, un nuage d’affliction me poursuit. Mes pensées ne sont que désolation. Je me lamente de ne pas être à la hauteur de mes ambitions rocambolesques. Agrégats synaptiques au contours incertains. Monstrueux gratte-ciels cérébraux. Ils m’étouffent, me dévorent. Car, comme je l’ai déjà dit, je veux être extraordinaire. Le banal m’effraie et sa perspective me hante. Seulement voilà, je ne sais pas quoi faire de ces appétits de grandeur, dont la raison d’être m’échappe. L’idée même de devoir exercer un métier pendant quarante ans me terrorise. J’imagine que seule la vocation offre l’illusion de se dérober à cette obligation, mais une telle inclination me fait défaut. Mes projets, versatiles, butinent au gré de mes intérêts, sans se projeter clairement dans l’avenir.

 

Dans le ciel, les contrastes s’attirent et se repoussent dans un étonnant spectacle d’ombre et de lumière. La nuit descend. Chargé de bourrasques, l’air se fait menaçant. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre (5) ». Je tente justement de lui faire face mais il repousse mes assauts. M’empêche d’avancer. Me renvoie à mon insignifiance. Les ombres étendent leurs bras. Avancent leurs griffes. Je sens que le ciel est sur le point de déverser des torrents de larmes encore contenues en une bruine légère. Ce paysage désolé fait écho à ma tristesse intérieure. La pression m’écrabouille, m’assassine. Ce ne sont pas des gouttes qui se brisent sur mon manteau, mais de minuscules lames d’acier qui me transpercent.

 

D’un coup, je revois les orages au chalet. J’ai toujours aimé l’orage, mais la montagne amplifie tous les bruits, toutes les lumières. Elle offre aux éléments une arène grandiose et impitoyable. Redoutables gladiateurs, le chaud et le froid s’affrontent dans un duel époustouflant. Les nuages étendent leur ombre apocalyptique. Les contours des cimes illuminées déchirent brièvement l’obscurité profonde, tandis que des éclairs farouches balaient sauvagement le ciel. Ils sont d’un jaune éclatant, mais l’ombre qui embrase la montagne, l’espace d’un instant, oscille entre fuchsia intense et violet électrique. Trouée répétée dans les ténèbres. La nature se déchaîne, déverse sans retenue sa rage purificatrice. Assise sur la terrasse de la grange du Père Couard, j’assiste à la démonstration de sa toute-puissance. Je suis aux premières loges, seule dans le noir. J’ai sept ans et je sais que mon grand-père viendra bientôt s’asseoir près de moi. Ensemble, nous regarderons le dernier acte. Des torrents d’eau se déversent à présent sur la route. Le froid et l’humidité transpercent ma chair comme les éclairs zèbrent le ciel. Il fait si noir. Les oiseaux ont cessé leur habituel babillage et on n’entend plus que le grondement sourd du tonnerre surgissant de la nuit. Tout n’est que violence. Une sauvagerie nue et sans entraves, magnifique et effrayante à voir. Ce déchaînement furieux m’apaise, emporte au loin ma propre colère de ne pas être assez. Je me sens à ma place dans ce tableau furieux. Pas de filtres ni faux-semblants. Seulement le vrai. Le juste. Un feu d’artifice sans artifice qui révèle la brutalité de mon âme nue. La lumière vacillante de ma fidèle lampe torche perce les ténèbres. Je frissonne en mon « phare » intérieur. Les secondes deviennent des minutes, les minutes deviennent des heures. Et puis, le roulement se fait plus lointain. Enfin apaisé, le ciel ravale son courroux, portant l’espoir fragile d’un lendemain ensoleillé.

 

 

Ainsi s’achève l’hiver.

 

©Ambre Limousi

 

Notes

(1)      Apollinaire, Poèmes à Lou, 1947

(2)      Simone Veil, Il restera de toi

(3)      Daprès Racine, Andromaque, Acte V, scène 1, monologue dHermione : « Le perfide triomphe et se rit de ma rage / Il pense voir en pleurs dissiper cet orage / l croit que, toujours faible et dun cœur incertain / Je parerai dun bras les coups de lautre main ».

(4)      En référence à la chanson It’s raining men, The Weather Girls, 1982.

(5)      Paul Valéry, Le cimetière marin, 1920.

 

(Photo de l’auteure)

 

 

(*)

 

Ambre LIMOUSI est née à Paris en 1992. Titulaire d’un Master en Sciences politiques, elle est passionnée par les langues et a étudié en Europe, aux Etats-Unis et en Chine. Les livres ont nourri très tôt son amour des mots. Aujourd’hui, sa plume lui permet d’exprimer sa sensibilité et faire entendre sa voix tout en se dérobant subtilement au regard du monde. Instinctive, sa prose emprunte à la poésie, explore les sentiments, distille l’absurde, flirte avec l’humour. Ambre est également chanteuse et pianiste. 

 

***

Cette toute jeune auteure aurait pu – dû – figurer dans notre rubrique découverte « Terra incognita ». Ces pages tout juste sorties de son carnet saisonnier – les dernières, fraîches de quelques jours seulement – représentent, une fois mises à disposition de nos lecteurs sur le site de Francopolis, son début absolu en littérature.

Je lui prédis une vie entière à passer dans les eaux et les terres des lettres, tant le talent, l’intelligence, l’imagination, l’(auto)ironie, la maîtrise des mots et des tournures de pensée, l’inventivité, le sens du détail qui fait sens, l’enregistrement de la fine chromatique des perceptions et micro-événements intimes, en jouant sur l’interface intérieur/extérieur, les glissements de plans, la sincérité non feinte, la liberté enfin de se laisser aller à l’improvisation sans complexes et à la découverte de soi – celle-ci, toujours fertile, toujours pleine de détours imprévus, parfois même destinale – font de cette écriture de début bien plus qu’une promesse : une certitude.

Je me suis décidée à lui ouvrir plutôt la rubrique « Suivre un auteur », parce que cette coulée hivernale s’annonce déjà sur quatre saisons – nous aurons donc par la suite, comme dans un feuilleton d’aventures intérieures, un printemps, un été et un automne, écrits et publiés en temps réel – et parce qu’il est heureux de pouvoir suivre, dès ses tout premiers pas, le cheminement d’un nouvel auteur. Sois la bienvenue en Francopolie, chère Ambre !

D.S.

 



Ambre Limousi

Janvier-février 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1 mars 2002