Margot Garnier essaie d’éteindre en
elle le feu de la colère qui l’oppresse depuis trop longtemps. Peu lui
importent les conséquences. Tout ce qui compte vraiment, c’est sa
délivrance.
C’est maintenant ou jamais qu’elle
peut trouver en elle la force de se l’avouer.
Elle aurait dû s’en parler depuis
longtemps. S’en faire l’aveu. Mais il est des choses qu’il est difficile de
se dire. Oh, ce n’est pas que ce soit important à faire. Des tas de gens
vivent toute leur vie avec ce goût amer au fond de la gorge ! En
s’ignorant eux-mêmes, en refoulant leurs désirs. Mais il est temps pour
elle de voir la réalité en face : elle déteste son frère. Elle le
hait depuis le jour de sa naissance, chaque jour davantage.
Aujourd'hui, cette
haine l'étouffe. Elle n'a plus qu'une envie, serrer son cou frêle de bambin
jusqu'à ce qu'il tombe inerte, définitivement hors d'état de nuire. Elle
sent qu’elle doit le faire, ce soir. C'est décidé. Tout doit reprendre sa
place initiale.
Elle se sait née d’un amour secret et
interdit.
Sa mère, alors qu’elle vivait seule
dans son petit studio, unique logement qu’elle pouvait se permettre alors
qu’elle était étudiante, avait rencontré son géniteur, professeur de
violon. Elle était tombée éperdument amoureuse de lui. Il avait trente sept ans, elle n’en avait que vingt. C’était un
homme marié. Il s’amusait d’elle. La grossesse de sa maîtresse l’avait
ennuyé profondément, au point qu’il s’en était lassé dès les premières rondeurs. Elle
avait donc élevé son enfant seule, avec beaucoup d’amour et une abnégation
quasi-totale. Fruit de l’adultère ? Et alors ! Ça ne l’empêchait
pas d’être une bonne fille ! D’aimer sa mère bien plus que son petit
frère ne pourrait jamais l’aimer !
… Roulée en boule sur le côté, les
yeux fixes, la tête tournée vers le mur, Margot se raconte sa vie abjecte
d’adolescente grugée.
Maman et moi, nous ne faisons qu’une.
Pourquoi a-t-elle trompé mon amour ? Qu’est ce qui l’a poussée à faire
une connerie pareille ? Il y a de cela deux ans, elle a rencontré Marc.
J’ai tout de suite senti le danger. Sa présence entre nous me hérisse. Je
ne l’aime pas, il n’a rien à foutre ici, je le déteste. Il s’est immiscé
entre nous, puis s’est infiltré dans la chambre de maman, a rampé dans son
ventre où il s’est implanté. Il en est sorti une immondice, un objet mou et
geignard, qu’ils couvent tous deux comme un diamant. Cette horreur qu’ils
appellent « mon frère ». Marc est un sale rat : je le hais
de toutes mes forces. Je ne peux pas le supprimer, non ! Mais son
rejeton, pas de problème : ça le détruira,
Marc ! Pensez ! Son précieux fils ! Sa gloire ! Ah !
Ah ! Ah ! C’est ce qu’on va voir !
Je n’ai rien demandé moi. J’étais
très bien comme ça. Rien que maman
et moi. On était bien ! On n’avait pas besoin de ce type ! Avant
lui, il n’y avait que moi qui comptais pour elle. Et voilà ce bébé entre
nous maintenant ? Ce machin qui l’accapare ? Je ne peux pas
comprendre pourquoi elle m’a fait ça. Elle m’a trahie. J’ai envie de nous
tuer, toutes les deux.
A
quoi va servir ma vie, maintenant ?
Sans son sourire et cette lumière
qu’il y avait dans ses yeux quand elle me regardait, plus rien ne
m’intéresse.
Il parait qu’à treize ans, je suis grande.
Grande ? Alors que je me sens perdue ? Que mon cœur saigne ?
Et que tout le monde s’en fout ? Grande ?...
Moi, en tout cas, personne ne m’aura
jamais ! Personne ! Aucun de ces garçons ne posera ses sales
pattes sur moi. Ils me dégoûtent. Ils me dégoûtent tous, autant qu’ils
sont.
Je ne comprends vraiment pas pourquoi
maman s’est laissé avoir une seconde fois : Qu’espère-t-elle ?
Elle pleurera, elle pleurera une nouvelle fois, à cause de ce type. Voilà
tout ce qu’elle en tirera, de cet amour-là. Et ce môme ! Ah ! Ce
sale gamin qui m’empêche de dormir, avec son début de bronchiolite, la
respiration sans cesse gênée par son petit nez encombré et sa toux de
phoque.
Mon « petit
frère » !!!! Tu parles…
Moi, je sais bien pourquoi cet enfant
est venu. C’est pour prendre ma place. Je dégoûte maman. Réglée depuis peu,
je le sais bien que je suis sale. Et maman doit le penser aussi. Je ne suis
plus sa petite fille, mon corps subit une métamorphose monstrueuse. Je me
sens laide et repoussante. C’est sûrement à cause de ça. J’ai déçu maman.
Pourquoi je ne peux pas redevenir son bébé ?
Elle ne m’a rien reprochée bien sûr, elle est si douce, maman.
Pourtant, je suis sûre que c’est à cause de l’arrivée de mes premières
règles, parce que c’est au même moment qu’elle a rencontré Marc. Ce sale
profiteur. Ah, celui-là, je me délecterais en le supprimant. C’est un
lâche, au regard sournois, toujours en train de m’épier.
Comme si sa présence ne suffisait pas à me gâcher la vie, il
m’a imposé la naissance de son fils, ce petit démon flasque.
Seul son sang lavera ma haine.
Aujourd’hui, Marc a dépassé les bornes. En rentrant de l’école
plus tôt que prévu, je l’ai trouvé le nez dans mon cahier. Le journal que
je tiens depuis cinq ans pour raconter mes joies, mes colères et mes
déceptions. Où je colle toutes ses photos à elle, tour à tour souriante
puis soucieuse. Marc, ce porc immonde, a souillé mon jardin secret, sans
honte !
Quand il m’a vue plantée derrière lui en train de l’observer,
il a sursauté. Je me suis enfuie jusqu’à la cuisine où elle préparait le
biberon du petit gueulard. Autrefois si attentive, elle m’a lancé un regard
qui m’a glacé le cœur. A cet instant précis, la
solution de mes maux m’est apparue d’un seul coup, brillante et
définitive : supprimer le fautif, le puant responsable de la fatigue
de maman et de son agacement. Je devais le faire avant qu’elle ne m’efface
complètement de son cœur et de ses projets.
J’ai tourné les talons sans dire un mot, tandis que Marc me
bousculait pour se précipiter dans la cuisine afin de donner sa version
d’immonde menteur à ma pauvre mère, esclave de ce porc lubrique.
« Toujours dans
les jambes de ta mère, petite peste ! », a-t-il lancé.
Cette ultime insulte a aiguisé ma volonté. J’ai senti que je
devais le faire immédiatement. J’aurais dû y penser plus tôt. Quelle sotte
j’avais été ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard et que maman oublie
ces intrus pour redevenir comme avant, ma maman douce, dévouée à moi seule.
Comment exécuter mon projet ? Tuer le gosse serait
facile, il était si faible ! C’était juste une boule de chair écoeurante. Cela prendrait à peine une minute. Sa mort
détruirait son père. Personne ne saurait rien, jamais.
Quant à maman, elle
oublierait ce bébé. Elle ne devait pas l’aimer vraiment. Elle était
toujours si fatiguée ! Il lui prenait tellement de temps !
Le grand couteau de
boucher, caché au fond du tiroir, celui qu’il m’interdisait de toucher
(laisse ça, Margot, t’es tellement maladroite, tu
serais foutue de te blesser) ce serait l’arme idéale ! Je
l’enfoncerais d’un coup sec dans son ventre grassouillet.
Mais ce crime-là, de cette façon- là, me séparerait
définitivement de maman. On me mettrait en prison, ou en maison de
correction. Ou chez les enfants fous, peut-être ?
Chez les fous… J’y suis déjà ! La seule chose raisonnable
serait la mort du petit Paul.
Après tout ! Ce n’est jamais qu’un simple retour en
arrière ! Comme on rembobine une cassette. Juste comme ça.
Margot a pris sa décision. Paul n’a que deux mois : A cet âge-là, plein de bébés meurent subitement. Ils
oublient de respirer, c’est tout. Ce n’est pas très compliqué à masquer, la
mort d’un nouveau né.
Encore quelques heures. Attendre que rien ne bouge. Se glisser
dans la chambre du bébé, l’oreiller à la main. Attendre. Juste un peu.
Maman est fatiguée. Tellement fatiguée ! Si fatiguée qu’elle glisse
souvent un biberon de lait à portée de la petite bouche goulue, en espérant
dormir un tout petit peu plus longtemps.
« Ce n’est pas raisonnable de faire ça, pouffe Margot. Le
bébé pourrait s’étouffer ! Une gorgée mal avalée et hop ! Plus de
braillard ! »
Tout semble calme. Tout le monde dort. Margot s’approche du
berceau. Paul se réveille, ou peut-être ne dormait-il pas ? Il la
regarde de ses yeux de porcelaine et esquisse un sourire
reconnaissant.
« Petit salopard.
Tu vas voir si je te souris moi ».
Le visage durci par son besoin de vengeance, Margot plaque
l’oreiller de plumes de toutes ses forces sur le visage du bébé.
Longuement. Avec résolution. Il a l’air de lutter longtemps. Ce n’est pas
si facile. Plus il gigote et plus sa haine gronde. Son sang bout, ses
tempes et son cœur vont exploser.
« Allez, crève, mais crève ! »
Enfin. Il ne bouge plus.
Il est apaisé.
Margot reprend son souffle. Elle n’ose pas retirer l’oreiller
de la tête du bébé. On ne se sait jamais ? Il n’est peut-être pas
encore vraiment mort ???
Finalement, elle se détache du berceau. Bon. Ça va. Tout est
en ordre. Il faut juste regonfler un peu tout ce qui a été raplati.
Remettre le biberon comme avant. Coucher le bébé sur le ventre, la tête
dans le petit oreiller. La lui couvrir avec le drap à moitié relevé. Voilà.
Tout va bien.
Margot retourne dans sa chambre en baillant. Comme elle se
sent bien ! La vie est vraiment belle. Presque tout s’arrange. Tout
s’arrange toujours. Il suffit juste d’y mettre du sien ! Elle tombe de
sommeil sur son oreiller qu’elle serre dans ses bras comme un nounours et
s’endort profondément, d’un sommeil de nouveau né.
Brusquement, Margot est tirée du lit par un long hurlement de
bête blessée. Maman ? Qu’est ce qu’il y a
maman ? MAIS QU EST-CE QUI SE PASSE ? C’est déjà le matin et
maman hurle :
« MARC ! PAUL NE VEUT PAS SE REVEILLER ! »
- Laisse-le dormir. Viens te recoucher. Pour une fois qu’on
s’est reposé une nuit complète. Viens te recoucher ma chérie. Laisse-le.
- JE TE DIS QUE CE N’EST PAS NORMAL DU TOUT !!!! Hurle
maman.
APPELLE LE DOCTEUR, LE SAMU, VIIIIITE !!!!!!
En deux secondes, Marc est près du berceau :
- OH MON DIEU ! Il a dû s’étouffer avec le biberon.
Et en plus il s’est retourné sur le ventre et a glissé sous ses
couvertures. C’est de ta faute ! Tout
est de ta faute. Tu n’aurais jamais dû laisser ce
biberon près de lui, engorgé comme il était ! Tu as tué
mon fils. Tu l’as tué ! Oh mon DIEU ! » Hurle Marc en se
laissant tomber sur les genoux.
Maman le regarde sans comprendre. Qu’est-ce qu’il dit ?
Mais qu’est-ce qu’il vient de dire ? Elle sanglote maintenant.
- Mon bébé ! Gémit-elle, mon pauvre petit
bébé ! »
Margot prend les choses en main. Elle doit être là pour maman.
Elle appelle le docteur, les pompiers. Puis, elle serre maman dans ses
bras. Marc n’a pas bougé. Au pied du berceau, il gémit comme un animal à
l’agonie. Il ne regarde même pas maman. Pour lui, c’est elle la responsable
de la mort de Paul.
Branle-bas de combat. En moins de deux, les pompiers sont là.
Le médecin arrive en même temps. On essaie de réanimer le bébé. En pure
perte. Le petit Paul est mort. Mort dans son sommeil. On déclare une « mort
subite du nourrisson »
« Vous savez, explique le médecin, la « Mort Subite
du Nourrisson » peut encore arriver à cet âge, et nous sommes en
hiver. Ne culpabilisez pas. Vous savez bien qu’il respirait mal avec sa
bronchiolite. Rien ne présageait une telle suite. Je suis désolé.
Profondément désolé. D’après son état il a dû mourir tôt dans la nuit.
Aucun de vous n’est responsable. Je suis obligé de proposer une autopsie
médicale cependant.
- C’est de sa faute à elle !
dit Marc, en pointant maman du doigt. On ne laisse pas un biberon dans le
lit d’un bébé. Et on ne le couche pas sur le ventre. Tout le monde sait ça.
C’est de sa faute. Elle me l’a tué. »
Maman sanglote, éperdue. Le docteur ordonne à Marc de se taire
et de sortir un peu de la pièce. Il fait une piqûre à maman pour la calmer
et l’endormir. Pendant ce temps, les pompiers emmènent le bébé à l’hôpital
pour l’autopsie.
Marc sort de la cuisine et hurle :
« Je vous interdis de le charcuter ! Ne touchez pas
à mon enfant ! C’est mon fils ! FOUTEZ- NOUS LA PAIX !!!
Puis il se tourne vers maman et Margot :
« Dès que tout est fini, je quitte cette maison, je ne
resterai pas une minute de plus ici. Vous êtes folles. Je ne veux plus
vivre avec vous ! Je ne veux plus vous voir ! Plus
jamais ! »
« Il est dingue, se dit Margot, froidement. Il est
cinglé. Complètement débile. »
Le docteur signe le certificat de décès sans mot dire.
Il faut coucher maman, elle va vraiment mal. Il lui fait une
ordonnance et promet de repasser en fin d’après-midi.
Marc accompagne le corps du bébé pour être sûr qu’on ne
pratique pas d’autopsie. Il a juste pris le temps de préparer un sac. Il a
décidé de retourner chez sa mère, dans le village d’à-côté.
« Ta mère est une inconsciente, lance-t-il à Margot en
partant. Je ne lui pardonnerai jamais ! »
Quinze jours ont passé. Le petit corps de Paul repose sous la
neige, au cimetière, maintenant. Marc est venu rechercher toutes ses
affaires, sans prononcer un seul mot. Maman dort. Elle dort tout le temps.
Elle est sous tranquillisants à forte dose. Il faut juste qu’elle se
repose.
Tout va bien. La vie a repris son cours normal. L’hiver mange
tout, la terre, les maisons, les soucis. Margot contemple la rue, le menton
appuyé sur ses deux poings collés ensemble. Lovée dans la tiédeur des
coussins, elle regarde les lourds flocons tomber lentement. La neige a
recouvert le monde de son linceul de pureté. La blancheur immaculée apaise
la nature, dans le calme et le silence retrouvé.
Margot aime l’hiver. Elle est heureuse.
©Marion
Lubréac
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