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Septembre-octobre 2022

 

 

Marion Lubréac : Margot

 

 

 

Margot Garnier essaie d’éteindre en elle le feu de la colère qui l’oppresse depuis trop longtemps. Peu lui importent les conséquences. Tout ce qui compte vraiment, c’est sa délivrance.

C’est maintenant ou jamais qu’elle peut trouver en elle la force de se l’avouer.

Elle aurait dû s’en parler depuis longtemps. S’en faire l’aveu. Mais il est des choses qu’il est difficile de se dire. Oh, ce n’est pas que ce soit important à faire. Des tas de gens vivent toute leur vie avec ce goût amer au fond de la gorge ! En s’ignorant eux-mêmes, en refoulant leurs désirs. Mais il est temps pour elle de voir la réalité en face : elle déteste son frère. Elle le hait depuis le jour de sa naissance, chaque jour davantage.

Aujourd'hui, cette haine l'étouffe. Elle n'a plus qu'une envie, serrer son cou frêle de bambin jusqu'à ce qu'il tombe inerte, définitivement hors d'état de nuire. Elle sent qu’elle doit le faire, ce soir. C'est décidé. Tout doit reprendre sa place initiale.

Elle se sait née d’un amour secret et interdit.

Sa mère, alors qu’elle vivait seule dans son petit studio, unique logement qu’elle pouvait se permettre alors qu’elle était étudiante, avait rencontré son géniteur, professeur de violon. Elle était tombée éperdument amoureuse de lui. Il avait trente sept ans, elle n’en avait que vingt. C’était un homme marié. Il s’amusait d’elle. La grossesse de sa maîtresse l’avait ennuyé profondément, au point qu’il s’en était lassé  dès les premières rondeurs. Elle avait donc élevé son enfant seule, avec beaucoup d’amour et une abnégation quasi-totale. Fruit de l’adultère ? Et alors ! Ça ne l’empêchait pas d’être une bonne fille ! D’aimer sa mère bien plus que son petit frère ne pourrait jamais l’aimer !

        

… Roulée en boule sur le côté, les yeux fixes, la tête tournée vers le mur, Margot se raconte sa vie abjecte d’adolescente grugée.

Maman et moi, nous ne faisons qu’une. Pourquoi a-t-elle trompé mon amour ? Qu’est ce qui l’a poussée à faire une connerie pareille ? Il y a de cela deux ans, elle a rencontré Marc. J’ai tout de suite senti le danger. Sa présence entre nous me hérisse. Je ne l’aime pas, il n’a rien à foutre ici, je le déteste. Il s’est immiscé entre nous, puis s’est infiltré dans la chambre de maman, a rampé dans son ventre où il s’est implanté. Il en est sorti une immondice, un objet mou et geignard, qu’ils couvent tous deux comme un diamant. Cette horreur qu’ils appellent « mon frère ». Marc est un sale rat : je le hais de toutes mes forces. Je ne peux pas le supprimer, non ! Mais son rejeton, pas de problème : ça le détruira, Marc ! Pensez ! Son précieux fils ! Sa gloire ! Ah ! Ah ! Ah ! C’est ce qu’on va voir !

Je n’ai rien demandé moi. J’étais très bien comme ça.  Rien que maman et moi. On était bien ! On n’avait pas besoin de ce type ! Avant lui, il n’y avait que moi qui comptais pour elle. Et voilà ce bébé entre nous maintenant ? Ce machin qui l’accapare ? Je ne peux pas comprendre pourquoi elle m’a fait ça. Elle m’a trahie. J’ai envie de nous tuer, toutes les deux.

A quoi va servir ma vie, maintenant ?

Sans son sourire et cette lumière qu’il y avait dans ses yeux quand elle me regardait, plus rien ne m’intéresse.

 Il parait qu’à treize ans, je suis grande. Grande ? Alors que je me sens perdue ? Que mon cœur saigne ? Et que tout le monde s’en fout ? Grande ?...

Moi, en tout cas, personne ne m’aura jamais ! Personne ! Aucun de ces garçons ne posera ses sales pattes sur moi. Ils me dégoûtent. Ils me dégoûtent tous, autant qu’ils sont.

Je ne comprends vraiment pas pourquoi maman s’est laissé avoir une seconde fois : Qu’espère-t-elle ? Elle pleurera, elle pleurera une nouvelle fois, à cause de ce type. Voilà tout ce qu’elle en tirera, de cet amour-là. Et ce môme ! Ah ! Ce sale gamin qui m’empêche de dormir, avec son début de bronchiolite, la respiration sans cesse gênée par son petit nez encombré et sa toux de phoque.

Mon « petit frère » !!!! Tu parles…

Moi, je sais bien pourquoi cet enfant est venu. C’est pour prendre ma place. Je dégoûte maman. Réglée depuis peu, je le sais bien que je suis sale. Et maman doit le penser aussi. Je ne suis plus sa petite fille, mon corps subit une métamorphose monstrueuse. Je me sens laide et repoussante. C’est sûrement à cause de ça. J’ai déçu maman. Pourquoi je ne peux pas redevenir son bébé ?

Elle ne m’a rien reprochée bien sûr, elle est si douce, maman. Pourtant, je suis sûre que c’est à cause de l’arrivée de mes premières règles, parce que c’est au même moment qu’elle a rencontré Marc. Ce sale profiteur. Ah, celui-là, je me délecterais en le supprimant. C’est un lâche, au regard sournois, toujours en train de m’épier.

Comme si sa présence ne suffisait pas à me gâcher la vie, il m’a imposé la naissance de son fils, ce petit démon flasque.

Seul son sang lavera ma haine.

Aujourd’hui, Marc a dépassé les bornes. En rentrant de l’école plus tôt que prévu, je l’ai trouvé le nez dans mon cahier. Le journal que je tiens depuis cinq ans pour raconter mes joies, mes colères et mes déceptions. Où je colle toutes ses photos à elle, tour à tour souriante puis soucieuse. Marc, ce porc immonde, a souillé mon jardin secret, sans honte !

Quand il m’a vue plantée derrière lui en train de l’observer, il a sursauté. Je me suis enfuie jusqu’à la cuisine où elle préparait le biberon du petit gueulard. Autrefois si attentive, elle m’a lancé un regard qui m’a glacé le cœur. A cet instant précis, la solution de mes maux m’est apparue d’un seul coup, brillante et définitive : supprimer le fautif, le puant responsable de la fatigue de maman et de son agacement. Je devais le faire avant qu’elle ne m’efface complètement de son cœur et de ses projets.

J’ai tourné les talons sans dire un mot, tandis que Marc me bousculait pour se précipiter dans la cuisine afin de donner sa version d’immonde menteur à ma pauvre mère, esclave de ce porc lubrique.

 « Toujours dans les jambes de ta mère, petite peste ! », a-t-il lancé.

Cette ultime insulte a aiguisé ma volonté. J’ai senti que je devais le faire immédiatement. J’aurais dû y penser plus tôt. Quelle sotte j’avais été ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard et que maman oublie ces intrus pour redevenir comme avant, ma maman douce, dévouée à moi seule.

Comment exécuter mon projet ? Tuer le gosse serait facile, il était si faible ! C’était juste une boule de chair écoeurante. Cela prendrait à peine une minute. Sa mort détruirait son père. Personne ne saurait rien, jamais.

 Quant à maman, elle oublierait ce bébé. Elle ne devait pas l’aimer vraiment. Elle était toujours si fatiguée ! Il lui prenait tellement de temps !

 Le grand couteau de boucher, caché au fond du tiroir, celui qu’il m’interdisait de toucher (laisse ça, Margot, t’es tellement maladroite, tu serais foutue de te blesser) ce serait l’arme idéale ! Je l’enfoncerais d’un coup sec dans son ventre grassouillet.

Mais ce crime-là, de cette façon- là, me séparerait définitivement de maman. On me mettrait en prison, ou en maison de correction. Ou chez les enfants fous, peut-être ?

Chez les fous… J’y suis déjà ! La seule chose raisonnable serait la mort du petit Paul.

Après tout ! Ce n’est jamais qu’un simple retour en arrière ! Comme on rembobine une cassette. Juste comme ça.

 

Margot a pris sa décision. Paul n’a que deux mois : A cet âge-là, plein de bébés meurent subitement. Ils oublient de respirer, c’est tout. Ce n’est pas très compliqué à masquer, la mort d’un nouveau né.

Encore quelques heures. Attendre que rien ne bouge. Se glisser dans la chambre du bébé, l’oreiller à la main. Attendre. Juste un peu. Maman est fatiguée. Tellement fatiguée ! Si fatiguée qu’elle glisse souvent un biberon de lait à portée de la petite bouche goulue, en espérant dormir un tout petit peu plus longtemps.

« Ce n’est pas raisonnable de faire ça, pouffe Margot. Le bébé pourrait s’étouffer ! Une gorgée mal avalée et hop ! Plus de braillard ! »

 

Tout semble calme. Tout le monde dort. Margot s’approche du berceau. Paul se réveille, ou peut-être ne dormait-il pas ? Il la regarde de ses yeux de porcelaine et esquisse un sourire reconnaissant.

 « Petit salopard. Tu vas voir si je te souris moi ».

Le visage durci par son besoin de vengeance, Margot plaque l’oreiller de plumes de toutes ses forces sur le visage du bébé. Longuement. Avec résolution. Il a l’air de lutter longtemps. Ce n’est pas si facile. Plus il gigote et plus sa haine gronde. Son sang bout, ses tempes et son cœur vont exploser.

« Allez, crève, mais crève ! »

Enfin. Il ne bouge plus.  Il est apaisé.

Margot reprend son souffle. Elle n’ose pas retirer l’oreiller de la tête du bébé. On ne se sait jamais ? Il n’est peut-être pas encore vraiment mort ???

Finalement, elle se détache du berceau. Bon. Ça va. Tout est en ordre. Il faut juste regonfler un peu tout ce qui a été raplati. Remettre le biberon comme avant. Coucher le bébé sur le ventre, la tête dans le petit oreiller. La lui couvrir avec le drap à moitié relevé. Voilà. Tout va bien.

Margot retourne dans sa chambre en baillant. Comme elle se sent bien ! La vie est vraiment belle. Presque tout s’arrange. Tout s’arrange toujours. Il suffit juste d’y mettre du sien ! Elle tombe de sommeil sur son oreiller qu’elle serre dans ses bras comme un nounours et s’endort profondément, d’un sommeil de nouveau né.

Brusquement, Margot est tirée du lit par un long hurlement de bête blessée. Maman ? Qu’est ce qu’il y a maman ? MAIS QU EST-CE QUI SE PASSE ? C’est déjà le matin et maman hurle :

« MARC ! PAUL NE VEUT PAS SE REVEILLER ! »

- Laisse-le dormir. Viens te recoucher. Pour une fois qu’on s’est reposé une nuit complète. Viens te recoucher ma chérie. Laisse-le.

- JE TE DIS QUE CE N’EST PAS NORMAL DU TOUT !!!! Hurle maman.

APPELLE LE DOCTEUR, LE SAMU, VIIIIITE !!!!!!

En deux secondes, Marc est près du berceau :

- OH MON DIEU ! Il a dû s’étouffer avec le biberon. Et en plus il s’est retourné sur le ventre et a glissé sous ses couvertures.  C’est de ta faute ! Tout est de ta faute. Tu n’aurais jamais dû laisser ce biberon près de lui, engorgé  comme il était ! Tu as tué mon fils. Tu l’as tué ! Oh mon DIEU ! » Hurle Marc en se laissant tomber sur les genoux.

Maman le regarde sans comprendre. Qu’est-ce qu’il dit ? Mais qu’est-ce qu’il vient de dire ? Elle sanglote maintenant.

- Mon bébé ! Gémit-elle, mon pauvre petit bébé ! »

Margot prend les choses en main. Elle doit être là pour maman. Elle appelle le docteur, les pompiers. Puis, elle serre maman dans ses bras. Marc n’a pas bougé. Au pied du berceau, il gémit comme un animal à l’agonie. Il ne regarde même pas maman. Pour lui, c’est elle la responsable de la mort de Paul.

Branle-bas de combat. En moins de deux, les pompiers sont là. Le médecin arrive en même temps. On essaie de réanimer le bébé. En pure perte. Le petit Paul est mort. Mort dans son sommeil. On déclare une « mort subite du nourrisson »

« Vous savez, explique le médecin, la « Mort Subite du Nourrisson » peut encore arriver à cet âge, et nous sommes en hiver. Ne culpabilisez pas. Vous savez bien qu’il respirait mal avec sa bronchiolite. Rien ne présageait une telle suite. Je suis désolé. Profondément désolé. D’après son état il a dû mourir tôt dans la nuit. Aucun de vous n’est responsable. Je suis obligé de proposer une autopsie médicale cependant.

-  C’est de sa faute à elle ! dit Marc, en pointant maman du doigt. On ne laisse pas un biberon dans le lit d’un bébé. Et on ne le couche pas sur le ventre. Tout le monde sait ça. C’est de sa faute. Elle me l’a tué. »

Maman sanglote, éperdue. Le docteur ordonne à Marc de se taire et de sortir un peu de la pièce. Il fait une piqûre à maman pour la calmer et l’endormir. Pendant ce temps, les pompiers emmènent le bébé à l’hôpital pour l’autopsie.

Marc sort de la cuisine et hurle :

« Je vous interdis de le charcuter ! Ne touchez pas à mon enfant ! C’est mon fils ! FOUTEZ- NOUS LA PAIX !!!

Puis il se tourne vers maman et Margot :

« Dès que tout est fini, je quitte cette maison, je ne resterai pas une minute de plus ici. Vous êtes folles. Je ne veux plus vivre avec vous ! Je ne veux plus vous voir ! Plus jamais ! »

« Il est dingue, se dit Margot, froidement. Il est cinglé. Complètement débile. »

Le docteur signe le certificat de décès sans mot dire.

Il faut coucher maman, elle va vraiment mal. Il lui fait une ordonnance et promet de repasser en fin d’après-midi.

Marc accompagne le corps du bébé pour être sûr qu’on ne pratique pas d’autopsie. Il a juste pris le temps de préparer un sac. Il a décidé de retourner chez sa mère, dans le village d’à-côté.

« Ta mère est une inconsciente, lance-t-il à Margot en partant. Je ne lui pardonnerai jamais ! »

Quinze jours ont passé. Le petit corps de Paul repose sous la neige, au cimetière, maintenant. Marc est venu rechercher toutes ses affaires, sans prononcer un seul mot. Maman dort. Elle dort tout le temps. Elle est sous tranquillisants à forte dose. Il faut juste qu’elle se repose.

 

Tout va bien. La vie a repris son cours normal. L’hiver mange tout, la terre, les maisons, les soucis. Margot contemple la rue, le menton appuyé sur ses deux poings collés ensemble. Lovée dans la tiédeur des coussins, elle regarde les lourds flocons tomber lentement. La neige a recouvert le monde de son linceul de pureté. La blancheur immaculée apaise la nature, dans le calme et le silence retrouvé.

Margot aime l’hiver. Elle est heureuse.

 

©Marion Lubréac

 



Marion Lubréac

Septembre-octobre 2022

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002