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Automne 2024

 

 

Mireille Diaz-Florian.

 

Histoires brèves

 

 

 

Les glaïeuls

 

Lorsque j’ai vu pour la première fois la photo de fiançailles de Mariette et Joseph, elle trônait sur le buffet Henri II de la salle à manger. On disait en parlant de lui « le pauvre Jo ». Ce qualificatif servait alors à désigner un homme mort à la guerre. Joseph n’était pas mort à la guerre.

 

A côté de Mariette, il se tenait bien droit et fixait l’objectif d’un air tranquille. Je le découvrais comme on me l’avait décrit : un homme calme, dont la gentillesse faisait l’unanimité dans le bureau de poste où il travaillait. On disait aussi : « le Joseph c’est le portrait craché de son père, l’Émile, toujours prêt à rendre service… »

 

Mariette, elle, sur la photo, est exactement comme je l’ai connue, même si je l’ai connue beaucoup plus tard, lorsqu’elle était déjà vieille. Elle porte une robe de satin moiré dont l’ourlet raffiné et le bustier révèlent l’habileté d’une couturière. La toile peinte qui sert de décor chez le photographe, représente à merveille sa passion pour les fleurs.

 

Toute son enfance, elle avait aidé sa marraine à décorer les oratoires et les calvaires de la paroisse pour la procession du mois de Marie. Elle avait coupé tôt dans la matinée des brassées de fleurs, placées ensuite délicatement dans un grand panier où s’égouttait la rosée. Elle affectionnait les glaïeuls pour leur port élégant et la couleur délicate de leur calice.

 

Elle avait connu Joseph au mois de juin 1939. Elle faisait partie des filles qui sautent le feu, la nuit du solstice. Elle lui était quasiment tombée dans les bras, après avoir franchi d’un bond les braises du bûcher. Il avait ri. Ils avaient dansé sur la place. Les fiançailles auraient lieu en août de la même année, juste avant la mobilisation. Après l’armistice, Joseph rejoindrait les camarades du maquis. On attendrait la fin de la guerre pour se marier. 

 

Mariette n’a pas épousé Joseph. En juin 1944, la division Das Reich remonte vers le Nord. Jean est venu la voir chez sa mère. Ils ont parlé tard dans la nuit. Ils savent que la fin de la guerre est proche. Il l’a serrée fort contre lui. Il est parti. Arrêté le lendemain, Joseph a fait partie de la centaine de jeunes gens que les SS ont pendus aux balcons de la ville.

 

Mariette plus tard s’est mariée. Chaque année, pour la commémoration du 9 Juin, elle a aidé d’autres femmes à décorer les balcons d’une tresse de glaïeuls fraîchement coupés. 

 

©Mireille Diaz-Florian

 

 

Chanson de La Route Neuve

 

Ce sera une odeur oubliée, tenace.

L’odeur du bitume.

La vieille route a plié

Sous la masse de la pelleteuse.

 

Caterpillar ou John Deere.

On a oublié.

 

Quelques noisetiers en bordure

Ont frémi

De toutes leurs feuilles ouatées.

Toutes racines arrachées.

 

C’est le Jean qui conduit l’engin

Sur le chantier.

De la cabine, il toise l’horizon.

 

Le Progrès est arrivé. C’est pas trop tôt !

Au printemps.

Juste après l’eau courante sur l’évier.

Tous les vieux du village

Commentent l’événement.

C’était temps, tout de même, d’avoir La Route !

Le Jean les salue, le doigt sur la casquette.

 

Ce sera des bruits oubliés.

Les vieilles maisons ont vibré

De toutes leurs poutres noircies.

Quelques arbres ont hurlé

Sous les lames de la tronçonneuse.

 

Caterpillar ou John Deere.

On a oublié.

 

C’était le printemps. Déjà !

Le coucou avait chanté. 

C’est le Jean qui regarde les filles

Qui le regardent en souriant.

 

Les vieux disent qu’il ira loin,

Qu’il vaut mieux travailler à la route

Que couper du bois.

Ça rapporte.

Les femmes pensent qu’il ferait un beau parti.

On a tout regardé.

Tous les jours

Et même des semaines.

 

 

 

On a vu les pierres concassées,

Les graviers tassés,

Le bitume lissé.

La pelleteuse,

Le rouleau compresseur,

La goudronneuse

 

Caterpillar ou John Deere.

On a oublié.

 

Sont repartis plus loin,

Plus haut.

De l’autre coté de la vallée.

Là où l’on  va jamais.

 

Quand La Route Neuve a été finie,

On a allumé le four banal.

On a enfourné les tourtes,

Les ragoûts de mouton,

Les tartes aux pommes pralinées.

On a dressé les tréteaux

Dans la cour de la ferme du père du Jean.

On a beaucoup mangé.

Beaucoup bu.

 

Les filles regardaient le Jean

Qui regardait l’horizon.

 

Ce sera une petite photo

Aux bords dentelés.

Elle est encadrée, posée sur le buffet.

Chez le Jean.

On y voit quelques vieux attablés,

Des femmes debout pour le service.

Des jeunes filles en robes claires.

 

Le Jean est pris de dos.

On le reconnaît à ses cheveux bouclés

Qui dépassent de la casquette.

 

On l’a pas oublié.

Il n’a pas eu le temps de se marier.

C’était au temps des Événements.

Comme on disait

À ce moment-là.

 

Loin.

En Algérie

Là où, sur de vieilles routes, 

On mourait.

 

©Mireille Diaz-Florian

 

 

Mireille Diaz-FLorian

Automne 2024

 

 

Créé le 1 mars 2002