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Ma
mère ne veut pas mourir. Je le sais. Fait-elle à
son gré, se mouvoir les tableaux qui reconstituent dans le théâtre de la
mémoire, le spectacle inépuisé de ces instants où la vie lui accordait le
droit d’espérer ? Elle se glisse dans le rythme des soins, des repas, avec
une sorte d’évidence. Celle de la vie qui, aussi ténue soit-elle, lui
permet d’ouvrir les yeux au matin, de s’émerveiller du regard bleu d’une
soignante penchée sur elle, d’accueillir, surprise, ma présence. Je caresse
sa main, brosse ses cheveux, rafraîchis son visage. Je découvre en moi,
après tant d’années de doute, que je peux m’approcher d’elle avec la
certitude de l’aimer. Je mesure mon chemin à l’aune de sa grande
vieillesse. Je m’inscris dans la lignée, consciente d’avancer vers sa mort
et la mienne. J’ai convoqué la Petite, dont l’unique conviction, terrée
dans mon corps de femme, était celle de la solitude absolue. Elle
s’approche du lit de la vieille femme. La regarde. Elle n’a plus peur. (pp. 10-11)
L’écriture
devra ouvrir le chemin. Être ce qu’elle est : un instrument de pénétration
de plusieurs niveaux de réalité. Elle rejoint, au-delà de l’image du
souvenir, au-delà même de la photo, un espace ouvert qui a la puissance de
la sensation la plus immédiate. Sans doute réside-t-il, dans ce champ de
perceptions, le sentiment d’un interdit. Il convient d’oublier le récit
familial pour, dans cet écart, révéler par une sorte de défi à toute
raison, ce qui, tangible à un moment donné, persiste dans le présent du
texte : le corps de ces femmes, mobile, souple, la chair irriguée de leurs
émotions. Il s’agit d’un acte de démiurge qui les
ferait, tel La zare, sortir de leurs tombeaux. Il
incombe au texte de dénouer les bandelettes, soulever le linceul, dé
couvrir la poussière accumulée du temps de vie et de mort.
Le
portail du cimetière devient passage d’une frontière. Le seuil franchi,
s’engage le patient travail de la résurrection. L’écriture fouille dans les
plis du passé, absolument vivant, dont la force se mesure à la résistance
infrangible du réel. On ne peut s’y risquer impunément sans assumer, en
soi, le sentiment d’une intolérable intrusion. S’approcher du caveau
familial ne peut se faire, à ce moment-là, qu’avec l’intime conviction que
le texte fait, au sens littéral du terme, revivre ces femmes. L’écriture
parle la langue du silence, énonce, dans le décompte des vies brèves,
jusqu’aux instants ténus où le bonheur a existé, affirme
en quelques lignes, la violence des douleurs qui jamais n’auront été
exprimées. Alors, avec les tâtonnements, les moments de grande solitude à
murmurer leurs noms, elles arrivent toutes. (pp.
22-23)
Alors
dans le silence qui s’est épaissi de leurs silhouettes fantômes, celle qui
écrit veut apaiser la rumeur sourde des femmes blessées. Leur offrir le
droit d’exprimer la violence de leurs peurs. Leur accorder le rire pour
chasser le deuil de leurs rêves. Elle les traque dans leurs retranchements,
là où les récits sont tronqués, les photos figées. Elle soulève les plis du
passé qui ont la lourdeur des pierres tombales. Sans peur. Elle les
ressuscite. Elles n’auront pas la pâleur des spectres. Elles seront
vivifiées par l’encre des mots qui, dans la mémoire de quelques lecteurs,
les placeront debout contre l’adversité. Elles ont des hanches larges, des
bras musclés, le pied assuré dans les chemins creux. Elles ont de longs
cheveux qu’elles peignent tous les soirs dans l’ombre d’une grande chambre
où elles ont accouché. Où elles auraient aimé mourir. (p.
36)
Louise
s’est enfermée dans le mutisme. Son visage émacié ressemble, trait pour
trait, à celui d’Eugénie, sa mère. Les soignants l’encouragent à marcher, à
sortir dans le jardin. Louise refuse, prétend ne plus être en mesure de se
lever. Louise veut mourir. J’ai gardé en mémoire l’image d’une femme
puissante capable d’assumer les travaux de la ferme. Seule. Je cherche dans
ce corps amaigri, sinon la raison de son désespoir, ses paroles de silence.
Je devine dans son regard qui s’éveille lorsque je viens la voir – si
rarement – ce qui nous relie.
J’adapte
mes gestes à sa démarche chancelante. Elle a accepté de faire quelques pas
dans le couloir jusqu’à la baie vitrée d’où l’on peut voir, sur la colline,
la petite église romane et le cimetière attenant. Nous restons
silencieuses. Louise s’est appuyée plus fermement sur mon bras. Je devine
ce qui lui en coûte de s’avouer vaincue. Il fallait la reconduire dans sa
chambre pour le goûter. Elle a tourné son visage vers moi. Elle a souri.
J’ai revu la femme dressée de toute sa haute stature qui nous accueillait
sur le seuil de sa maison. Elle était une femme qui avançait, avec
l’énergie qui fut sienne, vers la mort désirée. (pp.
58-59)
Elles
sont en ordre de bataille. Ce sont elles qui inscrivent en nous, la colère
et la tendresse. Héritière de leurs luttes souterraines, je peux croire à
l’avancée des femmes que nous sommes devenues. Je saisis de plein fouet, le
sens de ce moment d’écriture. Je range les mots comme on trie des photos,
avec la certitude de leur redonner vie puisqu’elles sont là, intactes,
figées dans ma mémoire. Angéline a traversé la frontière pour rapporter les
ossements du fils. Antoinette a franchi le porche de l’asile. Sa valise à
ses pieds paraît énorme. Je peux y ranger, soigneusement pliées, les
fragments épars de sa vie. Elle sourit. Parfois, elle chante. (p. 93)
Je
marche à ses côtés. Je n’entends qu’à peine ses commentaires. Je regarde
les allées bien tracées et les bordures de buis. Je sais depuis longtemps
qu’un mur le délimite à son extrémité, que rien n’est plus comparable à
cette immensité vide qui me saisissait enfant, une fois franchies les
quelques marches qui le séparent de la terrasse. Pourtant, je la vois
encore, la Petite, ou plutôt, je la porte en moi. Je peux désormais la
protéger. J’écoute juste les battements de son cœur qui s’accélèrent lorsqu’elle
s’aventure dans le jardin.
Marie
aura veillé à l’emmener avec elle jusqu’au poulailler. Elle lui aura confié
un panier, trop grand pour elle. Elle trébuche dans l’effort, mais elle
tient à le porter seule. Elle jette les graines et rit de voir se
précipiter les poules dans le plus grand désordre. Elle caresse les
oreilles d’un lapin et part en criant si le coq s’approche trop près. Je
l’aperçois. Je la retrouve. Elle court. Elle joue. Elle s’arrête parfois,
pour observer l’entrée d’une abeille dans le pistil d’une fleur. Puis-je alors
saisir ce qui, lorsqu’elle s’avance seule dans une allée, devient ce
gouffre de solitude, ce sentiment d’abandon absolu que je lui connais
puisqu’il est mien ? (pp. 98-99)
Je
sais maintenant que le train m’unit à cette femme, ma mère. Le tracé des
voies est resté le même. Les tunnels successifs qui pénètrent la roche dure
dans les gorges de la Vézère ont empêché la construction d’une ligne à
grande vitesse. C’est un paysage protégé et intemporel qui s’offre au
voyageur. Il est facile d’y inscrire le récit, le corps traversé des mêmes
secousses dans le wagon, le regard brièvement fixé sur le cours de la
rivière ou le miroir d’une retenue d’eau.
Mes
allers-retours sur un trajet identique permettent de s’approprier une
partie du passé de cette femme, ma mère, de le recomposer, avec la vérité
du texte. Être là, dans ce train, c’est avoir la certitude de partager, à
des années de distance, ce qui a nourri ses désirs, ses peurs et jusqu’à
son silence. Oui, entrer dans le silence que la fille perçoit dans la vie
de la mère, pour lui redonner la puissance qui fut celle d’une femme. (pp. 115-116)
Dans
le temps de nos vies éloignées, s’est tissée la langue commune, née dans
les jeux de l’enfance, nourrie des confidences, des questionnements. Elle
nous a permis d’assumer les douleurs qui entenaillent, comme les rires
libérateurs. Il suffit d’un arrêt sur cette image où je la revois, assise,
seule, sur le rebord de la fenêtre pour que je sache exactement la nature
du tremblement qui me saisit. Il est le sien. Il est mien. Il est, dans
l’immobilité même, la violence des tensions intérieures. Il est ce chemin
où l’on refuse de s’avancer pour aller voir la blessure. Ce lieu où l’on
ira voir un jour, sans que pour autant ne s’apaise vraiment le remuement. (p. 124)
Il
n’y aura pas de larmes. Juste nos voix nouées de tant de souvenirs à
partager. Élisabeth, comme tous les fantômes, se glissera dans la pénombre.
Elle approuvera mes gestes pour soulever la très vieille femme, lui donner
à boire, lui brosser les cheveux. Elle écoutera le récit qui fait d’elle
l’enfant venu par effraction. Elle regardera, avec tendresse désormais, la
très vieille femme, sa mère. Elle a passé la frontière où s’abolit toute
douleur. Peut-être ai-je perçu dans la chambre le frôlement de son passage.
Peut-être pourrai-je alors accéder à son silence pour parler d’elle. Les
tunnels de la vallée de la Vézère annoncent la fin du voyage. Je n’ouvrirai
pas les yeux. J’ai intégré le moindre détail du paysage que le train
traverse. Là, en contre-bas de la voie, une retenue d’eau alimente une
petite centrale électrique. Le ciel y plonge ses reflets. La lumière
décroît dans les taillis d’arbres noirs. Je connais le mouvement du train
qui ralentit pour amorcer une courbe. Je refuse d’y voir clair. J’ai retrouvé
ma mère et Élisabeth dans les remous de mon enfance. Je peux quelque temps
encore rester paupières closes. (pp. 143-144)
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