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Novembre-décembre 2021

 

 

 

La corde.

 

Nouvelle de Marion Lubreac

 

 

Dès son emménagement chez mes grands-parents à la fin de l’été, j’avais pris l’habitude de lui rendre visite presque chaque soir en revenant de l’école.  Alors que l’automne s’alanguissait jusqu’en ses derniers râles, j’allongeais le pas, les pieds sonnants de pierraille moussue, sur la sente pentue qui ruisselait sa rousseur de charmille. Aux murs des vignes vierges s’épanchaient les sanglots pourpres des feuilles.  Les longues heures pluvieuses de novembre s’égouttaient en sillons boueux.  Une brume laiteuse accrochait ses filaments aux ramures des arbres qui jalonnaient le chemin, nimbant la fagne d’une atmosphère irréelle…

Sitôt entrée près d’elle dans cette chambre aux murs fanés, j’embrassais sa joue froide et parcheminée ; je m’installais enfin sur une chaise au molleton défraîchi, et regardais, rêveuse, se dérouler le mol ruban de ses récits aux accents surannés, témoignages d’une époque révolue que je n’avais pas connue. Je restais une bonne heure, et puis je m’en allais les tempes palpitantes, riches de ce passé qui se gravait en moi, comme on sculpte l’écorce des grands arbres, pour en faire les passeurs du temps.  

Claire était notre aïeule. La sœur de mon arrière-grand-père. Mes grands-parents avaient décidé de la prendre avec eux parce qu’elle souffrait de fibrillation auriculaire, ce qui avait pour effet de faire battre son cœur très vite, à plus de cent cinquante battements par minute. Comme son cœur pulsait plus vite que la normale, elle avait de nombreux étourdissements et les chutes étaient fréquentes. Sa maison avait donc été vendue, et elle était venue vivre auprès de nous, pour sa sécurité. C’était une frêle bonne-femme, chenue, bossue, rapiécée par la vie. Son petit visage fripé s’enroulait autour de deux yeux simiesques, inquisiteurs et profonds, couronné de tresses strictement torsadées en deux escargots au-dessus de ses larges oreilles, aux lobes dentelés. Ses chaussures usées étaient remarquables : faisant fi du cordonnier, elle en colmatait les trous, percés par ses durillons, à grand renfort de fil à repriser. Elle ravaudait toutes les cicatrices de ses vêtements d’un autre âge, qu’elle transportait sur elle d’un siècle à l’autre, telle une houppelande de réminiscences éparses. Elle vivait à l’étage, hors du temps, dans la lumière feutrée de porcelaine verdâtre, dispensée par une lampe ancestrale : on l’avait installée dans deux pièces contiguës, chargées d’humeurs douloureuses, où elle avait regroupé sa vie en quelques photos, meubles accablés, arthritiques, assortis d’une mélancolie au goût poussiéreux des souvenirs d’un temps arrêté.

Ce soir-là, en montant l’escalier qui menait à sa chambre, je remarquai l’odeur rance et étouffante de graisse chaude qui empestait le couloir. Cette odeur du dimanche, bien connue, mais à laquelle personne ne s’habituait. Elle élaborait d’improbables recettes qu’elle glanait au fil de ses lectures, et qu’elle récréait à sa manière : poulet aux cacahuètes et autres bizarreries culinaires que, dieu merci, elle ne tentait pas de partager avec nous. Elle cuisinait pour la semaine, comme s’il s’agissait d’un rituel strict, le « jour du seigneur ». 

En bas, les « grandes personnes », comme nous les appelions, fumaient, discutaient, riaient. Les femmes rangeaient au mieux le désordre de la table, alors que les enfants regardaient des images ou coloriaient, heureuses d’échapper à l’odeur qui rampait, sinueuse, de sous la porte close. Plantée au pied d’un escalier revêche, cette porte séparait l’appartement de la grand-tante de la salle à manger : elle s’érigeait en gardienne protectrice contre cette pestilence, muraille olfactive, obstacle quasi infranchissable, qui la séparait de nous. S’ajoutait à cette répulsion grasse, le dégoût qui soulevait le cœur de mes sœurs à l’aspect vieille pomme grisâtre qu’avait pris son teint. Elles répugnaient à l’embrasser. Moi, solide, réprimant un haut-le-cœur, je gravissais alors les dernières marches qui nous séparait de l’ancêtre, et l’allais voir, toujours attirée par ses contes hystériques et son air bon. Et pourtant ses yeux reflétaient parfois un si étrange éclat qu’elle me faisait presque peur. Irrésistiblement attirée cependant, je m’asseyais auprès d’elle, et elle me racontait des choses inqualifiables, vraiment, sans doute tirées de son délire…

Il pleuvait ce soir-là. L’hiver frileux étendait ses châles par-delà les toits gris ardoise. La nuit mangeait le monde et, comme j’entrai dans la pièce, elle ôta ses fragiles lunettes dont je la soupçonnais d’avoir tricoté elle-même la fine monture avec du fil de fer. Elle fourra subrepticement un brûle gueule à l’haleine froide mais persistante sous un large journal défraîchi, étalé devant elle ; la tante Claire avait allumé une vieille lampe renfrognée qui nous déplaisait profondément, parce que son pied de fer forgé, maintes fois repeint, nous semblait crasseux. Elle m’embrassa à peine, et nous nous assîmes, dans le crépuscule glacé, sans bruit. 

Disposés sur un précieux napperon, à l’autel de son buffet, elle s’attarda sur les photos pâlies de sa lignée, tous trépassés dans de terribles circonstances. Elle me raconta l’histoire d’Ulysse, dont le nom était porté au monument aux morts, héros tombé au front, sous les éclats d’obus, la cervelle éclatée. On voyait, me dit-elle, son cerveau palpiter sous son crâne brisé. Ils ont tenté une trépanation. Il est mort peu après. Sa voix se suspendit comme une corde à linge secouée de sanglots difficilement réprimés. Et puis elle se reprit, pour me narrer encore, le tragique trépas d’Angèle, morte d’une terrible fièvre, peu de temps après avoir mis son dernier fils au monde. Elle laissa deux orphelins éplorés. Débordante d’imagination, je les voyais, vivants, sous mes yeux apeurés ; lui, le crâne ouvert et elle, moribonde, pâle fantôme errant à la recherche de ses petits garçons. Secouée de frissons au sortir de mon rêve, j’admirai cependant le portrait de Georges, mon arrière-grand-père, si beau dans son costume trois pièces, la moustache glorieuse, le regard fier, la montre à gousset au creux de sa paume. Voici Berthe, ma sœur cadette, tu l’as un peu connue : je me souvenais d’elle, vêtue de noir depuis ses dix-neuf ans, veuve de guerre, la barbe piquant des bisous sur mes joues d’enfant. Et voici mes parents, Marie et Olivier ! Et Henri, mon mari…disait-elle, nostalgique. Elle tissait peu-à-peu, entre ses morts et moi, la passerelle familiale qui nous réunissait. De ses doigts déformés par une polyarthrite, elle caressait doucement l’or des cadres, dernières demeures de ses chers disparus, les yeux noyés dans les limbes de son passé. Je la sentis perdue, désemparée, brisée par le chagrin, isolée par le sort qui la faisait vivre si vieille.  

Presque aussitôt, elle effectua une demi-volte, ouvrit une armoire large comme un tombeau et, parmi les robes de deuil, pendues à une tringle de fer, j’aperçus, intriguée, une corde. Elle se tourna vers moi, et me dit avec un sourire à peine esquissé, comme pour s’excuser, ses yeux ronds allumés d’une étrange petite lumière :

« Elle me permet de reprendre espoir, vois-tu. Quand je me sens toute seule, que j’ai de la peine, et que je pense très fort à tous mes amis, mes frères, mes sœurs, morts, je ne voudrais plus vivre. Je reste la seule, à présent. C’est bien triste. Je préférerais partir aussi. Mais la vie doit rester la plus forte. Alors j’ouvre la porte et je la regarde. Mais comme je n’en ai pas le courage, je referme la porte, et je me remets à travailler. »

Ainsi fit-elle, et la corde disparut. Mais pourquoi, une corde ? Prononçai-je avec lenteur. Elle m’adressa un visage chiffonné et, fuyant mon regard, elle articula : « Cette corde en chanvre… est mon héritage, en quelque sorte. » Elle se passa la main sur les yeux, comme pour effacer un fardeau. « Elle est dans la famille depuis des générations. Tu ne verras pas leurs portraits parmi les autres, que tu connais. Parce qu’on dit que ça porte malheur. Ils t’appellent la nuit et te mettent de mauvaises idées en tête pendant ton sommeil, les pendus… Car certains ont péri par la corde. Mon oncle Victor est mort par strangulation. Il avait neuf ans de plus que mon père et c’était son héros. Seulement, il trichait au jeu, il trempait dans toutes les histoires louches et avait frôlé la prison plus d’une fois. Une bande l’a attrapé et pendu dans la grange pour se venger de lui, après avoir pillé, puis brûlé sa ferme. C’est mon père qui l’a décroché. Je n’oublierai jamais : j’avais douze ans et j’ai tout vu. Ils ont essayé de le sauver.  Mon oncle Justin et un voisin l’ont soutenu sous les bras. Ils l’ont soulevé pour relâcher la tension de la corde ; mon père en a desserré le nœud coulant, puis a essayé de la couper, sans succès. Ils ont allongé le pendu au sol, mais son visage était cyanosé ; sa langue violette pendait, énorme. Ses yeux révulsés, injectés de sang étaient horribles à voir. Il était bien trop tard : ils ont emmené le corps chez les voisins et moi je suis restée plantée là, interdite, au milieu de la grange. C’est là qu’elle m’a parlée : la corde. Parler est un bien grand mot : disons qu’elle s’est imposée à moi, comme une évidence. Elle m’appelait sourdement. Je me sentais aimantée, hypnotisée. Elle me paraissait fabuleuse, incroyablement fascinante. Je m’en souviens comme si c’était hier : j’étais là, toute droite, comme paralysée dans ma jupe en toile de chanvre et mon tablier blanc bien propre. Va savoir ce qui m’a pris. J’ai attrapé la corde à nœud, je l’ai cachée derrière un tonneau. Personne n’y pensait plus, de toute façon. On a enterré l’oncle. On a reconstruit la maison. Ses frères se sont mis à boire. La vie a continué. Pendant tout ce temps, la corde est restée dans la grange, dans un recoin crasseux, là où je l’avais dissimulée, à gémir dans la pénombre. Mais pour moi, elle était vivante. Lors de mes nuits sans sommeil, j’entendais un frottement sourd, un balancement, un grincement irritant. Je ne pouvais plus dormir. Sitôt que je fermais les yeux pour m’assoupir, je la sentais proche, de plus en plus présente. Elle était là, comme une bête quémandeuse, à inscrire son chant morbide dans ma tête. Une nuit de pleine lune, je sentis sa caresse autour de mon cou. Tout d’abord douce, et puis plus présente, plus insistante, impérieuse. Elle se mit à serrer son étreinte. Elle s’enroula comme un serpent froid et visqueux. L’air me manqua. Je suffoquai, le serpent bandait ses anneaux et musclait son étreinte.   Mon front sonnait, mes tempes tambourinaient. La corde semblait tour-à-tour psalmodier des mots étranges pour émettre ensuite, par vagues, des cris stridents qui me plongeaient dans une douleur cérébrale indescriptible. J’étouffai. Je me réveillai en sueur, le souffle court, haletante : je portai les mains à mon cou. Elle avait disparu. Quelques temps plus tard, à la lune suivante, n’y tenant plus, la tête bourdonnante, je me levai en chemise pour aller dans le hangar : elle semblait briller, auréolée d’une fade lumière blanchâtre. Prends-moi ! Susurrait-elle. Prends-moi… Alors je m’en saisis, comme possédée par cette voix ensorceleuse : la corde brûlait ! Je l’emmenai, et je la plaçai dans mon armoire à linge. Elle y est restée des années. Elle a traversé le temps auprès de moi. Elle était devenue ma compagne de vie. Je partageais mes angoisses avec elle. Je prenais soin de ses fibres, car j’eus vite remarqué qu’à chaque fois que je me démêlais les cheveux, les fibres crissaient de douleur. Je la lissais entre mes paumes huilées d’amande douce pour l’adoucir, la rendre plus souple et plus véloce quand le moment serait venu. Par une inextricable alchimie des tissus, la corde et ma chevelure ne faisaient plus qu’un. Nous étions unies par nos fibres, liées jusqu’à nos vaisseaux les plus intimes. Irrémédiablement. C’est depuis cette époque que je fais de l’arythmie. Mon sang pulse au rythme de ses soubresauts. Parfois, vois-tu, elle se tord comme une liane ! Je la retrouve en tas, enchevêtrée. Il me faut alors passer des heures à démêler ses écheveaux aux boucles souples et aux curieux méandres.  Au fil des ans, mes cheveux ont épaissi, ils ressemblent à du crin sec. Ils s’emmêlent et se nouent, inexplicablement. C’est pourquoi je les tresse et je les attache, de la même façon que je prends soin des fibres vivantes de la corde, comme je viens de te l’expliquer : je l’assouplis, je la frotte, et je l’oins pour lui plaire. Mais les fibrillations de mon cœur se précipitent. Je ne m’explique pas pourquoi… Cette corde, me dit-elle les yeux luisants, c’est celle que tu vois dans l’armoire... Je l’ai toujours gardée. Je ne peux pas choisir ! Je crois que j’en mourrais, si j’essayais de me débarrasser de son entrave. Je ne peux t’expliquer la fascination qu’elle exerce sur moi. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, j’y tiens, comme si ma vie y était mêlée.  Je l’ai depuis tant d’années ! »

 

 

Je haussai les sourcils sans mot dire. J’étais très impressionnée. Claire semblait délirer et je me sentis décontenancée, et très mal à l’aise. Je restai encore un moment, puis m’éclipsai, la laissant dans ses rêves. 

Elle m’avait toujours raconté des histoires fabuleuses que je croyais vraies et qu’elle avait inventées... J’hésitai à la croire cette fois. 

Il y a un an qu’elle est partie ; un dimanche matin. Ce fut un jour sans odeur particulière. Le printemps sortait ses bagues vertes, rutilantes de perles de pluie ; les chatons pendaient aux branches des noisetiers, bercés de soleil. Quand mon grand-père, inquiet de ne pas l’entendre descendre l’escalier comme à l’accoutumée, est monté avec ma grand-mère, j’étais en train de tresser les cheveux de ma petite sœur. Nous avons entendu un grand cri perçant.  Mon père est monté, ma mère à sa suite : je leur emboitai le pas. Parmi les manteaux noirs, les châles, et les vieux jupons, la tante pendait, telle une poupée violette, décoiffée, désarticulée, le visage tuméfié. Je compris mais observai un silence de glace, tandis que la famille se hâtait. Je pris la corde. Je l’emportai.  J’éprouvai cette peine qui vous donne une irrépressible envie de vomir. J’avais toujours pensé qu’elle allait mourir comme les très vieilles personnes, parce que c’était l’heure. 

Ils crurent que les ambulanciers et les croques morts s’étaient débarrassé de la corde. On n’y pensait plus. Je me souvenais de l’histoire qui l’avait tant marquée, enfant, et qui avait celé sa destinée. Je comprenais son attachement à ce triste objet. Je décidai d’en être la dépositaire… L’héritière à mon tour… Je réclamai ses lunettes. 

 Je ne sais qu’elle fantaisie me prit, lorsque j’emménageai bien plus tard dans cette villa du sud-est de la France, d’accrocher à une poutre du garage cette corde, à côté d’un gros jambon à l’os. Elle est mon cimetière, ma relique, mon urne funéraire de prières. Il m’arrive parfois de m’arrêter et de la contempler. Je m’y recueille. Elle est ma symbolique. Elle répond à un culte macabre et fascinant. Ne suis-je pas devenue la gardienne de notre histoire familiale ? La grande prêtresse de la cérémonie de la corde, à la suite de ma grand-tante. 

 

***

… Ce soir, j’enfile pour toi mes jupons du dimanche, j’ai mis de longs bijoux clinquants, des breloques en or, et autres colifichets sonnants ; j’ai choisi mes boucles d’oreilles les plus seyantes, accroché des peignes en ivoire pour relever les mèches de mes cheveux. Juste pour te plaire.  Regarde comme je danse ! Je n’ai jamais si bien virevolté. Elle est pour toi, cette dernière valse, mon trésor. C’est ma dernière pirouette. Je tire ma révérence. La corde me fait le plus joli des colliers. 

Demain, ils trouveront mon corps, les cheveux enchevêtrés au nœud coulant de la veuve, désarticulé, comme une jolie petite poupée de chiffon, une marionnette qui effectue son ultime courbette. 

La corde est l’instrument de notre malédiction.  Je te la lègue. Elle sera ton fardeau. Elle te revient, maintenant. Prends grand soin de nous.

 

©Marion Lubreac

22 avril 2021

 

 

(NB Les images sont reproduites de sites de vente en ligne : 1 - corde lisse en chanvre naturel ; 2 – corde en jute naturel torsadée à la main)

 



Marion Lubreac

Novembre-décembre 2021

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002