Ève et les
oiseaux
À l’école, les dessins d’Ève se singularisent.
Ils ne ressemblent en rien à ceux des enfants de son âge. Le soleil n’y est
pas présent, ni la maison, ni la maman, ni le papa.
Sur le tout premier, en début
d’année, elle s’était contentée, après avoir barbouillé de bleu la feuille
blanche, de poser, comme un signe, la lettre V répétée deux fois.
Deux oiseaux, avait-elle expliqué à
l’assistante maternelle… oui, c’est tout, j’aime mon dessin comme ça. Bon,
très bien, avait dit la dame avec la blouse rose. Mais Ève renouvela plusieurs fois le même
tableau : des lignes bleues sinueuses, traversant la surface de droite à
gauche, puis de gauche à droite, du haut jusqu’au bas de la feuille, et
deux V côte à côte au crayon
gris. Seul, leur emplacement variait : les
« oiseaux » se déplaçaient.
Très vite, l’enseignante
s’interrogea. Elle essaya de parler avec Ève, de lui montrer les
productions de ses petits camarades… Ève refusait de dessiner autre chose,
il n’était même pas question de lui demander d’apporter des compléments à
son dessin.
La directrice décida de voir la maman
en présence de sa fille, le dossier d’Ève mentionnait la mort accidentelle
du père peu après la naissance.
Ève pousse un cri de joie : dans un
coin du bureau, une cage, deux oiseaux au plumage coloré.
La directrice, attendrie :
- Ce sont des inséparables. Tu peux
t’approcher.
La mère, inquiète :
- Tu ne touches pas, ma chérie !...
Mais déjà la porte ouverte libère les
oiseaux. Ils s’élèvent vers le plafond, rasent les têtes, tournoient, Ève
court en tous sens en balançant les bras et en riant de bon cœur.
Depuis ce jour, les dessins d’Ève
subissent quelques transformations… oh si peu ! Le ciel s’anime, il sert de
fond à des myriades de VV… je
veux dire, à des couples d’inséparables. Il y en a maintenant dix, vingt,
parfois plus qui parcourent les airs, tous très colorés, du vert, du rouge,
du jaune… Et c’est chaque fois une découverte pour l’enseignante et
l’assistante maternelle, chaque fois l’étonnement devant un dessin qui est
toujours le même et n’est jamais pareil.
Le premier jour du printemps, Ève ne
vient pas à l’école. Ni le lendemain, ni le surlendemain. Une semaine passe
avant que l’on cherche à connaître la cause de son absence. On se rend chez
elle, la voiture est devant la maison, les volets sont ouverts, on
interroge les voisins, ils n’ont rien vu, ni entendu. Aucun mouvement de
jour, aucun cri, aucun rire, aucune lumière le soir venu. Dans leur bouche,
la même exclamation :
- À croire qu’elles se sont envolées
!
***
Bois flottés
Un vrai bonheur, ce matin,
lorsqu’elle ouvre en grand les volets de sa chambre : la tour Eiffel a
disparu.
Elle a quitté la Capitale la veille en
milieu d’après-midi, elle finit plus tôt le vendredi. Elle a roulé sans
discontinuer sur une route encombrée. Elle est arrivée, fourbue, à la
tombée de la nuit. Elle a filé sous la douche, puis elle s’est laissé
tomber sur le lit.
Huit jours sur la côte. Huit jours
sans voir au travers du mur de verre la flèche métallique fendre le ciel.
Le soleil est déjà haut, tâche claire dans un ciel azuréen qui plonge dans
la mer. En contrebas, la plage s’étend entre deux avancées rocheuses. Huit
jours pour se détendre au calme, sans contraintes, huit jours en laissant
derrière elle le réveil, le transport en commun, les quais et les trottoirs
bondés, le bureau du cinquième étage, les piles de dossier. Les bruits de
la ville ont laissé la place aux cris des mouettes, et au murmure de l’eau.
Le ciel, l’eau, le sable, voilà son univers … pour huit jours.
Assise sur l’étroit balcon, elle savoure
! Il est bientôt dix heures, elle traîne, toujours en tenue de nuit, ne
pouvant se dégager du spectacle qui l’entoure. Les premières personnes
foulent la plage, étalent leur serviette, les premiers enfants rejoignent
le bord de l’eau, seau, pelle et râteau en mains. Un couple âgé fait sa
promenade de santé, l’homme tient en laisse un chien de petite taille.
Aujourd’hui sera une journée entièrement consacrée au repos. Les premiers
pas vers le centre du village pour se familiariser avec les lieux, deux,
trois emplettes, après-midi sur le sable, lecture, farniente.
Le lendemain, elle se lève plus tôt,
réveillée par la lumière qui emplit la chambre : volontairement, elle s’est
couchée sans fermer les volets. Le
soleil est encore dans l’eau. Elle l’attend, elle veut le voir pointer le
nez, le suivre dans son ascension, puis s’extraire totalement des flots.
La plage est déserte. Seul, un homme
marche sur le sable mouillé. Il est vêtu d’un jean, dont il a retroussé le
bas des jambes, et d’un tee-shirt vert pomme. Il avance d’un pas lent,
marque de temps à autre une pause, incline fréquemment la tête de droite à
gauche ou regarde à ses pieds, comme s’il était à la recherche d’un objet
perdu. Arrivé en bout de plage, il fait encore quelques mètres sur les rochers,
disparaît un instant, réapparaît puis s’en retourne. Elle le suit des yeux
jusqu’à ce qu’il sorte de son champ de vision. Elle prend un petit déjeuner
copieux, se délectant de chaque bouchée de pain de mie au miel, de chaque
gorgée de café, le regard fixé sur l’horizon : le départ d’un ferry, une
flopée de voiliers profitant d’un vent favorable, le vol des mouettes… Elle
regrette de ne pas s’être équipée de jumelles.
Elle respire à pleins poumons l’air
iodé, effectue quelques exercices d’assouplissement, étirements,
extensions, puis remplit la baignoire. Elle se coule sous la mousse, autour
d’elle, l’eau est bleue comme la mer. Il est déjà midi lorsque, habillée
simplement, légèrement, elle sort pour s’offrir une salade en bord de mer.
Elle passe l’après-midi sur la plage, ayant pris la précaution de se
protéger avec une crème solaire, alternant bain et lecture. Ivre de soleil
et d’air marin, elle regagne son studio sur le coup de six heures. Plus
bas, l’homme qu’elle a entrevu à son réveil se montre à nouveau.
Il est encore là le jour suivant, à
la même heure que la veille, arpentant le littoral en un aller-retour
tranquille, avec cette démarche lente, mesurée, chaloupée qu’elle qualifie
de paysanne. Un rythme que l’homme de la ville, devant se déplacer toujours
plus vite, l’homme pressé, stressé, surbooké (Dieu que ce mot est laid !
pense-t-elle), a perdu, oubliant ses origines terriennes. L’homme sur cette
plage chemine ignorant les aiguilles qui tournent, attentif à sa
progression.
Trois journées se déroulent ainsi,
matin et soir, elle observe celui qu’elle nomme maintenant ‘’l’homme de la
plage’’. Inlassablement, deux fois par jour, au lever du soleil et à la
tombée de la nuit, il foule le sable, entre terre et mer. En quête de
galets, de coquillages ? Non, elle a
surpris son geste ce matin. Il a remonté un peu plus qu’à l’habitude le bas
de son jean, a fait quelques pas vers le large. L’eau à mi-cuisse, il s’est
baissé, a ramassé un morceau de bois qu’elle a identifié d’où elle se trouve comme étant
une planche étroite. Il l’a observé attentivement, puis a repris sa marche
en se l’appropriant. Elle se promet
d’être sur son chemin au crépuscule. L’attente a été longue. Elle se tient
tout en bordure de la mer, l’eau vient chatouiller ses pieds. Une
silhouette, loin sur sa gauche, c’est lui. Il s’approche, il est maintenant
à deux pas d’elle. Il ralentit, lui sourit. Un simple bonjour avant de
reprendre son chemin.
« Ainsi, vous ramassez du bois !
»
Elle s’étonne elle-même, d’avoir
engagé la conversation. Là-haut, à la ville, elle n’aurait jamais osé
interpeller un étranger. Car, au moment où elle s’exprime, c’est un
étranger… enfin ! Pas tout à fait puisque, depuis trois jours, matin et
soir, elle le guette, elle le suit des yeux le temps que dure son
aller-retour.
Elle se lève, le rattrape.
-
Je suis dans le coin depuis vendredi
soir, pour une semaine de vacances. Je suis logée dans la petite maison
rose, sur la falaise. De mon balcon, je vous regarde, j’espère que vous ne
m’en voulez pas. Je me demande…
-
Ce que je cherche, ce que je récolte
?
-
…
-
Vous êtes bien la première à vous y
intéresser.
-
…
-
Le bois, le bois que roule la mer,
uniquement le bois, le bois rejeté sur la côte.
-
Et qu’en faites-vous ?
-
Suivez-moi.
Ils longent la plage, traînent sur
les rochers où il récupère deux tronçons d’arbre polis par la vague, puis
prennent le chemin du retour. Très vite, ils parviennent à un modeste
cabanon, c’est là qu’il habite. Il pousse la porte, passe devant elle.
Décor naturel, meubles rustiques, et partout, la présence du bois. Sans
qu’il dise un mot, elle a sous les yeux l’explication de ses allers-retours
du bord de mer, matin et soir, aux heures où, en cette saison, la plage est
déserte. Posés au sol dans leur verticalité ou couchés, avec ou sans socle,
appliqués aux murs ou disposés sur des étagères pour les plus petits, des
morceaux de bois à la surface lissée par des séjours prolongés dans l’eau
salée. Cueillis lors des heures passées à arpenter la côte, à scruter les
flots, à fouiller les rochers, ces trésors polis par l’érosion, ont trouvé
place chez cet homme qui en a fait la matière première de ce qu’elle
considère comme des sculptures. Le plus extraordinaire est que chaque
fragment est présenté sans qu’il ait fait l’objet d’une quelconque
transformation. Aucun outil n’a été utilisé, aucune trace de gouge, de
burin, de râpe, aucune intervention de la part de l’homme, si ce n’est le
regard qu’il a porté sur l’objet, le choix qu’il en a fait. Chaque pièce, ballotée durant des années,
prisonnière de la houle, des courants et des marées, puis rendue à la terre
au gré des vents est ainsi présentée telle qu’elle a été extirpée des
flots. Fascinée, elle circule parmi les plus grandes, tourne autour, se
frotte à elles, les effleure, les caresse…
Mais il se fait tard. La nuit tombe
lorsqu’elle réintègre son studio.
-
Vous avez passé une bonne journée ?
Elle devine sa logeuse, dans la
semi-obscurité, confortablement assise sur la balancelle installée sous le
figuier.
-
Bonsoir, excellente, je vous
remercie… j’ai d’ailleurs fait une rencontre étonnante… cet homme qui
parcourt le bord de mer chaque jour, deux fois par jour, à la recherche de
bois, peut-être le connaissez-vous ?
-
Ah, vous parlez de Gus ! Un homme qui se lie peu. On ne lui
connaît pas de situation, pas d’amis, personne n’est jamais entré dans son
cabanon. Un désœuvré ! Un homme qui
ne fait rien de ses dix doigts, disent certains.
-
Mais si vous saviez ce qu’il fait de
ses yeux ! répond-elle en souriant.
Elle monte, reste un long moment à
regarder vers l’horizon, puis s’allonge. Elle met du temps à s’endormir.
Elle repasse les moments vécus dans le cabanon, les images défilent devant
ses yeux, les bois flottés l’entraînent au large. Elle sait que demain
matin, elle sera sur le chemin de l’homme au jean et au tee-shirt vert
pomme.
Lui aussi savait qu’il la trouverait
sur son chemin. Ils se rejoignent au milieu de la plage, poursuivent
ensemble, vont et viennent, ramassent ici une branche filiforme, là, une
souche de petite taille. Au retour,
ils se tiennent la main.
Dans le cabanon, tandis qu’ils
grignotent d’une tranche de jambon et d’une salade, il évoque brièvement
son ancien job, salarié dans la grande distribution, un travail qu’il a abandonné
suite à une mésentente avec son patron. Il n’en dit pas plus, il sait que
ce n’est pas ce qu’elle est venue chercher sur la côte. Alors, il parle des
bois flottés : branches d’arbres charriées par les fleuves, vieilles
planches provenant de meubles mis au rancart, de palettes ou de caisses
négligemment déposées sur les côtes par des personnes peu scrupuleuses,
rejetées à la mer, et venant s’échouer au pied des falaises, sur les
rochers ou les plages. Il lui parle
de ces pièces devenues objets par sa seule volonté, du seul fait de les
avoir élues. Il ne dit pas sculptures, le terme est trop prétentieux, il
dit objets. Une sorte de ready-made, ajoute-t-il, on peut les considérer
comme tels, des ready-made naturels, entièrement façonnés par les éléments,
et non des objets usinés. Il s’empare de chacun d’eux, lui fait
sentir la finesse de la matière, le poli de la surface, il guide ses doigts
le long des veines, des bourrelets, des courbes douces, des nœuds, des
galeries creusées jadis par les larves d’insectes. Il parle de nature, il
parle de beauté. Il parle avec enthousiasme.
Il dit que le regard des gens sur les
choses comme sur les êtres est superficiel, qu’ils ont perdu le sens de la
vue. Il lui apprend à voir. Et elle voit ce qu’elle n’a jamais su
voir, la beauté d’un morceau de bois devenu œuvre d’art sous l’action de
l’eau, une beauté simple, vraie, émouvante.
Elle est bien loin de Paris, du
cinquième étage de l’immeuble, du bureau impersonnel, des chiffres qui
s’alignent, des courbes, des graphes, des tableaux et autres histogrammes
qui s’affichent sur l’écran de son ordinateur à longueur de journée. Elle
est loin de ces heures traversées en courant après la rentabilité.
Ce soir-là, elle ne rentre pas chez
elle.
Ni les soirs qui suivent. Ses
journées se déroulent maintenant comme se déroulent celles de
« l’homme au jean et au tee-shirt vert pomme », désormais
« l’homme aux bois flottés » : réveil de bonne heure, café et
pain beurré, parcours matinal, nettoyage des pièces rapportées, entrecoupées
d’échanges sur la faune et la flore, repas légers, siestes prolongées,
flâneries sur le port, découverte du sentier côtier, contemplation de la
nature…
Quel jour est-on ? Mercredi ? Jeudi ?
…
Peu lui importe. Elle sait qu’elle ne
reprendra pas la route pour la Capitale.
©Michel
Racois
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