Quelques soubresauts et la voiture
s’arrête. Tous les efforts d’Eléonore sont vains ; plus rien ne
fonctionne, elle peste, s’autorise à jurer, à taper du poing sur le
volant : immobilité totale en pleine nuit sur un chemin de campagne.
« Je ne vois rien, plus de lumière,
ciel d’orage, voyons où ai-je mis mon briquet ? »
Elle attrape son sac posé à ses
côtés, à tâtons fouille à l’intérieur, déplore la multitude d’objets :
rouge à lèvres, clés, porte-cartes, lettres, petits beurre, bouteille
d’eau, paquet de cigarettes, une pipe (vestige d’un amour parti en fumée
mais encore présent), elle la conserve comme talisman, une écharpe, non pas
de sex-toy, du parfum et tout au fond, le briquet, enfin ! Elle avance
la lueur vacillante de la flamme près de sa montre :
« 23h30, j’ai dû traverser le dernier
village voilà 6 ou7 kilomètres, mais quelle idée j’ai eu de m’engager dans
cette petite route en pleine nuit ? Je vais devoir attendre le lever du
jour pour trouver quelqu’un. J’ai froid et peur. »
Peu à peu ses yeux s’accoutument à
l’obscurité, des rafales de vent balaient le ciel dégageant ainsi le
paysage. À
sa gauche se profile une clairière, l’autre côté de la route est bordé par
un bois de sapins où s’enchevêtrent chênes et saules pleureurs, ce qui lui
laisse penser qu’un terrain humide doit se trouver à proximité. La
curiosité l’emportant sur la peur, elle baisse sa vitre : de l’eau goutte, des crapauds coassent,
leurs cris se mêlant au vent imitent un bruit de crécelles.
Les bourrasques ayant complétement
dégagé le ciel, les reflets de lune font surgir de la nuit une vieille
bâtisse dont la porte d’entrée à l’entablement roman s’ouvre sur une cour
pavée. Espace carré bordé de part et d’autre par ce qui paraît être des
corps de bâtiments, avec en toile de fond une construction plus massive,
l’éclairage n’en laisse entrevoir qu’une croix.
De plus en plus poussée par le désir
de voir, la jeune femme, briquet à la main, sort de sa voiture, s’enfonce
dans le bois en direction de ce qu’elle pense être quelques vestiges
anciens. Elle se trouve vite face à un mur dont les moellons rendus
luminescents par la lune délimitent une façade. Des volets claquent contre
la paroi qui les repousse, balanciers d’une horloge invisible. Le centre de
la cour est occupé par un puits gardé par un crapaud immobile sur la
margelle où un sceau déborde d’eau. Et toujours mêlé au vent comme l’écho
de crécelles.
Une fenêtre animée d’une lueur
dansante attire la curieuse, elle se hausse au niveau de l’ouverture et
aperçoit une salle aux murs nus, pour tout éclairage les flammes d’une
immense cheminée. Un fauteuil aux lignes épurées, une table étroite et
longue meublent cette pièce. Des ombres s’agitent, vont viennent, toutes
enveloppées dans des capes brunes et masquées de velours gris. Intriguée,
Eléonore pousse la porte dont le grincement immobilise les formes, elle
avance et s’arrête pour les observer ; le silence est percé par le
claquement ou l’effondrement des bûches. Devant son absence de mouvements,
les silhouettes reprennent leurs animations, l’entourent, la frôlent sans
jamais la toucher, se la montrent en riant, dansent autour d’elle tout en
la dirigeant vers le fauteuil où instinctivement elle se laisse tomber.
Dans un coin un joueur de viole se fait l’écho du vent.
La porte du fond dissimulée dans une
encoignure s’ouvre, paraît un homme mince vêtu de rouge incarnat, jambes
enserrées dans des chausses de soie noire, un bliaudpourpre
et une pelisse bordée d’hermine complètent son habillement. La pelisse est retenue sur l’épaule
droite par une agrafe d’escarboucles, un loup de velours noir barre son
visage ne laissant apparaître que ses yeux.
A
son entrée toutes les silhouettes se sont figées, d’un signe de tête
l’arrivant les congédie, elles disparaissent en silence.
L’homme marche avec difficulté, il
s’avance vers la femme blottie au creux du fauteuil :
« Soyez la bienvenue dans mon domaine, je
suis Thibault de Brailieu, ne bougez surtout pas,
restez dans ce fauteuil. Que vous êtes belle, tendez vos mains vers les
flammes afin que je les voie, non ne posez pas de questions, laissez-moi
juste vous regarder. »
Il semble fasciné par la peau de la
jeune femme ;
« Comment vous appelez-vous ?
- Eléonore. »
Le silence s’installe dans la
pénombre de la vaste pièce, parfois une bûche craque, une branche pétille
lançant une gerbe d’étincelles, la corde de la viole résonne et toujours
indistinctement ce bruit de crécelles.
D’une main gantée de soie noire
l’homme prend un hanap placé
sur la table, le remplit d’un vin rubis et l’offre à la voyageuse imprévue.
« Buvons, à votre arrivée et surtout
à votre beauté. »
Par une succession de gestes lents,
il détache sa cape et la jette à terre. Il s’assied sur la doublure de
fourrure aux pieds de l’inconnue, elle semble envoûtée par ses yeux qui
seuls éclairent son visage. Elle se lève, se penche vers lui et d’un
mouvement vif tend le bras pour détacher le masque, mais il prévient son
geste en se reculant :
« Je vous en prie, ne me touchez pas, ne
bougez pas, écoutez la nuit. »
Elle le fixe et brusquement,
incapable de se contrôler, le désir l’emportant, elle avance ses doigts et
lui saisit le poignet.
La main gantée de soie n’est qu’un
moignon et dehors toujours en sourdine cette rumeur de crécelles …
« Oui Éléonore, ce sont bien des
crécelles, celles-là qu’agitent les lépreux. Vous comprenez maintenant
pourquoi votre peau si lisse, si belle, si intacte m’émerveille et me
hante. Ce sont deux troubadours, jongleurs et joueurs de viole qui, venus
dans ce domaine, ont apporté avec eux la lèpre. Mon épouse en est morte,
mes serviteurs sont tous atteints, j’ai exigé d’eux qu’ils soient masqués
pour dissimuler leurs infirmités et ainsi ils se fondent dans la nuit. Le
jour cette demeure, nommée ladrerie par les gens d’alentours,
sommeille.
- Laissez-moi soulever votre masque,
mêler mon souffle au vôtre, sentir la chaleur de votre joue, laissez mes
lèvres caresser les vôtres, je voudrais
- Non, mon visage est atteint comme
mes mains, vous n’auriez que de la répulsion. »
Doucement en fixant son masque, elle
commence à se dévêtir.
« Éléonore, non, non par pitié, je vous
en prie, non. »
Devant les flammes, elle émerge du
flot de ses vêtements, son corps devient palette du feu dont les reflets
dansent sur sa peau. Torture pour lui lorsque lente, fine, tendre, elle se
ploie vers lui.
Spectacle hallucinant que ces deux
êtres face à face, elle déesse des ombres qui s’apprête à célébrer quelque
culte païen, et lui le lépreux de pourpre qui frémit à son approche.
Lentement elle se laisse glisser contre lui, se love sur son torse, entre
par effraction sous son bliaud, caresse sa peau intacte, chaude et
mendiante, enroulent ses doigts à sa toison encore fournie, il respire son
parfum, gémit doucement, cherche de l’oxygène lorsque ses caresses se font
plus précises, corps contre corps la chaleur devient plaisir intense, il
tremble, se contracte, elle se tord, s’élève au plus près de lui, s’offre
consentante, deux corps érotisés s’étroitisent dans leurs gémissements
mêlés. Étreintes sauvages pour corps assoiffés.
Les flammes se calment, le vent est
apaisé, les volets ne claquent plus, les crécelles s’évanouissent et sur la
margelle du puits le crapaud est caché entre deux pierres. A la fenêtre
l’aube chasse les dernières traces de la nuit.
Deux coups frappés à la vitre et une
voix rocailleuse :
« Eh ma petite dame,
réveillez-vous, que vous arrive-t-il ? »
Devant elle apparaît un visage
buriné, au bon sourire franc : un paysan partant tôt labourer son
champ.
« Mais où suis-je ?
- Sur le chemin du masque noir, à
quelques kilomètres du premier village. Votre voiture est en panne, je
suppose. Descendez, je vais voir si je peux faire quelque chose. Ah non,
rien, je vais la remorquer avec mon tracteur jusqu’au prochain garage.
- Merci, mais dites-moi derrière les
fourrés, je vois des murailles, une bâtisse, qu’est-ce ?
- Oh rien du tout, les ruines d’une
ancienne ladrerie, au Moyen Âge
on y soignait les lépreux. Autrefois c’était, paraît-il, le domaine d’un
comte de Brailieu. Il court des légendes sur ce
lieu, il reviendrait certains soirs, enfin des sornettes.
- Je vais aller voir pendant que vous
attachez le câble.
- Mais ma petite dame, il n’y a rien
à voir. Des ruines, un vieux
puits écroulé sans eau, une cheminée effondrée où logent des crapauds, des
ronces. Je n’ai jamais rien vu d’autre. Allez venez, vous êtes gelée, vous
n’aviez pas de veste ou de manteau ?
- Si j’avais une veste, enfin je ne sais
plus très bien, je suis si lasse. »
Quelques mois après cet incident, Éléonore
monte dans sa voiture, elle vient de consulter le Professeur D… spécialiste
des maladies infectieuses. Ses dernières paroles résonnent encore à ses
oreilles :
« Ne vous inquiétez pas chère madame
pour ces pustules rouges sur votre avant-bras, nous ne sommes plus au Moyen
Âge,
la lèpre se soigne très bien aujourd’hui surtout prise à temps comme pour
vous. D’ici la fin de l’année votre peau sera de nouveau intacte et ce ne sera
plus qu’un mauvais rêve. »
Était-ce un mauvais rêve ?
©Nicole
Hardouin
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