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Janvier-février 2022

 

 

 

Le masque.

 

Nouvelle de Nicole Hardouin

 

 

Quelques soubresauts et la voiture s’arrête. Tous les efforts d’Eléonore sont vains ; plus rien ne fonctionne, elle peste, s’autorise à jurer, à taper du poing sur le volant : immobilité totale en pleine nuit sur un chemin de campagne.

 « Je ne vois rien, plus de lumière, ciel d’orage, voyons où ai-je mis mon briquet ? »

Elle attrape son sac posé à ses côtés, à tâtons fouille à l’intérieur, déplore la multitude d’objets : rouge à lèvres, clés, porte-cartes, lettres, petits beurre, bouteille d’eau, paquet de cigarettes, une pipe (vestige d’un amour parti en fumée mais encore présent), elle la conserve comme talisman, une écharpe, non pas de sex-toy, du parfum et tout au fond, le briquet, enfin ! Elle avance la lueur vacillante de la flamme près de sa montre :

 « 23h30, j’ai dû traverser le dernier village voilà 6 ou7 kilomètres, mais quelle idée j’ai eu de m’engager dans cette petite route en pleine nuit ? Je vais devoir attendre le lever du jour pour trouver quelqu’un. J’ai froid et peur. »

Peu à peu ses yeux s’accoutument à l’obscurité, des rafales de vent balaient le ciel dégageant ainsi le paysage. À sa gauche se profile une clairière, l’autre côté de la route est bordé par un bois de sapins où s’enchevêtrent chênes et saules pleureurs, ce qui lui laisse penser qu’un terrain humide doit se trouver à proximité. La curiosité l’emportant sur la peur, elle baisse sa vitre :  de l’eau goutte, des crapauds coassent, leurs cris se mêlant au vent imitent un bruit de crécelles.

Les bourrasques ayant complétement dégagé le ciel, les reflets de lune font surgir de la nuit une vieille bâtisse dont la porte d’entrée à l’entablement roman s’ouvre sur une cour pavée. Espace carré bordé de part et d’autre par ce qui paraît être des corps de bâtiments, avec en toile de fond une construction plus massive, l’éclairage n’en laisse entrevoir qu’une croix.

De plus en plus poussée par le désir de voir, la jeune femme, briquet à la main, sort de sa voiture, s’enfonce dans le bois en direction de ce qu’elle pense être quelques vestiges anciens. Elle se trouve vite face à un mur dont les moellons rendus luminescents par la lune délimitent une façade. Des volets claquent contre la paroi qui les repousse, balanciers d’une horloge invisible. Le centre de la cour est occupé par un puits gardé par un crapaud immobile sur la margelle où un sceau déborde d’eau. Et toujours mêlé au vent comme l’écho de crécelles.

Une fenêtre animée d’une lueur dansante attire la curieuse, elle se hausse au niveau de l’ouverture et aperçoit une salle aux murs nus, pour tout éclairage les flammes d’une immense cheminée. Un fauteuil aux lignes épurées, une table étroite et longue meublent cette pièce. Des ombres s’agitent, vont viennent, toutes enveloppées dans des capes brunes et masquées de velours gris. Intriguée, Eléonore pousse la porte dont le grincement immobilise les formes, elle avance et s’arrête pour les observer ; le silence est percé par le claquement ou l’effondrement des bûches. Devant son absence de mouvements, les silhouettes reprennent leurs animations, l’entourent, la frôlent sans jamais la toucher, se la montrent en riant, dansent autour d’elle tout en la dirigeant vers le fauteuil où instinctivement elle se laisse tomber. Dans un coin un joueur de viole se fait l’écho du vent.

La porte du fond dissimulée dans une encoignure s’ouvre, paraît un homme mince vêtu de rouge incarnat, jambes enserrées dans des chausses de soie noire, un bliaud[1]pourpre et une pelisse bordée d’hermine complètent son habillement.  La pelisse est retenue sur l’épaule droite par une agrafe d’escarboucles, un loup de velours noir barre son visage ne laissant apparaître que ses yeux.

A son entrée toutes les silhouettes se sont figées, d’un signe de tête l’arrivant les congédie, elles disparaissent en silence.

L’homme marche avec difficulté, il s’avance vers la femme blottie au creux du fauteuil :

 « Soyez la bienvenue dans mon domaine, je suis Thibault de Brailieu, ne bougez surtout pas, restez dans ce fauteuil. Que vous êtes belle, tendez vos mains vers les flammes afin que je les voie, non ne posez pas de questions, laissez-moi juste vous regarder. »

Il semble fasciné par la peau de la jeune femme ;

 « Comment vous appelez-vous ?

- Eléonore. »

Le silence s’installe dans la pénombre de la vaste pièce, parfois une bûche craque, une branche pétille lançant une gerbe d’étincelles, la corde de la viole résonne et toujours indistinctement ce bruit de crécelles.

D’une main gantée de soie noire l’homme prend un hanap[2] placé sur la table, le remplit d’un vin rubis et l’offre à la voyageuse imprévue.

 « Buvons, à votre arrivée et surtout à votre beauté. »

Par une succession de gestes lents, il détache sa cape et la jette à terre. Il s’assied sur la doublure de fourrure aux pieds de l’inconnue, elle semble envoûtée par ses yeux qui seuls éclairent son visage. Elle se lève, se penche vers lui et d’un mouvement vif tend le bras pour détacher le masque, mais il prévient son geste en se reculant :

 « Je vous en prie, ne me touchez pas, ne bougez pas, écoutez la nuit. »

Elle le fixe et brusquement, incapable de se contrôler, le désir l’emportant, elle avance ses doigts et lui saisit le poignet.

La main gantée de soie n’est qu’un moignon et dehors toujours en sourdine cette rumeur de crécelles …

 « Oui Éléonore, ce sont bien des crécelles, celles-là qu’agitent les lépreux. Vous comprenez maintenant pourquoi votre peau si lisse, si belle, si intacte m’émerveille et me hante. Ce sont deux troubadours, jongleurs et joueurs de viole qui, venus dans ce domaine, ont apporté avec eux la lèpre. Mon épouse en est morte, mes serviteurs sont tous atteints, j’ai exigé d’eux qu’ils soient masqués pour dissimuler leurs infirmités et ainsi ils se fondent dans la nuit. Le jour cette demeure, nommée ladrerie par les gens d’alentours, sommeille. 

- Laissez-moi soulever votre masque, mêler mon souffle au vôtre, sentir la chaleur de votre joue, laissez mes lèvres caresser les vôtres, je voudrais

- Non, mon visage est atteint comme mes mains, vous n’auriez que de la répulsion. »

Doucement en fixant son masque, elle commence à se dévêtir.

« Éléonore, non, non par pitié, je vous en prie, non. »

Devant les flammes, elle émerge du flot de ses vêtements, son corps devient palette du feu dont les reflets dansent sur sa peau. Torture pour lui lorsque lente, fine, tendre, elle se ploie vers lui.

Spectacle hallucinant que ces deux êtres face à face, elle déesse des ombres qui s’apprête à célébrer quelque culte païen, et lui le lépreux de pourpre qui frémit à son approche. Lentement elle se laisse glisser contre lui, se love sur son torse, entre par effraction sous son bliaud, caresse sa peau intacte, chaude et mendiante, enroulent ses doigts à sa toison encore fournie, il respire son parfum, gémit doucement, cherche de l’oxygène lorsque ses caresses se font plus précises, corps contre corps la chaleur devient plaisir intense, il tremble, se contracte, elle se tord, s’élève au plus près de lui, s’offre consentante, deux corps érotisés s’étroitisent dans leurs gémissements mêlés. Étreintes sauvages pour corps assoiffés.

Les flammes se calment, le vent est apaisé, les volets ne claquent plus, les crécelles s’évanouissent et sur la margelle du puits le crapaud est caché entre deux pierres. A la fenêtre l’aube chasse les dernières traces de la nuit.

Deux coups frappés à la vitre et une voix rocailleuse :

« Eh ma petite dame, réveillez-vous, que vous arrive-t-il ? »

Devant elle apparaît un visage buriné, au bon sourire franc : un paysan partant tôt labourer son champ.

 « Mais où suis-je ?

- Sur le chemin du masque noir, à quelques kilomètres du premier village. Votre voiture est en panne, je suppose. Descendez, je vais voir si je peux faire quelque chose. Ah non, rien, je vais la remorquer avec mon tracteur jusqu’au prochain garage.

- Merci, mais dites-moi derrière les fourrés, je vois des murailles, une bâtisse, qu’est-ce ?

- Oh rien du tout, les ruines d’une ancienne ladrerie, au Moyen Âge on y soignait les lépreux. Autrefois c’était, paraît-il, le domaine d’un comte de Brailieu. Il court des légendes sur ce lieu, il reviendrait certains soirs, enfin des sornettes.

- Je vais aller voir pendant que vous attachez le câble.

- Mais ma petite dame, il n’y a rien à voir. Des ruines, un vieux puits écroulé sans eau, une cheminée effondrée où logent des crapauds, des ronces. Je n’ai jamais rien vu d’autre. Allez venez, vous êtes gelée, vous n’aviez pas de veste ou de manteau ?

- Si j’avais une veste, enfin je ne sais plus très bien, je suis si lasse. »

Quelques mois après cet incident, Éléonore monte dans sa voiture, elle vient de consulter le Professeur D… spécialiste des maladies infectieuses. Ses dernières paroles résonnent encore à ses oreilles :

« Ne vous inquiétez pas chère madame pour ces pustules rouges sur votre avant-bras, nous ne sommes plus au Moyen Âge, la lèpre se soigne très bien aujourd’hui surtout prise à temps comme pour vous. D’ici la fin de l’année votre peau sera de nouveau intacte et ce ne sera plus qu’un mauvais rêve. »

 

Était-ce un mauvais rêve ?

 

©Nicole Hardouin

 



Nicole Hardouin

Janvier-février 2022

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002

 

 

 



[1] Tunique en laine ou soie portée au Moyen Âge

[2] Sorte de vase décoré servant à boire.