La
rencontre aura lieu dans un instant devant le rayon PEINTURE. Le magasin,
un grand bâtiment dédié aux Beaux-Arts et aux loisirs créatifs, est situé
dans une zone commerciale à l’écart du centre-ville.
C’est
la première fois qu’elle pousse cette porte. Elle marque un temps d’arrêt
dans l’entrée, stupéfaite par la surface du magasin, impatiente de
découvrir sa richesse. Elle s’attarde peu sur le coin de l’apprenti
bijoutier qui l’accueille, perles et accessoires, fils métalliques,
porte-clefs, bagues, fermoirs… Elle se laisse surprendre par le choix de
papiers offert à l’amateur de scrapbooking, par les multiples activités
proposées à l’enfant, les ateliers divers présentés en kit, masques,
coloriages, collages, cartes à gratter, pochoirs… Elle flâne dans le rayon
librairie, passe rapidement devant la papeterie, reste un peu plus
attentive face à la diversité et à la nouveauté des matières premières, résine,
polyester, latex qui se sont ajoutées aux traditionnelles, argile, bois, cuir.
Elle parvient au rayon qui l’intéresse, le rayon Beaux-Arts :
châssis entoilés rangés selon leur format, pinceaux de toutes formes, y
compris les plus sophistiqués, pour toutes les techniques, acrylique,
huile, aquarelle. Elle s’immobilise devant des mètres carrés de tubes de
couleur, classés d’abord en fonction de la technique puis selon la marque,
suspendus à des présentoirs adaptés.
Lui
est un habitué. A peine a-t-il mis le pied dans
le magasin, il se dirige d’un pas rapide où il sait trouver les peintures
acryliques. Avec assurance, il s’empare d’un tube de ‘’Bleu phtalocyanine’’
et d’un ‘’Bleu brillant’’, deux bleus qu’il affectionne particulièrement et
qu’il utilise, l’un pour sa profondeur, l’autre pour sa luminosité. Il est
sur le point de rejoindre la caisse lorsqu’une voie timide se glisse dans
son dos. Tout à son affaire, il n’avait pas fait attention à sa présence,
mais c’est bien à lui qu’elle s’adresse.
« Excusez-moi,
vous avez l’air de bien connaître ces produits, vous pourriez peut-être me
conseiller… »
Il
se retourne. La jeune femme qui lui fait face a tout d’une petite fille.
Les cheveux, calés sous les oreilles, sont ramenés sur sa nuque, le
maquillage est réduit à une ombre bleu pâle sur les paupières, pas de rouge
à lèvres. Elle est vêtue d’un jean
délavé et d’une tunique longue gris anthracite, il remarque qu’aucune note
de couleur n’égaye sa tenue.
« …
pour un gris : je n’aime pas mes gris, j’en ai essayé plusieurs, j’ai
eu beau essayer avec des noirs et des blancs différents, aucun ne me
convient, même le gris de Payne pourtant prisé par nombre de peintres ne me
satisfait pas. »
Il
sourit, amusé par sa simplicité et sa spontanéité.
Et
pour toute réponse, il sort de sa pochette une carte qu’il lui tend.
Quelques
jours plus tard, lorsqu’elle entre dans son atelier, son premier choc est
dû au décor, à l’abondance du mobilier, consoles, dessertes, étagères, rangements,
chevalets, un fauteuil Club des années 50 en pleine pièce, et aux
nombreuses toiles accrochées ou posées au sol. A la richesse des couleurs
ensuite, rideaux, coussins, sans compter le matériel destiné à la pratique
de la peinture et de la sculpture. Elle pense alors à son studio, aux murs
blancs et aux meubles laqués noir, un univers minimaliste à peine rehaussé
de quelques touches pastel, un coussin sur le canapé, un vase sur la table
basse. Très vite, elle se sent happée par l’animation qui règne là. Ils
sont cinq adultes, installés devant des chevalets, leur sujet sur un
guéridon. Coupe de fruits pour trois d’entre eux, statuette africaine pour
le quatrième, bouquet de roses pour le dernier. Le maître passe de l’un à
l’autre, ne rompant le silence que pour dire un mot destiné à faire évoluer
le travail sans toutefois lui donner une orientation précise. Soucieux de
ne pas l’effaroucher, il va vers elle, l’air accueillant. Du doigt, il
montre le carton à dessin qu’elle porte sous le bras, l’invitant à
l’ouvrir. Dessins au crayon gris, esquisses au fusain, encre noire à la
plume. Images conventionnelles mais dont la réalisation démontre une
aisance certaine. Elle s’éclipse un instant, le temps de revenir avec une
toile de format moyen. Un paysage classique dans la brume, très peu de
couleurs, des gris laiteux, sans consistance. Elle fait la moue. Lui ne dit
rien. Ce sera tout pour cette fois, mais ils se sont compris à
demi-mot : elle reviendra.
Elle
revient effectivement. Ce jour-là, il est seul, confortablement calé dans le
fauteuil, face à une toile de grand format en cours de réalisation. Elle a peur de l’importuner, lui dit qu’elle ne va pas
rester, qu’elle repassera, qu’il est préférable qu’il lui donne un
rendez-vous.
Non,
elle ne le dérange pas, il observait une pause, il n’avait pas l’intention
de poursuivre dans l’immédiat, il prenait juste un peu de recul. Il se lève, lui serre la main, la conduit
jusqu’à une table de travail.
« Donc,
vous êtes là pour les gris, ces gris qui vous ennuient, mais comment ne pas
être ennuyé par des gris ? »
Il
prend dans une main un tube de blanc Titane, et dans l’autre un tube
de Noir de Mars. Il les tient bien en évidence sous ses yeux, et fait non
de la tête. Manifestement surprise, elle le regarde, lui trouvant tout d’un
coup un air
malicieux.
« On
ne va utiliser que celui-ci, ajoute-t-il en soupesant le tube de
blanc »
Puis
il met de côté le Noir de Mars au grand étonnement de la jeune fille. Dans
le vaste récipient où s’entassent pêle-mêle les couleurs, il sélectionne
trois tubes d’une même marque d’acrylique ordinaire qu’il pose devant elle,
et lui présente un couteau à mélanger.
« Maintenant,
dit-il, on va pouvoir jouer avec les couleurs ! »
Incrédule,
elle prend chaque tube entre ses doigts. Elle lit : Cyan, Magenta, Jaune primaire. Alors,
elle s’enhardit, prélève une petite quantité de bleu, la dépose à proximité
du jaune. Elle n’ignore pas le résultat, mais elle prend son temps, ne lui
a-t-il pas dit de jouer ? Elle ne se contente pas du premier vert
obtenu c’est toute une gamme qui s’étale sur la plaque de mélaminé blanc
qu’il lui a fournie, d’un vert tirant sur le jaune, au bleu-vert en passant
par le vert anglais, du plus clair au plus sombre. Puis, elle marque une
pause. La satisfaction est de courte durée, d’autant qu’elle n’a guère de
surprise, si ce n’est la qualité des nuances obtenues. Sans doute, cela
vient-il du choix du cyan. Elle n’a jamais obtenu la même profondeur, la
même luminosité avec les bleus qu’elle utilise. Que faire maintenant ?
Son regard se tourne vers le peintre, elle l’observe. Il pourrait être mon
père, pense-t-elle, peut-être même mon grand-père. Elle attend de sa part
une suggestion. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas loquace.
Tout en lui semble être dans le geste, dans le regard vif, et dans le
sourire discret qui ne quitte pas son visage, provoquant un pli au coin de
ses paupières, laissant apparaître deux incisives espacées, les dents du
bonheur, remarque- t-elle.
Devinant
son attente, il lui soumet de rapprocher son couteau encore chargé de
matière vers le rouge magenta. Elle en prélève une petite quantité, la met
en contact avec les mélanges réalisés précédemment, puis ajoute peu à peu
du blanc, jugeant les effets obtenus trop sombres. Son visage s’éclaire au
vu de ses tentatives, la variété des nuances et la luminosité des gris
qu’elle découvre. Sous ses yeux médusés, elle voit se former toute une
gamme de gris tirant sur le pastel vert ou rouge : gris-vert, vert de
gris, vieux rose, couleur chair pâle ou hâlée. La laissant à son
enthousiasme, le maître juge suffisante cette première séance, non sans lui
demander, avant de revenir, de se pencher sur le cercle chromatique des
couleurs. Puis, sans un mot, il note sur un post-it qu’il glisse dans sa
main une formule qui à première vue semble participer plus des
mathématiques que du langage plastique, mais qui résume en quelques signes
l’activité à laquelle elle vient de se livrer:
((C + J) + M) + B
La
semaine suivante, elle revient métamorphosée, c’est la première chose que
remarque le Maître lorsqu’il la reçoit. Elle porte sur elle des vêtements
colorés. Elle a troqué l’ombre charbonneuse sous l’œil qui donne à son regard lourdeur et gravité contre un fard
aérien et un trait mauve finement dessiné sur la paupière supérieure, elle
a appliqué sur les pommettes un blush rose légèrement nacré qui illumine
ses joues.
«
La compréhension de la formule que je vous ai glissée à la fin de notre
première séance ne vous a posé, j’imagine, aucun problème. Je peux me contenter aujourd’hui de
guider votre travail de la façon suivante »
Le
papier qu’il lui présente affiche la formule :
((J + M) + C) + B
Sourire
entendu. Acquiescement.
Le décryptage
est parfaitement clair. Les lettres majuscules représentent les couleurs à
utiliser, J pour jaune, M pour magenta, C et B respectivement pour cyan et
blanc. Le signe + placé entre deux de ces lettres concrétise l’adjonction.
Les parenthèses s’interprètent comme dans les formules numériques ou
algébriques : elles organisent le calcul en respectant les priorités,
le groupe intérieur indique le
mélange à réaliser en premier lieu…
Elle se met
au travail. L’alliance du jaune et du magenta fait apparaître une palette
d’orangés et vermillons. Associés au bleu cyan puis éclaircis avec le
blanc, surgit un nouvel assortiment de gris colorés, se rapprochant du vert
turquoise ou Véronèse, ou des ocres.
S’ensuit un
court échange entre le Maître et l’élève, cette dernière entrevoyant
l’expérience à venir :
« Et
maintenant, ne me dites rien ! Je crois avoir suffisamment déchiffré
vos formules pour en imaginer une troisième.
- Je vous
laisse faire. »
Elle trempe
son pinceau dans le rouge magenta, le mêle au bleu cyan, se déplace sur le
jaune, en termine avec le blanc, émerveillée par de nouveaux gris allant vers
le bleu de cérulé, le bleu minéral, le bleu métal ou le jaune de Naples, ou
encore le violet, tout en reprenant :
« Ainsi
inutile d’utiliser le noir pour obtenir une teinte grise ?
- Avez-vous
bien observé les ombres dans les tableaux impressionnistes. Ces peintres,
en quête de lumière, pour tourner le dos à la grisaille, usaient
abondamment de la couleur pour donner de la chaleur aux ombrages. Toute
ombre est colorée, pourquoi l’assombrir avec du noir ?
- Le premier
mélange a pour but l’obtention d’une couleur secondaire à partir de deux
primaires.
- Exactement.
- Cette teinte
est donc la complémentaire de la troisième primaire, à laquelle elle est
ensuite additionnée.
- Vous avez noté
que ces deux couleurs occupent sur le cercle chromatique des positions
diamétralement opposées… Continuez.
- C’est là
qu’intervient le blanc à dose variable.
La recette, si l’on peut parler de recette, se résume donc à
l’utilisation de deux teintes complémentaires additionnées de blanc ?
- Tout
simplement. »
Elle
se tient debout devant le chevalet, la toile qui y est posée est maculée de
taches, celles qu’elle a réalisées au fil de ses nombreux essais. Elle a
ainsi composé, grâce à la recette qu’elle vient de découvrir, un riche
nuancier uniquement composé de gris colorés, il a suffi de deux
séances !
Il
passe derrière elle, met la main sur son épaule :
« Alors ? »
Elle
tourne la tête, un large sourire sur le bord des lèvres. Ses yeux
pétillent. Sur le cou légèrement ridé du vieil homme, elle dépose avec
grâce une bise pleine de reconnaissance et de tendresse. Ils partagent le
même plaisir.
©
Michel Racois
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