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Mai-juin 2022

 

 

Rayon Beaux-Arts.

 

Une nouvelle de Michel Racois

 

 

 

La rencontre aura lieu dans un instant devant le rayon PEINTURE. Le magasin, un grand bâtiment dédié aux Beaux-Arts et aux loisirs créatifs, est situé dans une zone commerciale à l’écart du centre-ville.

C’est la première fois qu’elle pousse cette porte. Elle marque un temps d’arrêt dans l’entrée, stupéfaite par la surface du magasin, impatiente de découvrir sa richesse. Elle s’attarde peu sur le coin de l’apprenti bijoutier qui l’accueille, perles et accessoires, fils métalliques, porte-clefs, bagues, fermoirs… Elle se laisse surprendre par le choix de papiers offert à l’amateur de scrapbooking, par les multiples activités proposées à l’enfant, les ateliers divers présentés en kit, masques, coloriages, collages, cartes à gratter, pochoirs… Elle flâne dans le rayon librairie, passe rapidement devant la papeterie, reste un peu plus attentive face à la diversité et à la nouveauté des matières premières, résine, polyester, latex qui se sont ajoutées aux traditionnelles, argile,  bois,  cuir.  Elle parvient au rayon qui l’intéresse, le rayon Beaux-Arts : châssis entoilés rangés selon leur format, pinceaux de toutes formes, y compris les plus sophistiqués, pour toutes les techniques, acrylique, huile, aquarelle. Elle s’immobilise devant des mètres carrés de tubes de couleur, classés d’abord en fonction de la technique puis selon la marque, suspendus à des présentoirs adaptés.

 

Lui est un habitué. A peine a-t-il mis le pied dans le magasin, il se dirige d’un pas rapide où il sait trouver les peintures acryliques. Avec assurance, il s’empare d’un tube de ‘’Bleu phtalocyanine’’ et d’un ‘’Bleu brillant’’, deux bleus qu’il affectionne particulièrement et qu’il utilise, l’un pour sa profondeur, l’autre pour sa luminosité. Il est sur le point de rejoindre la caisse lorsqu’une voie timide se glisse dans son dos. Tout à son affaire, il n’avait pas fait attention à sa présence, mais c’est bien à lui qu’elle s’adresse.

« Excusez-moi, vous avez l’air de bien connaître ces produits, vous pourriez peut-être me conseiller… »

Il se retourne. La jeune femme qui lui fait face a tout d’une petite fille. Les cheveux, calés sous les oreilles, sont ramenés sur sa nuque, le maquillage est réduit à une ombre bleu pâle sur les paupières, pas de rouge à lèvres.  Elle est vêtue d’un jean délavé et d’une tunique longue gris anthracite, il remarque qu’aucune note de couleur n’égaye sa tenue.

« … pour un gris : je n’aime pas mes gris, j’en ai essayé plusieurs, j’ai eu beau essayer avec des noirs et des blancs différents, aucun ne me convient, même le gris de Payne pourtant prisé par nombre de peintres ne me satisfait pas. »

Il sourit, amusé par sa simplicité et sa spontanéité.

Et pour toute réponse, il sort de sa pochette une carte qu’il lui tend.

 

Quelques jours plus tard, lorsqu’elle entre dans son atelier, son premier choc est dû au décor, à l’abondance du mobilier, consoles, dessertes, étagères, rangements, chevalets, un fauteuil Club des années 50 en pleine pièce, et aux nombreuses toiles accrochées ou posées au sol. A la richesse des couleurs ensuite, rideaux, coussins, sans compter le matériel destiné à la pratique de la peinture et de la sculpture. Elle pense alors à son studio, aux murs blancs et aux meubles laqués noir, un univers minimaliste à peine rehaussé de quelques touches pastel, un coussin sur le canapé, un vase sur la table basse. Très vite, elle se sent happée par l’animation qui règne là. Ils sont cinq adultes, installés devant des chevalets, leur sujet sur un guéridon. Coupe de fruits pour trois d’entre eux, statuette africaine pour le quatrième, bouquet de roses pour le dernier. Le maître passe de l’un à l’autre, ne rompant le silence que pour dire un mot destiné à faire évoluer le travail sans toutefois lui donner une orientation précise. Soucieux de ne pas l’effaroucher, il va vers elle, l’air accueillant. Du doigt, il montre le carton à dessin qu’elle porte sous le bras, l’invitant à l’ouvrir. Dessins au crayon gris, esquisses au fusain, encre noire à la plume. Images conventionnelles mais dont la réalisation démontre une aisance certaine. Elle s’éclipse un instant, le temps de revenir avec une toile de format moyen. Un paysage classique dans la brume, très peu de couleurs, des gris laiteux, sans consistance. Elle fait la moue. Lui ne dit rien. Ce sera tout pour cette fois, mais ils se sont compris à demi-mot : elle reviendra.

 

Elle revient effectivement. Ce jour-là, il est seul, confortablement calé dans le fauteuil, face à une toile de grand format en cours de réalisation. Elle a peur de l’importuner, lui dit qu’elle ne va pas rester, qu’elle repassera, qu’il est préférable qu’il lui donne un rendez-vous.

Non, elle ne le dérange pas, il observait une pause, il n’avait pas l’intention de poursuivre dans l’immédiat, il prenait juste un peu de recul.  Il se lève, lui serre la main, la conduit jusqu’à une table de travail.

« Donc, vous êtes là pour les gris, ces gris qui vous ennuient, mais comment ne pas être ennuyé par des gris ? »

Il prend dans une main un tube de blanc Titane, et dans l’autre un tube de Noir de Mars. Il les tient bien en évidence sous ses yeux, et fait non de la tête. Manifestement surprise, elle le regarde, lui trouvant tout d’un coup  un air malicieux.

« On ne va utiliser que celui-ci, ajoute-t-il en soupesant le tube de blanc »

Puis il met de côté le Noir de Mars au grand étonnement de la jeune fille. Dans le vaste récipient où s’entassent pêle-mêle les couleurs, il sélectionne trois tubes d’une même marque d’acrylique ordinaire qu’il pose devant elle, et lui présente un couteau à mélanger.

« Maintenant, dit-il, on va pouvoir jouer avec les couleurs ! »

Incrédule, elle prend chaque tube entre ses doigts. Elle lit : Cyan, Magenta, Jaune primaire. Alors, elle s’enhardit, prélève une petite quantité de bleu, la dépose à proximité du jaune. Elle n’ignore pas le résultat, mais elle prend son temps, ne lui a-t-il pas dit de jouer ? Elle ne se contente pas du premier vert obtenu c’est toute une gamme qui s’étale sur la plaque de mélaminé blanc qu’il lui a fournie, d’un vert tirant sur le jaune, au bleu-vert en passant par le vert anglais, du plus clair au plus sombre. Puis, elle marque une pause. La satisfaction est de courte durée, d’autant qu’elle n’a guère de surprise, si ce n’est la qualité des nuances obtenues. Sans doute, cela vient-il du choix du cyan. Elle n’a jamais obtenu la même profondeur, la même luminosité avec les bleus qu’elle utilise. Que faire maintenant ? Son regard se tourne vers le peintre, elle l’observe. Il pourrait être mon père, pense-t-elle, peut-être même mon grand-père. Elle attend de sa part une suggestion. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas loquace. Tout en lui semble être dans le geste, dans le regard vif, et dans le sourire discret qui ne quitte pas son visage, provoquant un pli au coin de ses paupières, laissant apparaître deux incisives espacées, les dents du bonheur, remarque- t-elle.

Devinant son attente, il lui soumet de rapprocher son couteau encore chargé de matière vers le rouge magenta. Elle en prélève une petite quantité, la met en contact avec les mélanges réalisés précédemment, puis ajoute peu à peu du blanc, jugeant les effets obtenus trop sombres. Son visage s’éclaire au vu de ses tentatives, la variété des nuances et la luminosité des gris qu’elle découvre. Sous ses yeux médusés, elle voit se former toute une gamme de gris tirant sur le pastel vert ou rouge : gris-vert, vert de gris, vieux rose, couleur chair pâle ou hâlée. La laissant à son enthousiasme, le maître juge suffisante cette première séance, non sans lui demander, avant de revenir, de se pencher sur le cercle chromatique des couleurs. Puis, sans un mot, il note sur un post-it qu’il glisse dans sa main une formule qui à première vue semble participer plus des mathématiques que du langage plastique, mais qui résume en quelques signes l’activité à laquelle elle vient de se livrer:

                                                  ((C + J) + M) + B

 

La semaine suivante, elle revient métamorphosée, c’est la première chose que remarque le Maître lorsqu’il la reçoit. Elle porte sur elle des vêtements colorés. Elle a troqué l’ombre charbonneuse sous l’œil qui  donne à son  regard lourdeur et gravité contre un fard aérien et un trait mauve finement dessiné sur la paupière supérieure, elle a appliqué sur les pommettes un blush rose légèrement nacré qui illumine ses joues.

« La compréhension de la formule que je vous ai glissée à la fin de notre première séance ne vous a posé, j’imagine, aucun problème.  Je peux me contenter aujourd’hui de guider votre travail de la façon suivante »

Le papier qu’il lui présente affiche la formule :

((J + M) + C) + B

 

Sourire entendu. Acquiescement.

Le décryptage est parfaitement clair. Les lettres majuscules représentent les couleurs à utiliser, J pour jaune, M pour magenta, C et B respectivement pour cyan et blanc. Le signe + placé entre deux de ces lettres concrétise l’adjonction. Les parenthèses s’interprètent comme dans les formules numériques ou algébriques : elles organisent le calcul en respectant les priorités, le groupe intérieur   indique le mélange à réaliser en premier lieu…

Elle se met au travail. L’alliance du jaune et du magenta fait apparaître une palette d’orangés et vermillons. Associés au bleu cyan puis éclaircis avec le blanc, surgit un nouvel assortiment de gris colorés, se rapprochant du vert turquoise ou Véronèse, ou des ocres.

S’ensuit un court échange entre le Maître et l’élève, cette dernière entrevoyant l’expérience à venir :

« Et maintenant, ne me dites rien ! Je crois avoir suffisamment déchiffré vos formules pour en imaginer une troisième.

- Je vous laisse faire. »

 

Elle trempe son pinceau dans le rouge magenta, le mêle au bleu cyan, se déplace sur le jaune, en termine avec le blanc, émerveillée par de nouveaux gris allant vers le bleu de cérulé, le bleu minéral, le bleu métal ou le jaune de Naples, ou encore le violet, tout en reprenant :

« Ainsi inutile d’utiliser le noir pour obtenir une teinte grise ?

- Avez-vous bien observé les ombres dans les tableaux impressionnistes. Ces peintres, en quête de lumière, pour tourner le dos à la grisaille, usaient abondamment de la couleur pour donner de la chaleur aux ombrages. Toute ombre est colorée, pourquoi l’assombrir avec du noir ?

- Le premier mélange a pour but l’obtention d’une couleur secondaire à partir de deux primaires.

-  Exactement.

- Cette teinte est donc la complémentaire de la troisième primaire, à laquelle elle est ensuite additionnée.

- Vous avez noté que ces deux couleurs occupent sur le cercle chromatique des positions diamétralement opposées… Continuez.

- C’est là qu’intervient le blanc à dose variable.  La recette, si l’on peut parler de recette, se résume donc à l’utilisation de deux teintes complémentaires additionnées de blanc ?

- Tout simplement. »

Elle se tient debout devant le chevalet, la toile qui y est posée est maculée de taches, celles qu’elle a réalisées au fil de ses nombreux essais. Elle a ainsi composé, grâce à la recette qu’elle vient de découvrir, un riche nuancier uniquement composé de gris colorés, il a suffi de deux séances !

Il passe derrière elle, met la main sur son épaule :

« Alors ? »

Elle tourne la tête, un large sourire sur le bord des lèvres. Ses yeux pétillent. Sur le cou légèrement ridé du vieil homme, elle dépose avec grâce une bise pleine de reconnaissance et de tendresse. Ils partagent le même plaisir.

 

© Michel Racois

 



Michel Racois

Mai-juin 2022

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002