TERRA INCOGNITA

 

 

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Archives : Terra incognita

 

Nouvelle rubrique : découverte…

Mars-Avril 2021

 

 

 

Claude Kraif

 

 

Présenté par Mireille Diaz-Florian

 

Attente du printemps

Mireille Diaz-Florian

 

Le dire à deux voix

 

Pour présenter Claude Kraif, il me manque ici la dimension sonore et visuelle d’une lecture à haute voix qui me permettrait de rendre compte de l’instant précis où j’ai découvert sa poésie. Dans le monde d’avant-le-maintenant, le festival de Solliès-Pont ouvrait alors ses portes pour le Printemps des poètes et la poésie battait son plein de mots. Il y avait, il y aurait de nombreux textes partagés. Lorsque Jacqueline Tissot-Kraif, la diseuse des mots de Claude Kraif, s’est placée devant nous pour ajuster finement la voix, le geste et le texte, j’ai perçu l’évidence d’une écriture qui assume pleinement sa force musicale et l’originalité d’un univers personnel.

 

Claude Kraif a beaucoup écrit. Durant plus de 20 ans au sein de Revue-spectacle.com, qui figure parmi les pionniers de ce nouveau media, il a rendu compte de plus de 500 spectacles tant à Paris qu’au festival d’Avignon. Il est l’auteur de nouvelles, de pièces de théâtre : Macadam, La Trace, le Bilan, de recueils d’aphorismes et de poésies : Le néant comme si vous y étiez (Le Manuscrit, 2006), La cruauté des fleurs se voit par transparence (Lulu, 2017), L'agencement des nénuphars (autoédition, 2019), et de deux livres objets en duo avec des xylogravures de Dominique Limon : La Nuit et Incision (autoédition, 2007, 30 exemplaires numérotés)

 

Lors d’un court échange pour préparer cette présentation, il insiste sur le lien entre sa propre écriture et le théâtre. Outre la musique de la langue, il inscrit dans ses textes la notion de répliques dont l’enchainement obéit à un goût du jeu de mots comme à l’art de l’aphorisme. À ce titre, une véritable collaboration s’est instaurée avec sa compagne, remarquable lectrice, dont il dit qu’« elle s’accapare » ses textes et rend compte ainsi de leur portée. C’est dans cet espace, révélé à deux voix, que son texte prend toute sa signification. 

 

L’architecture de ses recueils restitue les instants de son travail. Le terme de série pourrait caractériser l’enchainement des textes qui obéit à une sorte de successivité. Si l’on propose à Claude de nous ouvrir l’arrière-boutique de l’écrivain, il avoue une totale liberté, celle du texte, celle des textes à écrire. Certains lieux seront propices qui installent une sorte d’attente. Ainsi en est-il du bistrot peut-être et sans doute de tous ces moments où se manifeste ce qu’il convient de nommer l’inspiration.

 

Je propose donc au lecteur de Francopolis de feuilleter ces pages offertes, traces laissées sur un chemin d’authentique poésie.

©Mireille Diaz-Florian

 

La « diseuse »

Lecture à l’Isle-sur-la-Sorgue

 

L’AGENCEMENT DES NÉNUPHARS

 

Je ressens

 

Je ressens parfois une joie singulière,

une odeur, un visage,

l’émotion d’un matin, une porte cochère,

un présage,

l’instant tout près de trouver le trésor,

le gonflement de joie de respirer profond,

la plénitude marine d’arriver à bon port,

la caresse du vent qui donne le frisson.

Cela passe très vite et dure très longtemps.

C’est le relais témoin.

La rencontre attendue du souffle caressant,

la pendule fidèle qui compte les battements,

la durée se concentre.

Elle redevient sensible.

Les flèches perdues retrouvent enfin les cibles.

Quelle fleur ? Quelle tige ? Quelle racine ?

Je suis comme un bateau porté par l’océan,

couché dans le lit de l’heure du grand clocher,

qui s’étend de l’instant jusqu’à l’éternité.

La joie que je ressens brûle dans la seconde,

une main, une musique, un monde,

du foin fraîchement coupé, un pont sur la rivière.

Une lettre, un tableau qui représente un cerf.

Être tout à la fois, en même temps ne plus être.

Léguer par testament la vie qui m’a vu naître.

Je fête le plaisir, mon âme redevient corps

Quelle fleur ? Quelle tige ? Quelle racine ?

Une graine, qui contient le déroulement

des signes,

sait attendre les siècles pour célébrer la cène.

Il faudra l’émotion, un souffle, un présage,

Une joie singulière,

Un instant, une odeur,

Un visage.

 

***

 

LA CRUAUTÉ DES FLEURS SE VOIT PAR TRANSPARENCE

 

Le Giron

 

Le temps passe dans mon giron

Voilà le chant

Il demande réparation du grand horloger

Par les deux bras du présent qui marquent le pas

Il demande que l’amour soit mesuré

Que la chance soit mesurée

Que la vue de la fenêtre ne soit pas contrariée

La demande ne se résigne pas

Persistance du giron qui pleure et qui rit

Les deux jambes du temps passent et adviennent

Elles marquent le pas du présent

L’horloge ne défigure en rien la posture

Voilà le chant

Elle demande réparation du grand horloger

Pour continuer la mesure pas à pas

Seconde précédée et suivie

Sur les marques de l’infini ou de l’éternité

Les marques du giron

Réparées dans la mesure du grand horloger

Inscrites par avance

Parfois chiffrées

Donnent l’heure de toutes les heures

Dans la répétition générale de la grande réparation

La marque n’arrête pas la marque

La marque repart dans la grande accumulation du giron

C’est vraiment chouette de voir ça

 

 

Escalader

 

Escalader l'horizontal vers les sommets insomniaques des illusions perdues,

C'est possible.

Il faut attendre que la lune soit bien pleine pour éclairer les maléfices et les aspérités. Ensuite il faut bien peser les affirmations dont l'insolence a tôt fait de provoquer les éboulis. Inutile de s'harnacher d'évidences, le vent se charge de toutes les illusions brèves ou folles.

Quand la nuit est claire, rien du sol n'échappe à l'auguste pertinence de l'absolue récompense. Non, rassurer l'éternité par extinctions des espèces ne suffit pas à retenir les émotions. La solennité oblige à plus de complaisance dans le vacarme innovant des imaginations guerrières.

 

/Stop, rien qui ne soit sorti ne doit entrer/

/ Nulle barrière / Rien que vent / Empêcher les craquements /

 

Oser sans doute n'éteint pas les chandelles. Il y faut du souffle, plus encore, aucun homme, fut-il jeune, ne traverse le monde sans parcourir au moins une fois la voie compliquée des éléments.

Outre les faits, s'exposent la nature, et ses exigences fortuites. Le pittoresque se joue de l'innocence. Rien le soir ne prévient du terrible danger. La mort du sens est à ce prix qu'il faut meubler l'espoir de sensations fortes, sans privations aucune.

Tout ce qui surnage doit surnager, voilà la loi. Quant aux faits, ouvrez les magazines. Vous verrez des photos qui sont un démenti formel de la réalité sans vergogne. Du mensonge, juste la tromperie qui donne le goût aux choses. La vérité, insipide et stupide dans sa défroque de missionnaire, peut bien se passer des pages. Elle se contentera des cris et plus encore des silences.

 

/Stop, rien qui ne soit sorti ne doit entrer/

/Nulle barrière / Rien que vent / Empêcher les craquements /

 

***

 

SÉRIE DU BATEAU BLEU

Inédit

 

 

Le bateau bleu  

 

J’aimerais écrire : Il y a un bateau bleu sur le lac mais la page est blanche d’une brume dense et profonde.

La brume des heures, de l’attente des heures.

J’aimerais écrire que derrière la brume il y a un bateau sur le lac. J’aimerais écrire sans pouvoir le voir.

Mais la brume s’évapore. Le bateau bleu est au port.
J’aimerais témoigner, écrire pour témoigner d’un bateau bleu sur un lac dense et aveugle.

Mais il est au port. Le bateau bleu est au port.

L’incompréhension est à quai sans marchandise, sans espoir de l’ailleurs Immobile dans l’attente.

J’aimerais écrire la marchandise des ports chargés de voyageurs.

Les voyageurs crieront que le but est atteint.

Les voyageurs riront par brisées marines.

Les voyageurs des heures, des brumes et des bateaux.

Je vais te retrouver bien sûr.

Tu m’accompagnes.

Les voiles remplies d’espoir naviguent sur ton rêve.

Les voiles gonflées d’amour cherchent les sémaphores.

Les voiles remplies d’amour naviguent jusqu’au port.

Tout à l’heure le lac et la brume et le port.

Tout à l’heure, la mer, les voiles, le sémaphore.

Maintenant ton regard qui parcourt la grève.

Les corps ensevelis sous les algues marines.

Les marelles enfouies dans l’espoir insensé d’un bateau fou d’amour qui voulait naviguer.

Tout à l’heure le lac et les brumes et le port avec un bateau bleu qui voguait vers le nord.

Qui désirait la vie.

Qui refusait la mort.

Ils criaient pourtant.

Le lac n’est pas la mer.

La brume et l’océan marient les profondeurs, mais là, comme un esquif, l’espoir du bonheur.

La promesse marine, d’une blanche pâleur de la couleur bleue sur la brume du port

La promesse marine qui aimerait écrire

Le bateau bleu, dans la brume du nord, attend les voyageurs.

Le bateau est au port.

 

 

Peut-on calculer le hasard ?

 

Jeter les mots sur la roulette

Attendre le mot gagnant

Les dés sont jetés

Rien ne va plus

L’impair et le manque tracent leur avenir

Les mots roulent comme des funambules

Qui doivent t’ils racheter

Les mots roulent sur les creux

La toupie ralentit

Toutes les faces du dé se valent

Gagnantes ou perdantes

Peut-on calculer le gain

Peut-on calculer la perte

Le mot s’arrête dans le creux

Il s’arrête dans le chiffre

Son chiffre, son destin

Tant qu’il a roulé il ne pouvait pas savoir

Tant qu’il a roulé tout l’avenir était possible

L’avenir de la perte et du gain

Il y avait six chiffres pour l’avenir

Un seul pour le passé

Dans le présent la roue brille

Elle rayonne de tous les feux, l’instant des feux

Sa mobilité est gage de tous les possibles

C’est la grande tournée des planètes

Le hasard va choisir un creux dans la constellation de tous les creux du temps

Dans le nombre incalculable de tous les creux

Celui du chiffre triomphant

Celui de chaque instant du temps

Les chiffres du hasard sont présents dans tous les creux du temps

Aussi incalculable que l’éternité du creux

Aussi infini que le chiffre du creux

Dans la grande durée du hasard

Enseveli dans les décombres du grand passé

Il renait d’un coup de dés

Le hasard redevient le maître des possibles

Le grand agencement du hasard de tous les possibles

Le futur incalculable du grand agencement

Du coup de dés lancé 

Imprévisible, suspendu, possible

Lancé au-dessus des creux

Lancé au-dessus de l’immobilité

Le coup de dé choisit le mot

Le mot gagnant ou perdant

Solitaire comme le présent

 

 

Hors tout

 

Hors-jeu, hors des clous

Tout ce qui est dehors est dedans dans mon intérieur bourgeonnant

Hors de moi dans la colère réfléchissante des miroirs déformants

Hors norme, échappé de nulle part

Être dans la marge, toujours la marge, lune et soleil réduits en poudre

La marge au beau milieu du jour et de la nuit, marginalement boréale, parfois Seulement, parfois

Marginalement septentrionale, parfois

Marginalement enfouie. Hors la pomme, hors la terre, hors le jardin d'Eden

Hors les calculs insensés qui maintiennent les choses à la surface des choses Presqu'enterrées

Hors d'état de nuire, hors concours, hors cadre, laisser la place pour vivre ailleurs

Pourquoi pas

Hors de la place, du temps, chassés du paradis

Hors de rien et hors de tout dans le voisinage de Van Gogh

Intérieur déserté

Il suffirait de retourner sa veste pour voir toutes les médailles et les décorations

Hors d'eau, hors d'air

Pourquoi fait-il si froid dehors, aussi froid que dedans 

Fallait-il jeter les glaçons ?

Habitant expulsé

Un seul cri dans l'écho

Fallait-il jeter les glaçons ?

Rester dans la zone pour errer

L'extérieur inversé, fallait-il cracher ?

Cracher dehors sur la surface des murs ?

Les murs effondrés mêlés aux crachats

Hors la loi, hors d'usage, hors les murs

Crier l'aventure en soufflant dans le verre brûlant

S'attabler devant les hors d'œuvres comme une injonction de dévoration

Boire à la coupe dans l'alternance du trivial et du sacré

Aller vers l'autre hors, celui du labyrinthe, celui du colimaçon, plus haut,

Toujours plus haut à force de vouloir hisser l'horizon jusqu'aux étoiles

Il faut bien accoucher du monde, le coucher dans le berceau du monde

Dans le hors monde du tout humain

Là où l'homme peut s'orienter

Là où l'homme peut trouver la réponse à la seule question qui vaille

Fallait-il jeter les glaçons ?


 

 

Il n’y a pas de mot…

 

Il n’y a pas de mot pour dire dans le grand bal masqué

Le visage de l’autre déguise le silence en confettis moqueurs

La bouche en carton-pâte refermée pour toujours

Dessine la blessure du temps qui se referme

 

Seuls les yeux brillent dans l’air volubile

Parfois riants parfois pleureurs

La musique accompagne le pas de la danseuse

Mariée par le présent dans le pas du danseur

 

Dans le grand bal masqué sonne l’heure du premier vide

Le silence prolongé du temps qui disparaît

Plongé en profondeur dans le lac sans écume

Jusqu’au font baptismal du plein qui se déchire

 

N’y avait-il donc rien sous le vocabulaire ?

Aucun son ? Aucune apparition ?

Rien qui puisse bouger les lèvres immobiles

Rien qui puisse indiquer la direction du monde

 

Les vides se remplissent de vide encore plus vide

Les mots multipliés de paroles inutiles

Ne chantent ni l’amour, ni la mort, ni la haine

Le masque du grand bal empêche tous les discours

 

Dans le grand bal masqué sonne l’heure de tous les vides

Ame et corps disparus dans l’océan du temps de l’heure de tous les vides

Joie, cris, douleurs, disparus dans l’océan du temps de l’heure de tous les vides 

Il n’y a plus de mots pour dire, dans le grand bal masqué, dans l’océan du temps,

Dans l’heure de tous les vides

 

Il n’y a pas de mot pour deux dans le grand bal masqué

Tu es restée en moi, parti Tu es restée en moi restée

Un jour je n’ai plus su 

Tu n’as plus su non plus, peut-être que demain, avec les hier refermés dans le creux de la main

Tu sauras

 

Les saisons rassemblées dans le creux du fossé, tapies de feuilles humides

Tu sauras l’automne, et les feuilles tombées

Ton destin rassemblé dans l’avant dernier jour humide de rosée

 

 

Point final et point germinal

 

Le pain du matin est posé sur la table. Le son des rues gravit les murs. File le long des gouttières. Eau et source rejoignent le son qui court. Les mains en porte-voix appellent l'enfant.

Boire est-il ?

 

Il n'y a pas de mot pour vanter le mérite de l'eau dans l'étonnement du nouveau monde. Seule persiste la sensation de flotter verticalement dans le courant horizontal de la source jusqu'à la mer. La ville de l’est cherche l’horizon au creux des collines. L’homme s’abandonne au "rien à faire" des terrasses.

Rêve est-il ?

 

Volutes entrelacées, gravitation perdue. Les chemins hésitants se regroupent dans d'innombrables portes cochères. Le rêve a ceci de réel qu'il engendre la perplexité.

Est-il improbable ou illégitime ?

Est-il forcé à l'obéissance par sélection des possibles ?

Autant de questions qui s'opposent à l'émergence sauvages de vraies certitudes.

Oubli est-il ?

 

La nature s'évade en fuite ontologique, en vertu principielle, en audace printanière.

La folie s'organise en principe vital. Bras et jambes cherchent la nourriture germinale qui fera des distances une simple formalité. Tronc et tête pourront contempler le paysage aux fins de découvrir la beauté du monde.

Vivre est-il ?

 

Le peintre devant son chevalet va des quatre coins aux quatre points cherchant le cinquième dans la profondeur colorée. Le pinceau, couleur rentrée, perce chaque point, tableau criblé, visages grêlés, verres brisés, grains de sable et femmes en prière vêtues de noir, de bleu et d’or.

La tempête emporte les voiles déchirées par la foudre. Les villes gravissent les pentes abruptes recouvrant les rochers de remparts sévères. Les cheminées d'usine marquent le ciel de taches rougeâtres et sales.

 

Souffle est-il ?      

 



 

 


Claude Kraif

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