L’AGENCEMENT DES NÉNUPHARS
Je ressens
Je ressens parfois une joie singulière,
une odeur, un visage,
l’émotion d’un matin, une porte cochère,
un présage,
l’instant tout près de trouver le trésor,
le gonflement de joie de respirer profond,
la plénitude marine d’arriver à bon port,
la caresse du vent qui donne le frisson.
Cela passe très vite et dure très longtemps.
C’est le relais témoin.
La rencontre attendue du souffle caressant,
la pendule fidèle qui compte les battements,
la durée se concentre.
Elle redevient sensible.
Les flèches perdues retrouvent enfin les cibles.
Quelle fleur ? Quelle tige ? Quelle
racine ?
Je suis comme un bateau porté par l’océan,
couché dans le lit de l’heure du grand clocher,
qui s’étend de l’instant jusqu’à l’éternité.
La joie que je ressens brûle dans la seconde,
une main, une musique, un monde,
du foin fraîchement coupé, un pont sur la
rivière.
Une lettre, un tableau qui représente un cerf.
Être tout à la fois, en même temps ne plus être.
Léguer par testament la vie qui m’a vu naître.
Je fête le plaisir, mon âme redevient corps
Quelle fleur ? Quelle tige ? Quelle
racine ?
Une graine, qui contient le déroulement
des signes,
sait attendre les siècles pour célébrer la cène.
Il faudra l’émotion, un souffle, un présage,
Une joie singulière,
Un instant, une odeur,
Un visage.
***
LA CRUAUTÉ DES FLEURS SE VOIT PAR TRANSPARENCE
Le Giron
Le temps passe dans mon giron
Voilà le chant
Il demande réparation du grand horloger
Par les deux bras du présent qui marquent le pas
Il demande que l’amour soit mesuré
Que la chance soit mesurée
Que la vue de la fenêtre ne soit pas contrariée
La demande ne se résigne pas
Persistance du giron qui pleure et qui rit
Les deux jambes du temps passent et adviennent
Elles marquent le pas du présent
L’horloge ne défigure en rien la posture
Voilà le chant
Elle demande réparation du grand horloger
Pour continuer la mesure pas à pas
Seconde précédée et suivie
Sur les marques de l’infini ou de l’éternité
Les marques du giron
Réparées dans la mesure du grand horloger
Inscrites par avance
Parfois chiffrées
Donnent l’heure de toutes les heures
Dans la répétition générale de la grande
réparation
La marque n’arrête pas la marque
La marque repart dans la grande accumulation du
giron
C’est vraiment chouette de voir ça
Escalader
Escalader l'horizontal vers les sommets
insomniaques des illusions perdues,
C'est possible.
Il faut attendre que la lune soit bien pleine
pour éclairer les maléfices et les aspérités. Ensuite il faut bien peser
les affirmations dont l'insolence a tôt fait de provoquer les éboulis.
Inutile de s'harnacher d'évidences, le vent se charge de toutes les
illusions brèves ou folles.
Quand la nuit est claire, rien du sol n'échappe à
l'auguste pertinence de l'absolue récompense. Non, rassurer l'éternité par
extinctions des espèces ne suffit pas à retenir les émotions. La solennité
oblige à plus de complaisance dans le vacarme innovant des imaginations
guerrières.
/Stop, rien qui ne soit sorti ne doit entrer/
/ Nulle barrière / Rien que vent / Empêcher les
craquements /
Oser sans doute n'éteint pas les chandelles. Il y
faut du souffle, plus encore, aucun homme, fut-il jeune, ne traverse le
monde sans parcourir au moins une fois la voie compliquée des éléments.
Outre les faits, s'exposent la nature, et ses
exigences fortuites. Le pittoresque se joue de l'innocence. Rien le soir ne
prévient du terrible danger. La mort du sens est à ce prix qu'il faut
meubler l'espoir de sensations fortes, sans privations aucune.
Tout ce qui surnage doit surnager, voilà la loi.
Quant aux faits, ouvrez les magazines. Vous verrez des photos qui sont un
démenti formel de la réalité sans vergogne. Du mensonge, juste la tromperie
qui donne le goût aux choses. La vérité, insipide et stupide dans sa
défroque de missionnaire, peut bien se passer des pages. Elle se contentera
des cris et plus encore des silences.
/Stop, rien qui ne soit sorti ne doit entrer/
/Nulle barrière / Rien que vent / Empêcher les
craquements /
***
SÉRIE DU BATEAU BLEU
Inédit

Le bateau bleu
J’aimerais écrire : Il y a un bateau bleu
sur le lac mais la page est blanche d’une brume dense et profonde.
La brume des heures, de l’attente des heures.
J’aimerais écrire que derrière la brume il y a un
bateau sur le lac. J’aimerais écrire sans pouvoir le voir.
Mais la brume s’évapore. Le bateau bleu est au
port.
J’aimerais témoigner, écrire pour témoigner d’un bateau bleu sur un lac
dense et aveugle.
Mais il est au port. Le bateau bleu est au port.
L’incompréhension est à quai sans marchandise,
sans espoir de l’ailleurs Immobile dans l’attente.
J’aimerais écrire la marchandise des ports
chargés de voyageurs.
Les voyageurs crieront que le but est atteint.
Les voyageurs riront par brisées marines.
Les voyageurs des heures, des brumes et des
bateaux.
Je vais te retrouver bien sûr.
Tu m’accompagnes.
Les voiles remplies d’espoir naviguent sur ton
rêve.
Les voiles gonflées d’amour cherchent les
sémaphores.
Les voiles remplies d’amour naviguent jusqu’au
port.
Tout à l’heure le lac et la brume et le port.
Tout à l’heure, la mer, les voiles, le sémaphore.
Maintenant ton regard qui parcourt la grève.
Les corps ensevelis sous les algues marines.
Les marelles enfouies dans l’espoir insensé d’un
bateau fou d’amour qui voulait naviguer.
Tout à l’heure le lac et les brumes et le port avec
un bateau bleu qui voguait vers le nord.
Qui désirait la vie.
Qui refusait la mort.
Ils criaient pourtant.
Le lac n’est pas la mer.
La brume et l’océan marient les profondeurs, mais
là, comme un esquif, l’espoir du bonheur.
La promesse marine, d’une blanche pâleur de la
couleur bleue sur la brume du port
La promesse marine qui aimerait écrire
Le bateau bleu, dans la brume du nord, attend les
voyageurs.
Le bateau est au port.
Peut-on calculer le hasard ?
Jeter les mots sur la roulette
Attendre le mot gagnant
Les dés sont jetés
Rien ne va plus
L’impair et le manque tracent leur avenir
Les mots roulent comme des funambules
Qui doivent t’ils racheter
Les mots roulent sur les creux
La toupie ralentit
Toutes les faces du dé se valent
Gagnantes ou perdantes
Peut-on calculer le gain
Peut-on calculer la perte
Le mot s’arrête dans le creux
Il s’arrête dans le chiffre
Son chiffre, son destin
Tant qu’il a roulé il ne pouvait pas savoir
Tant qu’il a roulé tout l’avenir était possible
L’avenir de la perte et du gain
Il y avait six chiffres pour l’avenir
Un seul pour le passé
Dans le présent la roue brille
Elle rayonne de tous les feux, l’instant des feux
Sa mobilité est gage de tous les possibles
C’est la grande tournée des planètes
Le hasard va choisir un creux dans la
constellation de tous les creux du temps
Dans le nombre incalculable de tous les creux
Celui du chiffre triomphant
Celui de chaque instant du temps
Les chiffres du hasard sont présents dans tous
les creux du temps
Aussi incalculable que l’éternité du creux
Aussi infini que le chiffre du creux
Dans la grande durée du hasard
Enseveli dans les décombres du grand passé
Il renait d’un coup de dés
Le hasard redevient le maître des possibles
Le grand agencement du hasard de tous les
possibles
Le futur incalculable du grand agencement
Du coup de dés lancé
Imprévisible, suspendu, possible
Lancé au-dessus des creux
Lancé au-dessus de l’immobilité
Le coup de dé choisit le mot
Le mot gagnant ou perdant
Solitaire comme le présent
Hors tout
Hors-jeu, hors des clous
Tout ce qui est dehors est dedans dans mon
intérieur bourgeonnant
Hors de moi dans la colère réfléchissante des
miroirs déformants
Hors norme, échappé de nulle part
Être dans la marge, toujours la marge, lune et
soleil réduits en poudre
La marge au beau milieu du jour et de la nuit,
marginalement boréale, parfois Seulement, parfois
Marginalement septentrionale, parfois
Marginalement enfouie. Hors la pomme, hors la
terre, hors le jardin d'Eden
Hors les calculs insensés qui maintiennent les
choses à la surface des choses Presqu'enterrées
Hors d'état de nuire, hors concours, hors cadre,
laisser la place pour vivre ailleurs
Pourquoi pas
Hors de la place, du temps, chassés du paradis
Hors de rien et hors de tout dans le voisinage de
Van Gogh
Intérieur déserté
Il suffirait de retourner sa veste pour voir
toutes les médailles et les décorations
Hors d'eau, hors d'air
Pourquoi fait-il si froid dehors, aussi froid que
dedans
Fallait-il jeter les glaçons ?
Habitant expulsé
Un seul cri dans l'écho
Fallait-il jeter les glaçons ?
Rester dans la zone pour errer
L'extérieur inversé, fallait-il cracher ?
Cracher dehors sur la surface des murs ?
Les murs effondrés mêlés aux crachats
Hors la loi, hors d'usage, hors les murs
Crier l'aventure en soufflant dans le verre
brûlant
S'attabler devant les hors d'œuvres comme une
injonction de dévoration
Boire à la coupe dans l'alternance du trivial et
du sacré
Aller vers l'autre hors, celui du labyrinthe,
celui du colimaçon, plus haut,
Toujours plus haut à force de vouloir hisser
l'horizon jusqu'aux étoiles
Il faut bien accoucher du monde, le coucher dans
le berceau du monde
Dans le hors monde du tout humain
Là où l'homme peut s'orienter
Là où l'homme peut trouver la réponse à la seule
question qui vaille
Fallait-il jeter les glaçons ?
Il n’y a pas de mot…
Il n’y a pas de mot pour dire dans le grand bal
masqué
Le visage de l’autre déguise le silence en
confettis moqueurs
La bouche en carton-pâte refermée pour toujours
Dessine la blessure du temps qui se referme
Seuls les yeux brillent dans l’air volubile
Parfois riants parfois pleureurs
La musique accompagne le pas de la danseuse
Mariée par le présent dans le pas du danseur
Dans le grand bal masqué sonne l’heure du premier
vide
Le silence prolongé du temps qui disparaît
Plongé en profondeur dans le lac sans écume
Jusqu’au font baptismal du plein qui se déchire
N’y avait-il donc rien sous le vocabulaire ?
Aucun son ? Aucune apparition ?
Rien qui puisse bouger les lèvres immobiles
Rien qui puisse indiquer la direction du monde
Les vides se remplissent de vide encore plus vide
Les mots multipliés de paroles inutiles
Ne chantent ni l’amour, ni la mort, ni la haine
Le masque du grand bal empêche tous les discours
Dans le grand bal masqué sonne l’heure de tous
les vides
Ame et corps disparus dans l’océan du temps de
l’heure de tous les vides
Joie, cris, douleurs, disparus dans l’océan du
temps de l’heure de tous les vides
Il n’y a plus de mots pour dire, dans le grand
bal masqué, dans l’océan du temps,
Dans l’heure de tous les vides
Il n’y a pas de mot pour deux dans le grand bal
masqué
Tu es restée en moi, parti Tu es restée en moi
restée
Un jour je n’ai plus su
Tu n’as plus su non plus, peut-être que demain,
avec les hier refermés dans le creux de la main
Tu sauras
Les saisons rassemblées dans le creux du fossé,
tapies de feuilles humides
Tu sauras l’automne, et les feuilles tombées
Ton destin rassemblé dans l’avant dernier jour
humide de rosée
Point final et point germinal
Le pain du matin est posé sur la table. Le son
des rues gravit les murs. File le long des gouttières. Eau et source
rejoignent le son qui court. Les mains en porte-voix appellent l'enfant.
Boire est-il ?
Il n'y a pas de mot pour vanter le mérite de
l'eau dans l'étonnement du nouveau monde. Seule persiste la sensation de
flotter verticalement dans le courant horizontal de la source jusqu'à la
mer. La ville de l’est cherche l’horizon au creux des collines. L’homme
s’abandonne au "rien à faire" des terrasses.
Rêve est-il ?
Volutes entrelacées, gravitation perdue. Les
chemins hésitants se regroupent dans d'innombrables portes cochères. Le
rêve a ceci de réel qu'il engendre la perplexité.
Est-il improbable ou illégitime ?
Est-il forcé à l'obéissance par sélection des
possibles ?
Autant de questions qui s'opposent à l'émergence
sauvages de vraies certitudes.
Oubli est-il ?
La nature s'évade en fuite ontologique, en vertu
principielle, en audace printanière.
La folie s'organise en principe vital. Bras et
jambes cherchent la nourriture germinale qui fera des distances une simple
formalité. Tronc et tête pourront contempler le paysage aux fins de découvrir
la beauté du monde.
Vivre est-il ?
Le peintre devant son chevalet va des quatre
coins aux quatre points cherchant le cinquième dans la profondeur colorée.
Le pinceau, couleur rentrée, perce chaque point, tableau criblé, visages
grêlés, verres brisés, grains de sable et femmes en prière vêtues de noir,
de bleu et d’or.
La tempête emporte les voiles déchirées par la
foudre. Les villes gravissent les pentes abruptes recouvrant les rochers de
remparts sévères. Les cheminées d'usine marquent le ciel de taches
rougeâtres et sales.
Souffle est-il ?
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