LE BOULIER COSMIQUE
(Ad Solem, 2013)
Il fallut quitter la bonne maison et
sortir aux heures les plus matinales, pressé par le vertige de l’or, le
corps sabré de vertus, de promesses non tenues, de désordres. Il était
temps d’arracher les victoires à leurs béances crédules et de risquer tout
parmi les vivants. La préhistoire pouvait enfin approcher dans sa beauté
première, avec ses cromlechs, ses vasques douloureuses, ses martyrs aux
yeux désaxés, ses épuisantes sablières. La lumière trouverait chacun à sa
place, avant de reprendre l’ordre de la vie.
Je partis le soir même pour le Nouveau
Monde.
p. 7
Ô fleuve ! Regarde la masse du
rauquement des chairs contre les brise-lames. Regarde ! Je flotte dans la
nuit décisive, la remontée des abîmes. J’ai projeté vers toi l’élan mélancolique,
effondrant les barges, les bras couverts de sable et de varech. Dans la
friche des grands viaducs abandonnée aux airs, j’écume la charge neuve des
eaux multicolores et la chance de ta source élevée. L’injonction des
doubles garde la masse des jonquilles, ce coteau tremblant vers où la
variante beauté des herbages couvre tous les degrés du temps.
P. 11
Philadelphie
Une mitraille de petites lumières
éclate sur l’âme des talus. Le brouillard rapide des visages se rassemble à
l’injonction des racines. Le vent aborde la ville dans une élévation
furtive et imprime la fragrance des tilleuls.
L’épargne de nos corps apparaît à la
fenêtre du matin, portant le fil de l’aube sous sa chemise. Il reste une
prouesse, l’essence de la beauté, la parenté des signes, vos pas à ma
porte.
P. 27
En réponse aux pontons aveugles, je
demeure attentif au carreau de faïence bleue que respire la mer. Les
comptoirs éclairés s’essoufflent dans l’âtre, tranchent la sècheresse
amère, la coutume du voyage. Nous imposons des routes, groupant sous
l’asphalte le prodige des coquillages et des oiseaux fossiles. L’arc nu
charge d’embruns la cime des nordmanns.
P. 28
Le pavillon des fêtes
Que regardons-nous ? Notre
bienveillance est chargée de crainte, de tolérance impossible et de
résignation. Recevoir l’ignorance et ses manifestations comme un
aboutissement ? Voilà dans la sarabande des chapeaux de paille, des
fontaines, de quelques plantes devenues aquatiques et ce permafrost
impavide. Mais ailleurs, comment s’acquitter de certaines sueurs et de
leurs peaux, de la mystérieuse présence d’un fanal dans les cieux ?
P. 33
Inutile de dépouiller la grève.
L’avenue gronde de figurines électriques, de passants mal croisés. Les
arbres d’effondrent dans l’obscurité ; les yeux s’épuisent dans le ciel
vide. De ce dimanche où les pétales
s’évaporent des prés, il ne reste qu’une pâleur dont le lien se tend à la
candeur des mains. Près du parc, Jehanne côtoie les équipages, les
voitures, les autobus, les chariots dressés pour le départ. Des cheminots
éprouvent la grande fresque végétale. Les plaines alluviales recouvrent les
ruines, les gravures interdites des Indiens, les manufactures, les
paquebots, les caravelles échouées. La petite boîte de neige éternelle
éclaire les Appalaches et vous protestez de l’innocence perdue. Les
magasins aux krafts sobres consomment leur sacherie, près des pompes à eau
et des citernes de sachems.
P.39
L’ardent vertige du sable
L’avant garde du poème ne recense pas
les lieux qui nous retiennent, elle conduit la recherche du cheval de bois,
afin d’en observer la crinière.
Les hasards semeurs d’éternité n’ont
pas d’âge ; ils regorgent de propagandes er de douleurs sonores, pour
livrer ces vitrines aux frelons et compléter le malentendu venu du corps.
D’autres vont suivre devant ces parterres éclairés de lumignons, cette âcre
fumée plongeant vers la rue. Il fallut ce jour-là un affreux courage pour
embarquer. Ce temps fabriqué à l’échelle des impatiences résistait à
l’imprévu. Je reconnus le regard des épaisseurs. À contre-jour l’étendue du
silence maintenait au sol ainsi qu’un embauchoir l’ajournement des formes
et des grâces.
P. 51
Quand viendra l’heure d’embarquer,
les cordages boueux tomberont de nos mains, épuisées, avec le souvenir de
cette jeune fille dont les pas accordés près du remugle de la mer, émue
dans l’innocence de Cassiopée, se mêlaient à Versailles au terme de
l’inoubliable éclat de la vocation
P.53
Une flore
Si je parlais de cet amour
silencieux, en laissant approcher en moi la fine soie de l’autre, je
confierais : ne chassez pas trop vite l’importun, car sa soif fiance le
partage et sa part d’espérance en ce monde. Vous aurez ouvert une fenêtre,
entrevu une ressemblance là où vous redoutiez la confidence.
P. 61
à Pierre Peuchmaurd
Par ce bloc convenait le jour ; des
passants invisibles désignaient l’échelle en suspens. De petits rideaux
découpaient les vitres. Je mesurais le lien des traits noirs, la gravité du
fil, la proximité secrète de l’entendu. Les buildings en course rapide
s’échelonnent, façade après façade, les loges emplies de clameurs. Ainsi
des mots comme des gestes désordonnés reforment sans cesse les zéphyrs qui
traversent les nuées ardentes. Le désir reste une énigme : on ne trie pas
dans la joie d’un ami.
P. 63
À la lumière du jour
La nuit orpheline dépose sa bonne
œuvre aux consignes de la gare. Le prix du séjour est un forfait. Il faut
donc accepter l’abandon et se rendre disponible. Dans cette nuit de Noël,
l’errance ne se distingue plus des choses visibles. Traversant impressions
et couleurs, dans un geste élastique, les fautes deviennent écho de la
confession. Dans la tourmente intime, rien ne désarme. Les projets
s’engrangent avec une volonté sans maîtrise. Les évènements portent, heure
après heure, le dénouement de chaque chose accomplie. Des guirlandes
drapent les vitrines et les ampoules solitaires mordent à la charité, dans
cette froide et dure nuit étendue.
P.71
Reformer ce destin à toutes fins
utiles, malgré la précarité des phrases, l’économie du vent. Un traité vernaculaire
émerge du jardin sans bornes, livre sa parenté à l’Eden et sa sobre lumière
d’arc à l’éphémère.
P.86
Charge d’éphémère
ARAIRE
(Rougerie, 2009)
Que manque-t-il à ce silence
Pour être de nouveau la parole du soir ?
Peut-être la disgrâce en un reflet de soi
Tant l’amertume et l’abandon obsèdent
Le calme perdu dans cette indifférence
Chiffonne les cœurs sans se soucier du temps
Ni de l’amour éteint sans remord.
P. 15
Tout ce qui ne causa pas ma mort
Brèche qui attend
Le signe du départ
On plie la suie des yeux
L’essaim l’ultime baie
La lumière profane
S’éternise dans l’éclat
D’un ici épris d’être
Exhausse l’aurore plus forte
Les eaux sauvages
À l’extrême éternité de la page
Pour la gloire d’un seul mot.
P. 23
Où j’allais boire
Chimères logées dans la présence
Ce qui advient trouble l’intime dessein
Charge le mystère
Et ajourne le pas.
P. 35
Le lointain s’ouvre sur les champs
Et les prés inondés
L’illusion d’une neige fine
Corrige les remous
Les courbes assombries
En bordure des forêts
Des cordes entrechoquées
Flottent sur les eaux rapides
Et passe vers la piste perdue des visages.
P. 38
Araire
Les garennes retrouvent la lumière
des ormes
Porteurs des affûts
La terre étendue du journalier
Les herbes prénuptiales
L’avance du froid colore
D’une buée les lichens
Lame conduite au sifflement des sureaux
Vers la baie fraîche mûrie sous le gel.
P. 41
Nous voilà désignés
Lavés de glace et pâles
Nouveaux dans la vie
Réconciliés
Répétant par des signes
La parfaite écriture de nos écarts endormis
L’intime source cherchant l’heure
Dans l’oscillation du doute.
P. 50
Sentinelles
CUPRA MARITTIMA
(Citadelle,
2019)
Si je m’endormais
Sans te reconnaître
Tu pleurerais
Et tu aurais raison
Non par orgueil
Mais par simple charité
Car tu saurais
Que je me suis évanoui
Dans une vie sans mémoire
Où tu n’apparaitrais plus
Non comme beauté
Ou comme volupté
Mais comme unicité
Ton chagrin porterait
Les nuages couvrant la mer
Et ses bois flottés ressembleraient
À tous les naufrages de la vie
Qui s’échouent
Avec les immondices
De la civilisation
Tu aurais peur
Et peine pour moi
Non par pitié
Mais par amour
Car tu sais qu’il y a encore
Une petite veilleuse
Qui ne s’éteint pas
Dans ma poitrine
C’est celle-là
Que tu veux garder
Non pour toi
Mais pour moi
Pour me sauver
De la mort
Alors comme la neige
Sur la mer Adriatique
Les palmiers trempés de pluie
Et brassés par le vent
Portent l’exception
De ce dernier printemps du désir
Embrassé malgré tout
Et malgré la beauté
De cet hiver interminable
Si je m’endormais
Sans te reconnaître
Tu me pardonnerais
Car tu sais
Qui je suis vraiment
Et que tu peux
Me sauver
Cupra
Marittima
Nuit du 21 Mars
2018
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