
Le visage volé
II
On t'a donné un visage
et le monde fut clos pour toi à tout jamais.
À qui appartiennent cette bouche, ces yeux
avant qu'on t'ordonne de venir sous ce
visage ?
À qui étaient ces traits, ces formes ?
De quels autres visages se sont-ils
dégagés ?
Dans quelle tête vécurent ces yeux
qui voulurent renoncer à la nuit ?
Tu vois bouger sur ton visage
d'autres visages
qui ne peuvent se dégager
qui ne peuvent prendre naissance
qui crient
avec ce silence terrible
que seul connaît le corps.
Un silence d'organe.
Sache qu'aucun visage
aucun trait humain
ne se laisse effacer.
Que dans chaque objet
ils hantent
travaillent pour revenir
apparaître
ne serait-ce qu'un instant.
Où est cette main
qui délivre l'humain ?
Où est cette main
qui fait que la pierre
reste pierre
et ne sera jamais tenté par le mouvant.
Où est cette main
qui épargne aux choses
d'avoir à porter un visage ?
Où est cette main
qui garde tout en elle ?
Qui garde.
Ce poids dans le silence
rien que de cris retenus.
Et ce visage
qui bouge en dessous de ton visage
qui apparaît parfois dans tes rêves
sans que tu puisses le retenir.
Pourquoi as-tu été enfermé
sous ce visage
qui ne te ressemble pas ?
Tous ces cris
qui ne connaissent que le silence.
Ces formes
qui toutes les nuits près de ton lit
viennent te regarder
- absent de ton visage, parti dans les contrées
du sommeil -
et qui se retiennent
de ne pas voler cette figure
laissée là
comme un vêtement sans corps.
Ce qui n'a pas vécu, ne serait-ce qu'une seule
fois,
sous le poids d'un visage
ne pourra jamais comprendre
ce que voulait dire pour nous
la clarté de l'aube
naissante sur le bord de nos fenêtres.
Les morts ne sont morts
que parce qu'ils n'ont plus de visage
et qu'un trou noir
immensément noir
est à jamais à la place de leur regard.
Tu sais qu'en toi vit un visage
sans trait
et qu'il sera tien
de toute éternité.
Et quand viendra le jour
où tu seras en face de lui
tu ne te reconnaîtras pas.
Car il en sera ainsi de toute éternité
tu ne te reconnaîtras pas.
Ce n'est pas la peur de la mort
qui obsède toutes ces formes
qui veulent devenir humaines
mais comment apparaître
ne serait-ce que quelques instants.
Peut-être y a-t-il une nécessité
pour ce qui se tient dans l'invisible
à passer par le visage humain ?
Peut-être est-ce le seul chemin
qui mène à la paix ?
Ce lieu
loin de la mouvance.
Ce lieu
où le corps n'est plus poussé
par ce besoin atroce d'apparaître.
Ne vivre que quelques secondes
juste quelques secondes
pour en finir
pour ne plus attendre
toujours attendre.
Ce n'est pas la mort
qui est terrible
mais cette vie incessante
qui hurle en chaque chose
et qui ne trouve jamais corps.
Il y a autour de toi
des formes encore imprécises
qui attendent que tu renonces à toute
ressemblance
pour te prendre tes traits.
Il y a longtemps
qu'on s'est partagé
dans l'immobile
tes yeux
ton nez
ta bouche.
Tu vas vers la lumière
poussé par ces formes aveugles
qui cherchent derrière tes yeux
la clarté.
Pourquoi a-t-on tourné notre regard
de ce côté-ci du monde ?
Pourquoi ce poids derrière les yeux
ce poids aveugle
qui vit en nous ?
Pourquoi ce visage fermé
qu'aucune lumière ne veut révéler ?
À qui sera-t-elle donnée cette tête
qui se dessine parfois dans les fissures du
mur ?
Qui voudra cette tête ?
Qui voudra passer en elle ?
Qui ?
Ces visages au fond des objets
qui errent
cherchant partout
à qui appartiennent-ils ?
Ce visage d'enfant
que tu portes profond en toi.
Cet enfant que tu n'as jamais été.
Toute une vie passée
à protéger ce visage
qui ne viendra pas au monde.
Ce visage qui bouge parfois en toi.
Cette fraîcheur...
Cette soudaine ouverture.
Peut-être
est-ce lui ?
Et cette impression que jamais plus
le masque que tu portais
ne t'enfermera.
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