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Archives : Terra incognita

 

Nouvelle rubrique : découverte…

Septembre-octobre 2021

 

 

 

Jean-Louis Giovannoni, Le visage volé

 

Présenté par François Minod

 

(*)

 

 

Avant-propos 

 

Il est sans doute important de signaler que Jean-Louis Giovannini a travaillé comme assistant social dans des institutions psychiatriques pendant plus de 30 ans. Il ne s'en cache d'ailleurs pas et établit des ponts entre son activité professionnelle et son travail de poète. Le contact avec la psychose lui a ouvert des fenêtres inédites sur l'enfermement, la multitude de « bouches qui crient sans un mot », la difficulté, voire l'impossibilité de trouver sa place dans l'espace et les points d'appui qui sans cesse se déplacent. 

Dans un entretien qu'il a donné à la revue Secousse, il s'explique sur la notion d'appui. « L'appui c'est quelque chose qui m'obsède. Le traité de la toile cirée porte essentiellement sur le problème de l'appui, sur le besoin qu'on a de s'appuyer, de se tenir dans un endroit (la propriété) et le besoin de s'échapper mais pour revenir au point d'arrêt, d'un lieu où l'on pense que l'on pourra s'arrêter. Et il y a toujours ce jeu-là, ce mouvement dans mon écriture. Et mon métier est rentré petit à petit dans ces préoccupations. La fonction d'assistant social c'est aussi une fonction de cadre, d'encadrement, de donner un cadre à quelque chose. L'appui, c'est très important, il faut pouvoir s'appuyer sur quelqu'un ; c'est dans ce rapport-là que les soins sont possibles.  On ne sort pas de soi-même, mais en même temps, tout est un dedans. Je ne suis pas le seul, il y a aussi Jean-Luc Parant qui pense ça. On sort dedans, on ne sort pas dehors. On est toujours dans un dedans. On ne peut pas mettre un pied ailleurs que sur une surface. Donc il y a toujours quelque chose qui contient. »

Les mots de Jean-Louis Giovannini ne disent que notre absence au monde. « Quelqu'un nous habite /malgré nous / quelqu'un dont les mots / sont nos silences. »

 

Nous proposons à la lecture la deuxième partie du poème dont le titre a donné lieu à une nouvelle publication, regroupant un ensemble de textes écrits en 10 ans : Jean-Louis Giovannnoni, Le visage volé, poésies complètes  1981-1991, Editions Unes, 2ème trimestre 2021.

 

F. Minod

 

(*)

 

Note de l'éditeur 

Le visage volé a été écrit au printemps 81 et publié à 59 exemplaires dont 10 accompagnés d'un dessin original de Christine Davenne, en décembre de la même année aux Editions Unes, dont c'était la première publication. La deuxième partie date de 1982-1983. Les deux textes ont été repris dans Les choses naissent et se referment aussitôt.

 

Le visage volé

 

II

 

On t'a donné un visage

et le monde fut clos pour toi à tout jamais.

 

 

À qui appartiennent cette bouche, ces yeux

avant qu'on t'ordonne de venir sous ce visage ?


À qui étaient ces traits, ces formes ?

 

De quels autres visages se sont-ils dégagés ?

 

Dans quelle tête vécurent ces yeux

qui voulurent renoncer à la nuit ?

 

 

Tu vois bouger sur ton visage

d'autres visages

qui ne peuvent se dégager

qui ne peuvent prendre naissance

qui crient

avec ce silence terrible

que seul connaît le corps.

 

 

Un silence d'organe.

 

 

Sache qu'aucun visage

aucun trait humain

ne se laisse effacer.

 

Que dans chaque objet

ils hantent

travaillent pour revenir

apparaître

ne serait-ce qu'un instant.

 

 

Où est cette main

qui délivre l'humain ?

 

 

Où est cette main

qui fait que la pierre

reste pierre

et ne sera jamais tenté par le mouvant.

 

 

Où est cette main

qui épargne aux choses

d'avoir à porter un visage ?

 

 

Où est cette main

qui garde tout en elle ?

Qui garde.

 

 

Ce poids dans le silence

rien que de cris retenus.

 

 

Et ce visage

qui bouge en dessous de ton visage

qui apparaît parfois dans tes rêves

sans que tu puisses le retenir.

 

 

Pourquoi as-tu été enfermé

sous ce visage

qui ne te ressemble pas ?

 

 

Tous ces cris

qui ne connaissent que le silence.

 

 

Ces formes

qui toutes les nuits près de ton lit

viennent te regarder

- absent de ton visage, parti dans les contrées du sommeil -

et qui se retiennent

de ne pas voler cette figure

laissée là

comme un vêtement sans corps.

 

 

Ce qui n'a pas vécu, ne serait-ce qu'une seule fois,

sous le poids d'un visage

ne pourra jamais comprendre

ce que voulait dire pour nous

la clarté de l'aube

naissante sur le bord de nos fenêtres.

 

 

Les morts ne sont morts

que parce qu'ils n'ont plus de visage

et qu'un trou noir

immensément noir

est à jamais à la place de leur regard.

 

 

Tu sais qu'en toi vit un visage

sans trait

et qu'il sera tien

de toute éternité.

 

 

Et quand viendra le jour

où tu seras en face de lui

tu ne te reconnaîtras pas.

 

 

Car il en sera ainsi de toute éternité

tu ne te reconnaîtras pas.

 

Ce n'est pas la peur de la mort

qui obsède toutes ces formes

qui veulent devenir humaines

mais comment apparaître

ne serait-ce que quelques instants.

 

 

Peut-être y a-t-il une nécessité

pour ce qui se tient dans l'invisible

à passer par le visage humain ?

 

 

Peut-être est-ce le seul chemin

qui mène à la paix ?

 

 

Ce lieu

loin de la mouvance.

 

 

Ce lieu

où le corps n'est plus poussé

par ce besoin atroce d'apparaître.

 

 

Ne vivre que quelques secondes

juste quelques secondes

pour en finir

pour ne plus attendre

toujours attendre.

 

 

Ce n'est pas la mort

qui est terrible

mais cette vie incessante

qui hurle en chaque chose

et qui ne trouve jamais corps.

 

 

Il y a autour de toi

des formes encore imprécises

qui attendent que tu renonces à toute ressemblance

pour te prendre tes traits.

 

 

Il y a longtemps

qu'on s'est partagé

dans l'immobile

tes yeux

ton nez

ta bouche.

 

Tu vas vers la lumière

poussé par ces formes aveugles

qui cherchent derrière tes yeux

la clarté.

 

 

Pourquoi a-t-on tourné notre regard

de ce côté-ci du monde ?

 

Pourquoi ce poids derrière les yeux

ce poids aveugle

qui vit en nous ?

 

Pourquoi ce visage fermé

qu'aucune lumière ne veut révéler ?

 

 

À qui sera-t-elle donnée cette tête

qui se dessine parfois dans les fissures du mur ?

 

 

Qui voudra cette tête ?

 

 

Qui voudra passer en elle ?

 

 

Qui ?

 

 

Ces visages au fond des objets

qui errent

cherchant partout

à qui appartiennent-ils ?

 

 

Ce visage d'enfant

que tu portes profond en toi.

 

Cet enfant que tu n'as jamais été.

 

 

Toute une vie passée

à protéger ce visage

qui ne viendra pas au monde.

 

 

Ce visage qui bouge parfois en toi.

 

 

Cette fraîcheur...

 

Cette soudaine ouverture.

 

Peut-être

est-ce lui ?

 

 

Et cette impression que jamais plus

le masque que tu portais

ne t'enfermera.

 

 


Jean-Louis Giovannoni

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Septembre-octobre 2021

 

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