La peur
j'ai mis
mes erreurs dans des sacs en papier j'ai mis mes mots d'amour dans des sacs
en plastique j'ai mis mes cicatrices par-dessus mon épaule j'ai pas peur
des démons j'ai pas peur pas peur des vieux prénoms pas peur des souvenirs
pas peur des courants d'air pas peur du ciel ni des orages pas peur pas
peur pas peur j'ai mis tous mes espoirs dans des sacs de voyage j'ai mis ma
langue et mes doigts et ma queue dans des sacs en plastique j'ai mis mon
foutre mon enfance mes cheveux d'ange dans des sacs poubelle j'ai mis bien
trop d'ardeur dans des sacs en sachets j'ai pas peur nan pas peur pas peur
nan pas peur j'ai pas peur des préfixes pas peur des venus des venants des
parvenants des parvenus pas peur des courants pas peur des rivières ni des
ruisseaux pas peur pas peur pas peur j'ai mis j'ai mis mes chansonnettes
dans des sacs en papier j'ai mis mes morts mes murs mes mourants mes mourus
dans des boîtes en carton j'ai mis tout ce qu'il ne faut pas dans des
sachets opaques j'ai pris au piège au piège au piège j'ai pas peur pas peur
des pièges pas peur pas peur de la peur pas peur des sacs en papier pas
peur des sacs en plastique où j'ai mis ma vie ensachée j'ai mis mes pas de
danse dans mes chaussures j'ai mis mes remises dans des sacs en plastique
j'ai mis mes mises et mes entremises dans des sacs en papier j'ai mis mes
braies mes manches (perdues) mes gestes mes caresses dans des sacs poubelle
mais j'ai pas peur nan pas peur j'ai pas peur des ventilateurs des
épouvantails ni des fenêtres ouvertes j'ai pas peur des visages oubliés (ou
perdus) j'ai pas peur des promesses j'ai pas peur de la poussière pas peur
pas peur pas peur de la peur j'ai mis ma peur j'ai mis mes peurs dans des
sacs en papier dans des sacs en
plastique dans des sacs poubelle perdus (ou oubliés)
Longtemps
et quand
tu m'as quitté au fond de ma valise j'ai gardé ton sourire caché sous mes
habits (et puis ça a duré ça a duré longtemps) et quand j'ai voyagé j'avais
dans mes chemises et dans mes souvenirs tes yeux de mer d'Iroise qui
brillaient comme un phare sur mes travées de nuit (et puis ça a duré) et
quand j'ai éconduit mes sanglots et mes larmes l'empreinte de ta bouche et
celle de tes mots encrés comme un tatouage sont restées sur ma peau au fond
de ma valise (et puis ça a duré) et quand j'ai conservé pour mes longs mois
d'hiver comme un semblant d'été j'ai suivi tes cheveux que le vent agitait
comme les oriflammes flaves de ton vaisseau (ça a duré longtemps) et puis
quand j'ai rouvert cette vieille valise j'ai pu constater que je porte les
flambeaux que tu as allumés et qu'aucune autre femme n'a jamais pu éteindre
(si longtemps si longtemps) et quand je t'ai revue je me suis aperçu que je
n'étais plus rien qu'un ancien prête-nom qu'un ancien port de tête dans un
vieux portefeuille qu'un souvenir
sépia au fond de ma valise (c'était il y a longtemps)
Audrey
(Les
réveils)
quand je
suis passé réveiller Audrey c’était pour qu’on aille à la fête je ne
pensais pas la trouver endormie enfouie sous sa couette la tête dépassant à
peine avec un bras et une épaule je suis entré dans sa chambre je croyais
qu’elle serait prête je me suis assis au bord du lit et j’ai posé ma main
sur son épaule quand je suis passé réveiller Audrey elle s’est tournée vers
moi avec un grand sourire et les cheveux désordonnés puis elle a demandé si
je voulais bien l’épouser alors je l’ai embrassée et j’ai dit oui quand je
suis passé réveiller Audrey on s’est allongé dans son lit elle a serré ma
tête contre ses seins et puis un homme que je ne connaissais pas habillé
comme pour se rendre à une réception est entré à son tour dans la chambre
il a dit que nous étions beaux ainsi et que nous avions l’air amoureux
avant de repartir en refermant la porte et que c’était sûrement dommage
quand je suis passé réveiller Audrey j’étais encore endormi et j’ai cru que
je passais réveiller Audrey
Estelle
…il a
plu du début à la fin Estelle le jour où je lui ai massé les pieds Estelle
le jour où je l’ai vue la première fois le jour où elle a décidé de changer
la moquette (neuve) du salon la nuit où je l’ai enculée si longtemps
Estelle et puis l’autre jour bien sûr l’autre jour le jour où son au revoir
était un adieu évidemment elle est comme tout ça Estelle que je vous dise
encore elle est comme une haleine tiède transportant du plaisir elle est
comme une casserole sans manche comme un tampon à récurer encore sous
l’emballage comme un sein qui pointe comme un ouragan (qui porterait son
nom) comme un drap de lit propre avant d'être sali une senteur de lavande
un verre de liqueur amère ou d’eau regazéifiée il faut la voir marcher dans
la rue même habillée on a l'impression qu'elle est nue comme si elle
gambadait à travers champs et que les herbes lui chatouillent le dessous
des aisselles et le bout des doigts les (rares) panneaux indicateurs
eux-mêmes n’en croient pas leurs yeux les vaches elles elles s’en foutent
les vaches elles préfèrent les trains Estelle elle aime bien le cuir et les
souliers vernis depuis l’autre jour bien sûr l’autre jour ce jour où son au
revoir a été un adieu évidemment j’ai fermé les yeux et Estelle est
retournée là d'où elle n’était jamais partie (je n'en suis pas revenu) et
sous mes paupières j'ai des souvenirs anatomiques peints de traînées
kaléidoscopiques et de l'autre côté de mes paupières (de votre côté)
Estelle s'est-il arrêté de pleuvoir...
L'index
il est six heures il est trop tôt
pour réfléchir à quoi que ce soit dans moins d'une heure il y a la douche
et le café puis le boulot il est trente ans il est trop tôt pour faire la
liste de tous les mots qu'on a laissés par-devers soi à six heures à trente
ans on a encore le membre qui se réveille avant tout le reste avant la
douche et le café puis le boulot à quarante ans tout est fini il est minuit
moins cinq d'un seul coup sans prévenir qu'on vive jusqu'à soixante ans ou
jusqu'à cent dix ans on a vécu toute sa vie tout ce qu'on peut faire après
quarante ans c'est regarder le ce qu'on aurait pu ou le ce qu'on aurait dû
c'est regarder les cinq minutes qu'il reste en se disant qu'il est trop
tard en se disant si j'avais su on a oublié la gueule qu'on avait vingt ans
avant on pense être on croit être resté le même celui de notre état civil
le nom et le prénom de notre naissance et qui ne changent jamais on a
oublié les années on oublie les souffrances on oublie la douleur les
cicatrices sur lesquelles on promène le bout de notre index par habitude
par souci par inadvertance mais c'est fini qu'est-ce que c'est qu'avoir
trente ans je ne sais pas je ne savais déjà pas ce que c'est qu'avoir vingt
ans avoir trente ans c'est avoir moins de foi(e) c'est avoir moins de
poumons c'est avoir plus cœur plus de larmes moins de remords plus de
regrets et quarante ans qu'est-ce que ce sera oui quarante ans qu'est-ce
que c'est à quarante ans on regarde son cadavre comme un lointain souvenir
membriforme ou bien les soubresauts de son cadavre (qu'on croit encore
vivant) mis à l'index
©Martin Zeugma
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(*)
Martin Zeugma est un poète et écrivain en plein essor qui
cherche sa voix. Nous accueillons ici quelques textes en prose poétique qui
nous ont semblé prometteurs d’une mue vers le style. (D.S.)
Il se
présente :
« Je
suis né au milieu des années 1970. J'ai commencé à écrire à l'âge de 13 ans
sur la machine à écrire à ruban de ma mère. À ce jour, j'ai publié 157
textes dans 54 revues francophones (dont À
l'Index, Bleu d'Encre, Comme en Poésie, Concerto pour Marées et Silence –
la revue, Décharge, Diérèse, Écrit(s) du Nord, Encre[s], Florilège, Gros
Textes, Interventions à Haute Voix, Jointure, La Rose des Temps, Le Cafard
Hérétique, Le Codex Atlanticus, Le Jardin d'Essai, Libelle, Lichen,
L'Ouvre-Boîte à Poèmes, Mot à Maux, Nouveaux Délits, Portique, Ressacs,
Salmigondis, Scribulations, Terpsichore, Teste, Traction-Brabant, Verso), ainsi que dans 2 anthologies (de nouvelles
fantastiques aux Éditions La Clef d'Argent, de poésie aux Éditions Luna
Rossa).
Quant à mes textes, Paul Sanda (dans
sa revue Pris de peur, n° 12) en parle mieux que moi : "Martin ZEUGMA
entre dans une vraie solidité d'écriture, moderne, osée. Tout un monde se
dissimule derrière un engagement évident à la peinture sauvage d'une société
en suspens, un monde de sensations où rien n'est absent, de l'arrachement
jusqu'à l'achèvement. Il suffit d'accepter les formes renouvelées de la
dérive, les formes aspirées de la suspension. C'est en effet d'une sorte de
spirale qu'il s'agit, capable d'ascendance autant que de perforation :
l'être est un “muscle‟ qui grandit sous l'étreinte, mais souffre sous
la contrainte." ».
Sa page
Facebook : https://www.facebook.com/MartinZeugma/
Sa page d’auteur
sur le site BDFI (Base de
Données Francophone de l'Imaginaire) : https://www.bdfi.net/auteurs/z/zeugma_martin.php
Sa présence sur le
site La clef d’argent – Littératures de l’imaginaire : http://clefdargent.free.fr/zeugma.php
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