TERRA INCOGNITA

 

 

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Archives : Terra incognita

 

Nouvelle rubrique depuis 2019 : découverte…

 

Mars-avril 2023

 

 Martin Zeugma

 

« …faire la liste de tous les mots… »

 

(cinq textes inédits)

 

(*)

 

La peur

j'ai mis mes erreurs dans des sacs en papier j'ai mis mes mots d'amour dans des sacs en plastique j'ai mis mes cicatrices par-dessus mon épaule j'ai pas peur des démons j'ai pas peur pas peur des vieux prénoms pas peur des souvenirs pas peur des courants d'air pas peur du ciel ni des orages pas peur pas peur pas peur j'ai mis tous mes espoirs dans des sacs de voyage j'ai mis ma langue et mes doigts et ma queue dans des sacs en plastique j'ai mis mon foutre mon enfance mes cheveux d'ange dans des sacs poubelle j'ai mis bien trop d'ardeur dans des sacs en sachets j'ai pas peur nan pas peur pas peur nan pas peur j'ai pas peur des préfixes pas peur des venus des venants des parvenants des parvenus pas peur des courants pas peur des rivières ni des ruisseaux pas peur pas peur pas peur j'ai mis j'ai mis mes chansonnettes dans des sacs en papier j'ai mis mes morts mes murs mes mourants mes mourus dans des boîtes en carton j'ai mis tout ce qu'il ne faut pas dans des sachets opaques j'ai pris au piège au piège au piège j'ai pas peur pas peur des pièges pas peur pas peur de la peur pas peur des sacs en papier pas peur des sacs en plastique où j'ai mis ma vie ensachée j'ai mis mes pas de danse dans mes chaussures j'ai mis mes remises dans des sacs en plastique j'ai mis mes mises et mes entremises dans des sacs en papier j'ai mis mes braies mes manches (perdues) mes gestes mes caresses dans des sacs poubelle mais j'ai pas peur nan pas peur j'ai pas peur des ventilateurs des épouvantails ni des fenêtres ouvertes j'ai pas peur des visages oubliés (ou perdus) j'ai pas peur des promesses j'ai pas peur de la poussière pas peur pas peur pas peur de la peur j'ai mis ma peur j'ai mis mes peurs dans des sacs en  papier dans des sacs en plastique dans des sacs poubelle perdus (ou oubliés)

 

Longtemps

et quand tu m'as quitté au fond de ma valise j'ai gardé ton sourire caché sous mes habits (et puis ça a duré ça a duré longtemps) et quand j'ai voyagé j'avais dans mes chemises et dans mes souvenirs tes yeux de mer d'Iroise qui brillaient comme un phare sur mes travées de nuit (et puis ça a duré) et quand j'ai éconduit mes sanglots et mes larmes l'empreinte de ta bouche et celle de tes mots encrés comme un tatouage sont restées sur ma peau au fond de ma valise (et puis ça a duré) et quand j'ai conservé pour mes longs mois d'hiver comme un semblant d'été j'ai suivi tes cheveux que le vent agitait comme les oriflammes flaves de ton vaisseau (ça a duré longtemps) et puis quand j'ai rouvert cette vieille valise j'ai pu constater que je porte les flambeaux que tu as allumés et qu'aucune autre femme n'a jamais pu éteindre (si longtemps si longtemps) et quand je t'ai revue je me suis aperçu que je n'étais plus rien qu'un ancien prête-nom qu'un ancien port de tête dans un vieux portefeuille qu'un souvenir  sépia au fond de ma valise (c'était il y a longtemps)

 

Audrey

(Les réveils)

quand je suis passé réveiller Audrey c’était pour qu’on aille à la fête je ne pensais pas la trouver endormie enfouie sous sa couette la tête dépassant à peine avec un bras et une épaule je suis entré dans sa chambre je croyais qu’elle serait prête je me suis assis au bord du lit et j’ai posé ma main sur son épaule quand je suis passé réveiller Audrey elle s’est tournée vers moi avec un grand sourire et les cheveux désordonnés puis elle a demandé si je voulais bien l’épouser alors je l’ai embrassée et j’ai dit oui quand je suis passé réveiller Audrey on s’est allongé dans son lit elle a serré ma tête contre ses seins et puis un homme que je ne connaissais pas habillé comme pour se rendre à une réception est entré à son tour dans la chambre il a dit que nous étions beaux ainsi et que nous avions l’air amoureux avant de repartir en refermant la porte et que c’était sûrement dommage quand je suis passé réveiller Audrey j’étais encore endormi et j’ai cru que je passais réveiller Audrey

 

Estelle

…il a plu du début à la fin Estelle le jour où je lui ai massé les pieds Estelle le jour où je l’ai vue la première fois le jour où elle a décidé de changer la moquette (neuve) du salon la nuit où je l’ai enculée si longtemps Estelle et puis l’autre jour bien sûr l’autre jour le jour où son au revoir était un adieu évidemment elle est comme tout ça Estelle que je vous dise encore elle est comme une haleine tiède transportant du plaisir elle est comme une casserole sans manche comme un tampon à récurer encore sous l’emballage comme un sein qui pointe comme un ouragan (qui porterait son nom) comme un drap de lit propre avant d'être sali une senteur de lavande un verre de liqueur amère ou d’eau regazéifiée il faut la voir marcher dans la rue même habillée on a l'impression qu'elle est nue comme si elle gambadait à travers champs et que les herbes lui chatouillent le dessous des aisselles et le bout des doigts les (rares) panneaux indicateurs eux-mêmes n’en croient pas leurs yeux les vaches elles elles s’en foutent les vaches elles préfèrent les trains Estelle elle aime bien le cuir et les souliers vernis depuis l’autre jour bien sûr l’autre jour ce jour où son au revoir a été un adieu évidemment j’ai fermé les yeux et Estelle est retournée là d'où elle n’était jamais partie (je n'en suis pas revenu) et sous mes paupières j'ai des souvenirs anatomiques peints de traînées kaléidoscopiques et de l'autre côté de mes paupières (de votre côté) Estelle s'est-il arrêté de pleuvoir...

 

L'index

il est six heures il est trop tôt pour réfléchir à quoi que ce soit dans moins d'une heure il y a la douche et le café puis le boulot il est trente ans il est trop tôt pour faire la liste de tous les mots qu'on a laissés par-devers soi à six heures à trente ans on a encore le membre qui se réveille avant tout le reste avant la douche et le café puis le boulot à quarante ans tout est fini il est minuit moins cinq d'un seul coup sans prévenir qu'on vive jusqu'à soixante ans ou jusqu'à cent dix ans on a vécu toute sa vie tout ce qu'on peut faire après quarante ans c'est regarder le ce qu'on aurait pu ou le ce qu'on aurait dû c'est regarder les cinq minutes qu'il reste en se disant qu'il est trop tard en se disant si j'avais su on a oublié la gueule qu'on avait vingt ans avant on pense être on croit être resté le même celui de notre état civil le nom et le prénom de notre naissance et qui ne changent jamais on a oublié les années on oublie les souffrances on oublie la douleur les cicatrices sur lesquelles on promène le bout de notre index par habitude par souci par inadvertance mais c'est fini qu'est-ce que c'est qu'avoir trente ans je ne sais pas je ne savais déjà pas ce que c'est qu'avoir vingt ans avoir trente ans c'est avoir moins de foi(e) c'est avoir moins de poumons c'est avoir plus cœur plus de larmes moins de remords plus de regrets et quarante ans qu'est-ce que ce sera oui quarante ans qu'est-ce que c'est à quarante ans on regarde son cadavre comme un lointain souvenir membriforme ou bien les soubresauts de son cadavre (qu'on croit encore vivant) mis à l'index

 

©Martin Zeugma

 

(*)

Martin Zeugma est un poète et écrivain en plein essor qui cherche sa voix. Nous accueillons ici quelques textes en prose poétique qui nous ont semblé prometteurs d’une mue vers le style. (D.S.)

 

Il se présente :

« Je suis né au milieu des années 1970. J'ai commencé à écrire à l'âge de 13 ans sur la machine à écrire à ruban de ma mère. À ce jour, j'ai publié 157 textes dans 54 revues francophones (dont À l'Index, Bleu d'Encre, Comme en Poésie, Concerto pour Marées et Silence – la revue, Décharge, Diérèse, Écrit(s) du Nord, Encre[s], Florilège, Gros Textes, Interventions à Haute Voix, Jointure, La Rose des Temps, Le Cafard Hérétique, Le Codex Atlanticus, Le Jardin d'Essai, Libelle, Lichen, L'Ouvre-Boîte à Poèmes, Mot à Maux, Nouveaux Délits, Portique, Ressacs, Salmigondis, Scribulations, Terpsichore, Teste, Traction-Brabant, Verso), ainsi que dans 2 anthologies  (de nouvelles fantastiques aux Éditions La Clef d'Argent, de poésie aux Éditions Luna Rossa).

Quant à mes textes, Paul Sanda (dans sa revue Pris de peur, n° 12) en parle mieux que moi : "Martin ZEUGMA entre dans une vraie solidité d'écriture, moderne, osée. Tout un monde se dissimule derrière un engagement évident à la peinture sauvage d'une société en suspens, un monde de sensations où rien n'est absent, de l'arrachement jusqu'à l'achèvement. Il suffit d'accepter les formes renouvelées de la dérive, les formes aspirées de la suspension. C'est en effet d'une sorte de spirale qu'il s'agit, capable d'ascendance autant que de perforation : l'être est un “muscle‟ qui grandit sous l'étreinte, mais souffre sous la contrainte." ».

 

Sa page Facebook : https://www.facebook.com/MartinZeugma/

Sa page d’auteur sur le site BDFI (Base de Données Francophone de l'Imaginaire) : https://www.bdfi.net/auteurs/z/zeugma_martin.php

Sa présence sur le site La clef d’argent – Littératures de l’imaginaire : http://clefdargent.free.fr/zeugma.php 

 

 

Martin Zeugma

Francopolis mars-avril 2023 

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Créé le 1er mars 2002