Hautes Terres suivi de Vagabondages
Dans le recueil Hautes Terres suivi de
Vagabondages*, c’est à la lecture d’un long poème que je vous convie.
Un long poème et deux voyages qui au fond n’en font qu’un, n’en sont qu’un.
Celui-là seul, celui-là même, qui nous ramène toujours à la patience qu’ont
les chemins sous nos pas pressés.
Et si pour Hautes Terres, cette errance
s’avère virtuelle, Vagabondages la rend tangible. Ainsi, les
paysages, qu’ils soient imaginés dans le premier, ou arpentées dans le
second, recèlent en leur sein tout autant de « chair bleuie » que
de « fabuleuses Californies » ; et ces lieux, phantasmés ou empruntés, convoquent tout à la fois,
l’idée « d’une langue qui parle d’obscure
tendresse » et, le besoin irrépressible d’« odeur du large ».
Ces Hautes terres, désertes d’hommes,
isolées du tumulte, ce sont ces plateaux dénudés où la lande s’échancre
parfois de profondes entailles. Plaies que l’on ne guérit pas. Ce sont des
lacs froids par milliers où seule la brume persiste à flotter. Ce sont
d’immenses espaces où poussent, décharnées, bruyère et fougère et où deux
arbres forment forêt ; où les amas de roches, magmas antiques,
s’imaginent ville fantôme, et où enfin les montagnes se rêvent pics
insaisissables…
Il y fait bon marcher de longues heures, à
l’ombre des nuits précoces, observer l’arbre aux feuilles jaunes ;
entendre l’humidité chanter ; il y fait bon frissonner au vent bref
d’un reflet. Et c’est dans ce silence-là, teinté des mélancolies, que j’ai
« vécu » et que j’ai écrit ce long poème de vingt longues
escales.
Vagabondages fait suite à Hautes Terres. Cette
fois-ci, ce sont dix et cent petits voyages qui au cours de cette année ont
inspiré dix et cent petits poèmes.
Au cours de ces dix et cent petits voyages, j’ai
accompagné la lune sur le trajet de sa nuit. Cheminé nez en l’air aux confins
de l’océan. Ouvert les bras aux pentes arides des montagnes. Tenté de faire
trace aux neiges profondes. Recueilli la pluie des forêts sombres. Joui de
la mer pour horizon. Et suivi, attentif, tous les nuages et toutes les
nues, d’où qu’ils viennent et où qu’elles aillent. Et ces dix et cent
petits poèmes vous accompagneront à travers mes mots, je l’aimerais ;
vers ce bonheur, dont on dit qu’il est luxe, et qui est celui de disposer
(comme le dit si bien Sylvain Tesson) de solitude, de silence et d’espace.
© Patrick Aveline
* Hautes
Terres suivi de Vagabondages, à paraître prochainement (dont sont
extraits les poèmes ci-dessous), a eu le premier prix du 18ème concours de
poésie Jean Rivet de l'association La
Baie en poésie.
L’alphabet des herbes
Dans la solitude de quelques mots à la chair
bleuie. Qui se sont dessinés à l’alphabet des
herbes. Cette langue inconnue qui parle d’obscure tendresse. Et parfois
je crois de l’enfance. Qui se plie aux brisures du silence. Au vent frais
de quelque songe-creux. Oui dans cette solitude des hauts lacs des hautes
plaines, je savoure l’incertitude du paysage.
Vents d’orage
Sa voix semblait venir d’un désert de ciel et de
roches noires. Par-delà l’espace et les lumières vierges. En écho aux vents
d’orage. Qui soufflent et soufflent encore. Soufflent entre chaque côte, là
où poussent bien la ronce des lisières. Et l’herbe courte et jaune.
Sa voix semblait venir de ce vaste promontoire de
vies en friche. Sa voix que j’aimais enlacer quand tout finit par se taire,
et qui berçait mes nuits. Assis au pied de cet arbre.
Ces soirs de désir
Il ne reste plus que deux arbres. Les autres sont
morts. De chagrin, de colère, peut-être d’ennui, peut-être à cause des
hommes. Ou bien ils sont partis pour d’autres cieux. Ceux des montagnes
froides. Là où la lumière abandonne ses ornements, et où la pente décline
ses grands écarts. Il ne reste plus que deux arbres. Qui continuent de
s’aider et de s’aimer. Droits, bien campés sur leur langue de pierre noire.
Et lorsque la lumière du soir vient caresser
leurs branches les plus hautes, ces soirs de désir, j’entends frémir les
quelques mots doux qui s’ouvrent lentement les uns vers les autres.
Une nuit de perles d’eau
Il y a des matins qui s’éclairent alors que l’on
ne les attend plus. Reclus dans un nid froid de fougères, les mains
s’éveillent peu à peu. Elles qui n’avaient d’espoir qu’une nuit de perles
d’eau… Le vent vient à leur aide, creuse quelques nuages, livre à la lande
et aux maigres buissons, l’aurore qui leur manquait. Et aux mains cette
faible fièvre. Qui leur sera suffisante pour s’attacher à la lumière. Et y
célébrer le feu hésitant du jour nouveau.
Plus qu’une île
Une île flotte toujours. Toutes les autres ont
plongé sous les horizons. Certaines ont eu le temps de s’agenouiller. Au
chevet des eaux sans transparence. Avant de se noyer. Comme une barque
prend l’eau. Lentement. Sans retour.
Il ne reste plus qu’une île, un atoll de brumes
languissantes, ceint par les montagnes des Hautes Terres. Elle porte le
souvenir de deux arbres, de quelques herbes et les ruines d’un espoir. Elle
m’appelle d’une voix douce et résolue. J’embarque à
son bord, pour cet étrange voyage, dont je sais tout. Cette errance
bordée d’une tristesse parfaite, tout accompagnée de la couronne des
brouillards fatigués.
Interligne
L’ombre profonde des frondaisons met au-devant de
la scène l’âme des lieux. L’arbre aux feuilles d’or. Le ciel ne parle plus,
l’eau non plus, il n’y a plus langue qui vaille. Seul le silence a prix. Et
tandis que la brume laisse échapper un interligne ; dans cet espace où
l’on respire tout juste ; la prose du lac chérit le reflet de l’être
sacré. Si douces couleurs ! Qu’on les imaginerait peintes par une
femme au doux visage, au yeux doux, doux yeux ensorcelant son pinceau.
La confidence de l’eau
J’entends l’humidité chanter, s’infiltrer dans chaque
racine des arbres. Remonter depuis le lac, infuser la terre et avoir eu tout
ce mal à nourrir. La pluie de la veille c’est l’eau de toujours pour la
sève, pour les branches, les feuilles. Je ris avec elles, comme s’il y
avait longtemps que nous étions amis. Et alors que ce matin le soleil ne
sait encore rien de l’ombre, ni du sommeil, ni de l'orage, il tente reflet
à la surface du silence. Bien après son passage je resterai là. Mon regard
perdu au cœur de la beauté. Attendant la confidence de l’eau.
Pierres lisses
Là où coulent les rivières froides des landes du
nord. Où l’ombre des tempêtes et la clarté éphémère du roulement des
cailloux fusionnent. Un arbre nu se mire. Il a été abandonné par ses
feuilles. Mais persiste une audace. À ne plus se confondre. Avec le brun
clair de la bure des carmélites. Avec la bistre de la suie. Ou le soleil
fugitif des pierres lisses. Pourtant un homme tente l’harmonie, dans le
vent bref d’un reflet. Il y parvient. Noyant sur sa toile le souvenir du
chaud baiser d’Émilie.
Douceur de louves
Les soirs de brume au-dessus
du lac, la
lumière tangue. Entre la douceur des louves et le maigre tapis de neige.
Entre quelques pépites de soie et l’absence. La transparence de l’arbre et
les rumeurs vagabondes de la montagne. Au milieu de ces houles engourdies,
quelque part, au bas d’un vallon ignoré, on m’attend. Pour un voyage. Où il
fait moins froid ; les soirs de brume au-dessus du lac où tangue la
lumière.
Mes errements
J’ai toujours cherché dans les rides de l’horizon
l’ombre la plus perdue. Celle que l’on trouve parfois dans une enfilade nue
de monts et de douces brumes. Je me suis volontiers tu entre les vents
errants et quelques soleils pluvieux. J’ai aimé fermer les yeux face au
couchant mourant de langueur et de doutes. Me gavant des baisers et des
caresses encore un peu tièdes de fin de jour. Me laissant pénétrer par le
bruit obsédant des eaux médiantes. Allant et refluant jusqu’à soûler la
force échevelée de mes errements.
Prières profanes
Jamais, presque jamais, le soleil ne parle du mal
qu’il a à pénétrer les sombres sous-bois. Lorsque l’oiseau n’a pas encore
ouvert la fenêtre de son chant. Lorsque les vapeurs du songe des fougères
flottent encore. On le croit vaniteux, resplendissant des tiédeurs chaudes,
il n’est que délicatesse et discrétion. Il éclaire, dès l’éveil et du bout
de ses doigts la crypte de mes prières profanes.
Hanches de navire
Je partirai un soir vers l’aube mystérieuse. Un soir
où l’eau du ciel trouble la montagne. Et refroidit la mer. Je porterai à ma
ceinture les quatre points cardinaux et roulerai du chiendent plein l’âme.
J’attendrai pieds nus dans les frimas de cette aube à venir. Cette aube invisible, où les épilobes chuchotent
encore leur ombre. Le cri de l’engoulevent aura
ronronné toute la nuit dans ma gorge ; faible complainte des cimes
qui oscille aux heures d’obscurité. Je devinerai alors la rumeur de mon
sang s’éveiller parmi des bouts de temps qui halètent. Et à l’heure de la
première lumière je ne garderai que le souvenir de ses hanches de navire.
|
Inédits
Cette Ville
Je vis dans cette
ville. Précisément
au cœur de ce quartier où s’attardent les soirs d’aujourd’hui… Où paressent
ce qu’il reste des cerceaux d’argent, des lèvres de plaisance, des regards
éclairés.
Cette ville, précisément ce quartier, vaste et
difficile, microcosme du sursis. Ses escaliers s’y croisent là où les
femmes questionnent, jeunes et vieilles. Ses avenues sont ruelles où
l’avant-goût de la fantaisie se distance d’azur.
Se distance d’azur…
Pour la rouille des grandes grues se souvenant de
l’eau et de ses teintes orangées…
Pour la peau d’une fille, brillante de la mer qui
s’y éparpille…
Pour la promenade parmi les ruines palpitantes…
Pour les abus d’ivresse et les pensées qui y
naissent…
Pour les épris du large, amoureux des quais…
Pour les romantiques de la gâchette…
Pour les mélancoliques des horizons, des
boulevards qui mêlent les peaux comme ils peuvent…
Pour tous les tendres buissons du champ des
toits, des sous-bois de la grande ville, des romarins…
Pour les bouddhistes dont les pagodes vibrent de
la Viste à St-Marcel…
Pour que se décline à l’infini
le maintenant !
La harpe d’herbes
Aux jours remplis
de tous leurs soucis, j’avais
sauvé tout un dimanche. Un dimanche d’air à peine tremblant. Un dimanche à
conspirer notre bonbon au goût des premières rosées d’automne.
Cueillir au matin mouillé des Acadies
la belle et grande rhubarbe. Au jardin de tante Pélagie, où s’égarent les
pervenches en tapis, couper bien net les grandes feuilles gaufrées. En
faire de jolis chapeaux, qui s’amusent à ombrer les visages. Ne garder que
les longs pétioles rougeâtres. Les disposer sur la table jaune en
formica. J’appelais Jade. Et nous jouions, de longs moments à ce
souple mikado. Improvisant de nouvelles règles. Nous chamaillant
bruyamment.
Et pendant que macéraient jusqu’au soir, les
morceaux de rhubarbe et le sucre, la tomate verte et l’anis étoilé ;
dans la douceur du jour qui passe, je lisais La Harpe d’herbes. Réfugié
dans la petite cabane au cœur du frêne. Mon cheveu frisait au lourd parfum
d’orange. Ma fille tout le jour se balançait les yeux au ciel. Et ses
jambes aux courants d’air.
Puis dans le beau chaudron de cuivre, tout doré
de ses vies, chaudron cabossé de grand-mère ; au souvenir de son
sourire bienveillant, et de son antique recette, on cuisait à feu doux,
dans les fous rires fatigués de fin de journée, dans la bonne odeur des confitures,
notre gourmandise des tendres soleils de septembre.
L’illusion de l’histoire
Voyez-vous sur les pans de murs éclairés,
voyez-vous comme moi l’illusion de l’histoire s’inscrire avec
minutie ? Je ne sais plus pourquoi, mais je sais quand les marins. Je
ne sais plus comment, mais je sais le soir dorer les rêves. A l’heure où
les crabes ont déserté les étals du marché. A l’heure où se chauffe à ces
murs comme une symphonie. Celle d’un vent froid qui renie ses origines. Et
à qui il ne reste plus qu’à se jeter à la mer. Les gréements ont fini de
cliqueter à la seconde brève du couchant. Et gardent en réserve des prières
pour les nuits noires. Leur silence s’invite aux joies du ciel. De la place
des Moulins à la Tourette les langues contrites tout le jour déversent leur
torrent. Et tous les reflets brûlent et crèvent les regards. Qui n’ont
qu’eux à voir. Je les suis des yeux moi aussi ces rutilances de petites
roses blanches. Ces marbrures de potentille qui creusent mon sein. Qui
grimpent vers Marseille et ses places hautes. Et qui finissent de couvrir
les treilles, comme on couve l’amitié. Comme on serre les mains, comme on
triture de doigts épais et chauds les épaules et le dos qui laissent faire.
Formose
Il est une île aux falaises luxuriantes
transperçant l’azur. Une île aux confins, qui jamais ne trouva baptême plus
charmant que Formose. En d’autres temps, d’aventureux marins portugais
prompts à s’enthousiasmer, la nommèrent ainsi, « La belle île ».
Et la quittèrent. De ces parallèles qui mènent d’un bout à l’autre de la
Terre, on trouve en mêmes latitudes, des contrées qui parfois vous brûlent,
des Suds qui parfois font air frais aux nuques. Saharas
de sable et de montagnes, vallées de temples grecs. Villes impossibles à
dire, dont les blasons s’ornent d’oiseaux sacrés et multicolores. Et
myriades d’îles perdues aux vents des Pacifiques.
Il ne sera fait
mention ici ni
d’histoires ni de sièges, ni plus de batailles entre Bataves et Andalous,
bien moins de dynasties Ming et King, pas plus de pirates se querellant
pour quelque commerce de pierres brillantes. Non !
Ce dont il sera
fait mention ici et ce dont je me souviens, qu’il me plaît de vous décrire
et qui prend le cœur comme le fait la nostalgie lorsqu’elle évoque
l’empreinte de la vague sur le corps. Comme le fait la saison qu’on ne
laisse partir qu’à regret. Qui annonce déjà la disparition imminente des
fruits doux de ma gorge, jambose et jaquier. Ce dont je me souviens et
qu’il me plaît de décrire, ce sont ses habitants. Petits, vigoureux et au
teint clair de lune blanche qui vous accueillent avec dans le regard et
dans l’humeur une force farouche. Vous éclairant de phrases courtes dans
une langue rapide et très ancienne qui n’a pas subi le colon. Concise et
énergique, sans inflexion dans ce qui semble être ses verbes. Mais au-delà
des grammaires et des timbres de ses habitants, c’est de leur pays dont
j’aime à vous parler. Je me souviens d’un printemps qui s’empruntait d’été,
aux côtes du Levant. Une saison où ces chapelets d’îles que certains
nomment Pescadores (elles étaient cent ou mille, petites, de sable et de
coraux faites), îles tout inhabitées ou considérées telles. En leur dos,
une île-continent, nouvelle terra australis incognita,
surgissait là, où des territoires inconcevables s’étageaient rapidement.
Des montagnes, qui n’ont jamais connu le baptême, gravissaient les nuages,
eux-mêmes s’abîmant où les cieux se concevaient. Dès que la saison adoptait
un autre genre, l’île-continent se laissait submerger de rivières
bouillonnantes, de cascades se précipitant dans un fracas tel, que seul le
chant panaché d’oiseaux arrachait à l’air quelque note d’une joyeuse
mélodie. Aux étages plats qui suivaient, et qui se nommaient alors les
Plateaux du Seigneur, les cours d’eau s’ombraient d’arbres rouges, fleuris
de singes immobiles. Et lorsqu'enfin s’assoupissant de sphaignes et de
marais amadoués, l’on imaginait les estuaires proches, qui sont tout autant
sources, ils renouvelaient alors une ribambelle d’entrechats.
Sans doute ou peut-être, ou sans doute encore,
aux temps des rois de Babylone, ou des satrapes de la Perse antique, fut-ce
civilisation éclairée ! Car des chalets et des temples en ruines, des
constructions incomprises de ziggourats tronconiques, échafaudages de métal
inconnu, tours de briques cylindriques aux couleurs alternées et pénétrées
de lierres forts comme des cathédrales, scandaient à l’unisson. Scandaient
sur les crêtes, comme qui gronde en son for, des guirlandes de silhouettes
altières, visibles, il fut dit, depuis Cipango. Palais fragiles
soulignaient en un galon sans fin, des lacs
parfumés de miel, des mers noires et enclavées en eaux profondes.
Portes d’entrées supposées de mondes périodiques et de catacombes ; et
voies triomphales bordées de gigantesques cyprès. Et aux vallées de plus en
plus hautes, encombrées de forêts bleues, pénétrées d’encoignures, des
villes abandonnées dont les chevelures furent libres plus de temps qu’il
est nécessaire, rejoignaient, de banlieues en faubourgs silencieux, les
cimes de pics insaisissables. Massifs élevés de grès polis, ligne de
partage des eaux entre détroit de Formose et mer de Chine méridionale, en
ses replats de roches grisâtres, le sol se fendait par ici et par là aussi,
de mines de pierres précieuses, d’où pétillaient des feux et des paysages
brûlés.
Dieu ! Ai-je
respiré le parfum
de ces nappes de feu qui tanguaient tout près
de moi en ces vaux abandonnés ? Ai-je nourri ces lampions tourterelles
qui contaient légendes aux havres ourlés de la Côte occidentale ?
Ai-je croisé, parmi sépultures et vergers, ces animaux plus étranges que
des rêves ?
Oui ! Il me plaît de m’en
souvenir. Aux temps de cette vie où me plaisait de vivre.
Le soleil est presque chaud
Après deux jours de train je suis arrivé. À
Vilnius. Hier. Le temps était radieux comme un bateau au loin. Aujourd’hui
il pleut. De cette pluie fine qui ensemence si bien la terre. Et lave l’air
de son indécence. Tous les arbres sont mouillés, leurs troncs aussi. Ça
sent bon. Les champignons, la forêt. La ville est belle sous la pluie. Je
ne me souvenais pas l’avoir vue si belle. Je ne me souvenais pas l’avoir
vue. La grande avenue toute droite qui mène au quartier littéraire est
presque déserte. En dehors de quelques pies qui se querellent bruyamment.
J’aperçois deux Vilnoises, c’est le nom des jeunes filles habitant cette
ville, abritées sous de jolis parapluies bariolés, l’une d’elles me demande
du feu, je m’approche et lui tends, page 105, le recueil de poésie que je
lisais : « Ayant mis quelque quarante ans à comprendre que je n’étais
rien, toute mon ambition est d’être moins encore ». Elle rit dans d’une
langue galante où l’accent des chevaliers teutoniques ne se remarque plus.
Après le parapluie bariolé, son rire achève de me séduire. Et son accent
qui avait encore le bon goût d’un vieux fromage se détache de la bruine par
de petites étincelles orangées. Je me dis alors que la pluie va tomber du
ciel, pas autrement. Les bourgeons de fleurs apparaissent à peine des
arbres d’Anna Paulowna. Leurs feuilles sont plus
grandes que mes deux mains réunies et abritent notre conversation. Elle se
mêle aux bronzes de la République autonome d’Uzupis
qui parsèment les petits jardins clos. L’un après l’autre, ce sont comme de
légers bijoux d’ambre qui éclairent notre chemin. Lové dans la boucle d’une
rivière noire, la seule synagogue des cent que comptait la Jérusalem du
Nord élève ses façades colorées. Nous y entrons, asséchés instantanément
par une chaleur d’étuve. C’est aujourd’hui une librairie où l’on ne trouve
que des livres de poche. Essentiellement de la poésie. Gérard de Nerval y
soude ses vers si bien frisés aux arches rythmant la voûte. Il y a aussi un
rayon sur la flore Balte. Je m’y attarde. Feuillette un volume d’une sorte
d’encyclopédie où les croquis semblent peints par Audubon. Colorés et si
beaux. Je prends quelques notes sur l’aulne glutineux et son incroyable
aire de répartition. Puis sors de la librairie regrettant un peu les
appétissants épigrammes des belles rieuses. Sans pour autant les avoir
jamais lus. Les imaginer me contente.
La pluie redouble, mais elle reste simple. Je
suis heureux, la terre boit et Romain Gary, l’enfant de ces jardins, me
fait signe. Sa promesse de l’aube et son élan prolongé d’amour
m’encouragent à rester une nuit de plus à Vilnius.
C’est demain, je me lève, tire
les rideaux de ma chambre d’hôtel. M’étire, il fait gris, il pleut. Tiens,
les charmes qui bordent le cours d’eau sont plus verts qu’hier. Je me
trouve juste au-dessus d’un petit pont qui permet de rejoindre la vieille
ville depuis le quartier bohème. Les eaux de la rivière sont d’un marron
presque noir, sa pente est faible. Et son cours très calme. La pluie fine
est si fine que je ne la remarque pas. Seul un frisson léger de l’eau
témoigne. Je sors sur le balcon, l’air frais éveille un nouveau frisson qui
celui-ci feuillette mon échine. Je remarque aussi, sous le pont dans un
très léger tremblement, une balançoire de bois. D’un bois sillonné de
creuses blessures. Qui s’y est balancé la dernière fois dans l’air humide
et aiguisé d’une soirée printanière ? Deux amoureux à fièvre ?
Peut-être la languissante cantatrice qui fend l’air du séisme de sa
voix ? Sûrement le poète qui dit entre deux tisons « Forget me no »,
ou les deux amies rieuses aux parapluies bariolés ?!
Je bois un café rapide, au bar triste et peu
éclairé de l’hôtel. Dépassant les maisons basses du quartier de toute la
hauteur de son clocher, l’église Saint-Barthélemy toise ses paroissiens. Je
me dirige vers elle. Coincée dans son méandre rond, elle rêve tous les
jours ce rêve fou : « Un jour mon reflet atteindra la
Baltique ». Oui, tous les jours. Comment sais-je cela ?…
Demain, demain je n’oublie pas, c’est le jour
anniversaire. Tous les poissons de la Vilnia
seront libérés. Déliés du méli-mélo du lit de l’eau. Et je veux voir la
belle nef toute neuve du jaune, qui abritera la cérémonie. Le Dalaï-Lama
paraît-il y est convié. Louis Calaferte aussi.
Mais il est mort en 94, c’est dommage je l’aimais bien. Les ruelles offrent
des cours à chaque pâté de maisons. Je suis curieux, je les pénètre. Les
cours. Là, les pelouses sont hautes et les marins d’eau douce boivent une
bière aigre. Ici, c’est le troisième piano que je vois depuis ce matin. Il
vieillit sous un grand frêne qui l’abrite des devinettes et du jargon des
bouchers. Le premier sur la berge jouait un air douillet avec la brise. Et
le second semblait étayer un vieux mur de briques. Sur lequel une vierge à
l’enfant, peinte dans sa robe verte devisait en bonne humeur avec lui. J’y
suis. La façade de l’église est rythmée par plusieurs niches abritant un
vide couleur nacre. J’entre ; la porte est légère comme une charmille.
Et j’ai de la chance, c’est l’heure de la messe. Elle est dite en
biélorusse comme la coutume le veut. Et de manière très polie néanmoins.
J’attends de plus en plus fébrile à mesure de l’oraison. Et tout en me
dirigeant vers l’autel afin d’y goûter mon pain, je pense à Daïna qui dans son rire hier et dans une sorte d’extase
cosmogonique abandonnait la confidence : Vilnius est le centre du
Monde, et l’autel de l’église Saint-Barthélemy son épicentre !
Semblant ainsi faire fi de la déclaration de Dali, vieille de soixante ans.
C’est de nouveau demain. La
lumière du jour inonde ma chambre d’hôtel. Et les rais de lumière
s’amusent. S’amusent à combiner sur les murs des îles de silence où je
manigance je ne sais quelle exploration. Quel contraste ! Hier la nuit
a flâné jusqu’au cœur du matin. Mes tartines fleurent bon. Des flots de
souvenirs iodés remontent. J’entrevois des étés d’enfants. Un ciel qui ne
sait rien, des orages inquiets, des embruns qui coulent sur les yeux… L’on
partait, ma sœur et moi, avec les oncles, tout chantant, après-midi,
cueillir derrière les tourbes, au bas de la petite falaise de la grève de Lecq, les coques et les homards. Et surtout en
remontant, dans le fouillis des ronces et de nos égratignures, on
n’oubliait jamais de faire provision de framboise orange. Celle des
chaudrons tout sucrés de grand-mère et de ses goûters gourmands.
Je goûte le soleil sur mon visage. Il chauffe un
peu. Je ferme les yeux. Les rouvre. L’air est si fin si clair si
pénétrable… il me semble apercevoir très loin les larges méandres du fleuve
qui s’en va à la mer. Il s’abandonne enfin après les luttes. Se déverse
dans sa lagune par ce lent glissement. Je vois je crois l’émeraude
chuchotement de ses sables. L’air est lavé lessivé balayé je peux enfin
parler avec les confins. Dans le dialecte des cheveux démêlés. Ou dans un
baragouin de syncopes. Je n’entends en retour que le faible murmure du
temps qui passe. Seulement le gémissement léger de quelques tourterelles
croisant le ciel. Un chien aboie au loin.
J’appelle ma vieille tante lui confiant la part
émergée de mes doutes. Je l’aime. Terriblement. Je parle de tout avec elle.
Tout le temps. Surtout le soir. Et surtout le matin. Pour elle c’est toujours le matin. Elle n’entend rien. Ou si peu.
Et quand bien même entendrait-elle, qu’elle ne comprendrait guère mieux… Je
lui explique qu’hier j’ai communié dans la bouche, oui on dit comme cela
lorsque le prêtre dépose l'hostie directement sur la langue du communiant.
C’est demain de dix jours. Un
matin brumeux de ce mois d’avril, j’ai laissé le hasard inspirer mes pas.
Un chemin qui s’est fait fer a choisi de m’emporter. Loin bien loin des anecdotes
et des cataclysmes, des dépendances aussi. Des connexions. Et puis le train
a sifflé. Dans les givres des longues plaines. Et encore longtemps dans mes
oreilles. Oui longtemps dans mes oreilles. Écho lancinant du mugissement
des derniers bisons…
Ce soir à Vilnius, le soleil est presque chaud.
Je ne sais pas quand je rentrerai. Si je rentrerai. Les journées ici
passent. Passent comme ailleurs. Avec cet air qui aboie faiblement le soir
venu. Ici je peux marcher. Rien faire et marcher. Marcher et rien faire. Au
long du long jour. Oui rien faire que remarquer le bleu du ciel et les
arbres grands qui l’effleurent. Et le rassurent sur les poussières jaunes
de l’été à venir. Observer les grandes feuilles du catalpa, grandes comme
dix mains, qui s’abîment doucement comme des assiettes ébréchées. S’aviser
de la vieille voisine de la maison d’en face qui si tôt le matin entrouvre
prudemment ses volets. Avec son fichu à grands dessins parfaitement noué.
Autour de sa gorge blanche qui fut si douce. Entendre la rivière sangloter.
Non c’est ce vieil homme. Qui s’est arrêté au milieu du pont. Les deux
mains appuyées sur sa canne. Le visage posé sur les mains, ses yeux
regardent devant lui. Ou à peine plus bas. Que pense-t-il ? Que
bientôt, lentement, le monde et l’eau brune qui court s’habitueront à vivre
sans lui ? Qu’il n’y a rien à comprendre à ça ? Pas plus qu’à ce
goût de ferraille rouillée qui ne quitte plus sa bouche ? À quelques
mètres de lui je pose mes coudes sur la rambarde du pont. Après ces minutes
de ce soleil qui n’en finissent pas de nous chauffer doucement, nos regards
se croisent à la surface de l’eau. Ou à peine plus près. Ses yeux me
racontent la peine, des enfants partis loin et disparus on ne sait plus où.
L’effort des matins, de tous les matins, pour se rendre encore un matin de
plus sur le pont. Et vivre la vie de rien. Rien que le souci de la chanson
de l’eau qui plie les grandes herbes. Une dernière chanson de bonheur.
Le soleil est presque chaud ce soir à Vilnius. Je
ne sais pas quand je rentrerai. Si je rentrerai… je suis si bien.
© Patrick Aveline
|
(*)
Patrick
Aveline est
l’homme qui « entend l’humidité chanter », tâte « la
douceur des louves » dans « les soirs de brume au-dessus
du lac », distingue « cette aube invisible, où les
épilobes chuchotent encore leur ombre », hume « des lacs
parfumés de miel » et des « nappes de feu », lit
« une langue qui parle d’obscure tendresse », écrite
dans « l’alphabet des herbes », et nous parle par « le
cri de l’engoulevent [qui] aura ronronné toute la nuit dans [sa]
gorge ».
Il parcourt une
odyssée de la découverte de l’infime infini qui nous porte, que nous
portons, en lequel notre être se fond pour s’accomplir, comme réduit à une
île Une qui est Tout.
« J’embarque
à son bord, pour cet étrange voyage, dont je sais tout. » Un
voyage « Pour que se décline à l’infini le maintenant ! »
Qui ne va donc peut-être jamais finir ! Car… « Le soleil est
presque chaud ce soir à Vilnius. Je ne sais pas quand je rentrerai. Si je rentrerai…
je suis si bien. »
Des « poèmes en
prose » de grand style, de grande beauté. Merci !
(D.S.)
*
Né en 1961 à Tanger au Maroc,
Patrick Aveline arrive en Provence à l’âge de 4 ans. Il s’en est fait
sa patrie, cherchant par tous ses sentiers à la connaître et à la penser
jusque dans sa matrice. Aujourd’hui retraité de l’industrie aéronautique, il vit
toujours à Marseille.
Auteur d’un récit
biographique Parfums péninsulaires aux éditions Christian 2006, où
il rend hommage au lieutenant, poète et géographe Albert Émile Aveline, son
arrière-grand-père ; d’une chronique généalogique, Voyage en
Méditerranée occidentale au XIXème siècle auto-publiée en 2008, où il
rend vie à ses ancêtres marins corailleurs Siciliens, Napolitains et
Sardes ; d’un roman Je suis d’épines et d’araignées, aux
éditions Le Manuscrit 2008, qui constitue moins une œuvre de mémoire qu’une
variation autour du thème de l’enfance, sa magie, ses zones d’ombre ;
et d’un recueil de nouvelles Le rendez-vous des Lunaires aux
éditions Syracuse 2009.
Entre 2009 et
2012, et à nouveau depuis ces 6 derniers mois, il a publié et publie sa
poésie (plus d’une centaine de textes) au travers de nombreuses revues (une
vingtaine), de poésie, d’art et de littérature telles qu’Art le sabord,
Verso, Les hommes sans épaules, Traction-Brabant, Franche lippée, (Sik), Borborygmes, Traversées, Le moulin de la poésie,
Art en ciel, l’Arbre à paroles, Revue du Nerf, Pages insulaires, Libelle,
Soleils et cendre, etc.
Il a publié en mars 2010 son
premier recueil de poésies : Formulaire 36 suivi de Cœurdillère des Anges aux éditions L’Orée du
Château, où l’on retrouve tout autant des textes publiés dans ces revues
que des inédits.
Son plus récent
et 5ème recueil Hautes Terres suivi de Vagabondages, à
paraître prochainement, a eu le premier prix du 18ème concours de poésie
Jean Rivet de l'association La
Baie en poésie.
Pour se procurer un ouvrage
ou pour tout contact : patrickaveline@free.fr.
|