Chaque soir, quand je rentre du
travail, la table est dressée dans la cuisine. Un seul couvert sur une
nappe jaune, blanche ou bleue, selon les jours. Toujours propre et
fraîchement repassée. Tendue de façon impeccable, sans le moindre faux pli.
Sur la nappe est posée une assiette en porcelaine blanche. Devant elle se
dresse un verre à pied. La fourchette et le couteau sont alignés de chaque
côté de l’assiette, à égale distance du bord. Il y a aussi une serviette
pliée en quatre. Elle est chaque semaine d’une couleur différente. Tous les
soirs, quand je rentre du bureau, harassé par de nombreuses heures de
travail bien remplies, je trouve toujours l’appartement vide et silencieux.
Plongé dans l’obscurité totale. Ma femme n’est plus là. Elle m’a quitté
quelques mois auparavant, de façon brutale et sans un mot d’explication.
C’est elle, pourtant, qui dresse la table chaque jour. Ayant
conservé les clés de l’appartement, elle y passe pendant que je suis au
bureau. Elle prépare avec soin mon dîner. Je n’ai plus, le soir, qu’à faire
réchauffer les plats. Au micro-ondes. Jamais au four. D’ailleurs, je ne
sais pas comment il marche. Ma femme a toujours refusé que je m’en serve.
Elle avait peur que je me brûle. Ou que je fasse cramer les aliments. Après
tous ces préparatifs, ma femme fait la vaisselle, et quitte l’appartement
avant que je rentre du travail. On ne se rencontre donc jamais.
Bien sûr, les week-ends, ma femme ne passe jamais à l’appartement.
Je déjeune et dîne seul dans une gargote qui ne paie pas de mine, et qui se
trouve dans une ruelle à deux pas de chez moi. Les repas sont médiocres,
mais consistants. Et pas chers. Un prix raisonnable pour mon salaire
médiocre. Une table bancale, toujours recouverte d’une nappe en papier
rouge, m’est réservée au fond de la salle, à côté de la porte des
toilettes. D’où certaines odeurs nauséabondes qui viennent, de temps en
temps, chatouiller mes narines et relever la fadeur des plats. Mais je n’ai
pas d’autre choix. Je déteste me faire à manger.
Les autres soirs de la semaine, je mange donc chez moi, dans la
cuisine, les plats que ma femme m’a préparés. Je m’assieds sur une chaise
métallique, face au mur ripoliné de blanc au départ, mais que le temps et
la poussière ont terni sans que j’y prenne garde, et sans que je cherche à
y remédier par une nouvelle couche de peinture. La table étroite, coincée
entre le réfrigérateur et la cuisinière électrique, se replie contre le
mur. C’est un gain de place appréciable. Il m’arrive, au cours du repas, de
parler à voix haute. Quelques phrases séparées par de longs silences. Comme
si ma femme se trouvait à côté de moi. Disposée à m’écouter. Prête à me
répondre. Les mots flottent un court instant dans l’air. Puis ils se
volatilisent comme s’ils n’avaient pas été prononcés. L’éclairage au néon colore
les objets et les ustensiles de cuisine d’une teinte un peu verdâtre. Je
suis un homme désemparé, même s’il m’arrive parfois de rire à mes dépens.
Mais cette propension à me moquer de moi-même se raréfie de plus en plus.
Quand j’aperçois le couvert sur la table, je pense aussitôt aux
mains de ma femme qui l’a posé sur la nappe. Je sais qu’à ce moment précis,
ma femme a pensé à moi. Ne serait-ce qu’un bref instant. Ce qui me fait
espérer que j’existe encore un peu pour elle puisqu’elle existe toujours un
peu pour moi. Mais il m’arrive pourtant de douter. Ma femme pense-t-elle
vraiment à moi quand elle met le couvert et prépare le repas ? Ou
pense-t-elle à tout autre chose, en répétant sans y prêter attention des
gestes devenus mécaniques ? Cette idée m’inquiète. Me rassure aussi.
J’ai toujours éprouvé le besoin d’être inquiet. D’être, en même temps,
rassuré. Pour ne pas céder au découragement. Ou pour ne pas sombrer dans le
désespoir. Même si je n’ai pas toujours su les éviter.
Chaque soir, à la même heure, dans le plus profond silence, je
mastique lentement mon repas. Bien que la plupart des aliments ne soient
pas durs à mâcher. Ma femme, encore soucieuse de ma santé, semble-t-il, me
prépare toujours des plats simples à base de légumes cuits et de féculents.
Jamais de viande rouge. Mon épouse avait horreur de ça. La vue du sang la
révulsait. A la moindre coupure, elle manquait s’évanouir. Je triture donc
à n’en plus finir ce que je mâche entre mes dents. Pour mieux digérer. Du
moins, je l’espère. Et pour gagner aussi du temps. Chaque repas s’éternise
plus qu’il ne devrait. Je passe ainsi une bonne partie de la soirée dans la
cuisine à ne rien faire.
Il m’arrive souvent de penser que je devrais, un jour, au lieu
d’aller au bureau, m’installer le long de la façade vitrée, dans le bar qui
se trouve de l’autre côté de la rue, pile en face de mon immeuble. Pour
voir à quelle heure de la journée ma femme arrive, en tenant son cabas
rempli de provisions. Est-ce tôt le matin ? Ou tard dans l’après-midi ?
Vient-elle seule à l’appartement ? Est-elle accompagnée par un
homme ? L’aide-t-il pendant qu’elle épluche soigneusement les légumes,
bavarde-t-il avec elle de tout et de rien pendant qu’elle prépare mon
dîner ? Ou se contente-t-il de lire le journal pendant qu’elle
s’affaire dans la cuisine ? Et s’empressent-ils, une fois terminée la
confection du repas, de s’ébattre sur le canapé du salon ? La
curiosité taraude depuis longtemps mon esprit. Mais je n’ai jamais eu le
courage de mettre mon projet à exécution.
Cette situation a duré plusieurs mois. Jusqu’au jour où je n’ai plus
trouvé la table dressée. C’était un lundi. Ce soir-là, il faisait nuit et
le froid glacial de décembre brûlait mon visage. J’avais très faim. Mon
estomac gargouillait d’impatience, car je n’avais pas eu le temps de manger
à midi. Un dossier à traiter en urgence. Comme d’habitude, je me suis
précipité dans la cuisine. J’ai allumé la lumière. Le néon a clignoté deux
ou trois fois avant d’éclairer la pièce. J’ai ressenti un choc violent dans
ma poitrine. La table était nue. Pas de nappe. Pas de couvert. Aucun plat
préparé dans le micro-ondes. Mes jambes se sont dérobées sous moi. J’ai été
obligé de m’asseoir sur la chaise, en prenant mon front dans mes mains
soudainement moites. Il m’a fallu du temps pour recouvrer mes esprits.
Pourquoi ma femme n’était-elle pas venue ? Je me suis senti trahi par
sa désertion aussi soudaine qu’inattendue. Elle n’avait pas le droit d’agir
ainsi ! Quels que soient ses griefs contre moi, elle me devait un peu
de considération. Voire de compassion, me dis-je. Nous étions toujours
mariés, que je sache ! Je n’imaginais même pas une seconde qu’elle
était peut-être tombée malade, ou qu’elle avait pu avoir un accident de
voiture. La solitude s’abattit sur mes épaules. Mais j’avais trop faim pour
m’abandonner totalement à mon désespoir. Mes gargouillis intestinaux
parasitaient mon malheur. J’ai dû me résigner à aller dîner dans mon
restaurant habituel.
Ma femme n’a plus jamais remis les pieds dans l’appartement. Je dîne
tous les soirs dans ma gargote, à l’écart des autres clients, toujours près
de la porte des toilettes. Je n’attends plus rien. Tout en espérant, malgré
tout, qu’un jour j’aurai la surprise de trouver, à nouveau, le couvert mis
sur la table de la cuisine, et un repas préparé par ma femme. Mais je n’y
crois plus trop.
J’ai de moins en moins faim depuis le départ définitif de mon
épouse. La nourriture me fait horreur. Il suffit que je pense à des
aliments pour aussitôt avoir envie de vomir. Ma maigreur commence à
m’effrayer. J’évite le miroir de ma salle de bains, ou les vitrines des
différents commerces qui jalonnent ma route jusqu’au bureau. Je lis dans le
regard apeuré des collègues qui partagent mon bureau que je deviens un sac
d’os assez répugnant. Ils doivent penser que je suis gravement malade.
Peut-être même à l’article de la mort. Ils se détournent de moi sans cacher
leur dégoût, et ne m’adresse plus guère la parole. Un matin, j’ai laissé
sonner mon réveil pendant de longues minutes, immobile sous les draps,
comme si j’étais devenu un gisant. Puis j’ai arrêté brutalement la sonnerie
aigrelette en enfonçant le bouton d’un poing rageur. A
compter de ce jour-là, j’ai décidé de ne plus aller travailler.
Je n’occupe plus les autres pièces de l’appartement. En dehors des
toilettes, bien sûr. Je mange et rêvasse toute la journée dans la cuisine.
Pour dormir, j’ai étendu un vieux matelas sur le carrelage. Réfugié dans
cet espace clos et privé de fenêtre, j’attends le retour hypothétique de ma
femme.
Si elle se décide à revenir un jour, je n’aurai même pas besoin de
me lever de ma chaise pour aller lui ouvrir, puisqu’elle a dû conserver son
trousseau de clés. Elle peut donc entrer dans l’appartement quand et comme
bon lui semble, sans s’annoncer à l’avance ou frapper à la porte. C’est, du
moins, ce que j’imagine. Mais il m’arrive de me demander, avec une pointe d’angoisse,
si elle n’a pas perdu le dit trousseau, ou si elle ne l’a pas jeté dans un
caniveau pour rompre définitivement avec moi.
Aujourd’hui, dans un sursaut d’orgueil, j’ai décidé de reprendre ma
vie en main, et de me débarrasser sans coup férir du passé. Il fallait, à
présent, que je prenne au plus vite de nouvelles habitudes. J’ai donc
décidé de préparer le repas, et de dresser la table dans la cuisine. J’ai
mis ma plus belle nappe blanche, et sorti les plus belles assiettes en
porcelaine. Un couvert de choix pour deux personnes. Je ferai dorénavant la
même chose chaque jour, midi et soir, toujours à la même heure. Pour que je
puisse dignement recevoir ma femme, si par cas elle revenait à
l’improviste.
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