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Mars-Avril 2021

 

 

 

Le couvert

 

par François Teyssandier

 

 

 

Chaque soir, quand je rentre du travail, la table est dressée dans la cuisine. Un seul couvert sur une nappe jaune, blanche ou bleue, selon les jours. Toujours propre et fraîchement repassée. Tendue de façon impeccable, sans le moindre faux pli. Sur la nappe est posée une assiette en porcelaine blanche. Devant elle se dresse un verre à pied. La fourchette et le couteau sont alignés de chaque côté de l’assiette, à égale distance du bord. Il y a aussi une serviette pliée en quatre. Elle est chaque semaine d’une couleur différente. Tous les soirs, quand je rentre du bureau, harassé par de nombreuses heures de travail bien remplies, je trouve toujours l’appartement vide et silencieux. Plongé dans l’obscurité totale. Ma femme n’est plus là. Elle m’a quitté quelques mois auparavant, de façon brutale et sans un mot d’explication.

 

   C’est elle, pourtant, qui dresse la table chaque jour. Ayant conservé les clés de l’appartement, elle y passe pendant que je suis au bureau. Elle prépare avec soin mon dîner. Je n’ai plus, le soir, qu’à faire réchauffer les plats. Au micro-ondes. Jamais au four. D’ailleurs, je ne sais pas comment il marche. Ma femme a toujours refusé que je m’en serve. Elle avait peur que je me brûle. Ou que je fasse cramer les aliments. Après tous ces préparatifs, ma femme fait la vaisselle, et quitte l’appartement avant que je rentre du travail. On ne se rencontre donc jamais.

 

  Bien sûr, les week-ends, ma femme ne passe jamais à l’appartement. Je déjeune et dîne seul dans une gargote qui ne paie pas de mine, et qui se trouve dans une ruelle à deux pas de chez moi. Les repas sont médiocres, mais consistants. Et pas chers. Un prix raisonnable pour mon salaire médiocre. Une table bancale, toujours recouverte d’une nappe en papier rouge, m’est réservée au fond de la salle, à côté de la porte des toilettes. D’où certaines odeurs nauséabondes qui viennent, de temps en temps, chatouiller mes narines et relever la fadeur des plats. Mais je n’ai pas d’autre choix. Je déteste me faire à manger.

 

   Les autres soirs de la semaine, je mange donc chez moi, dans la cuisine, les plats que ma femme m’a préparés. Je m’assieds sur une chaise métallique, face au mur ripoliné de blanc au départ, mais que le temps et la poussière ont terni sans que j’y prenne garde, et sans que je cherche à y remédier par une nouvelle couche de peinture. La table étroite, coincée entre le réfrigérateur et la cuisinière électrique, se replie contre le mur. C’est un gain de place appréciable. Il m’arrive, au cours du repas, de parler à voix haute. Quelques phrases séparées par de longs silences. Comme si ma femme se trouvait à côté de moi. Disposée à m’écouter. Prête à me répondre. Les mots flottent un court instant dans l’air. Puis ils se volatilisent comme s’ils n’avaient pas été prononcés. L’éclairage au néon colore les objets et les ustensiles de cuisine d’une teinte un peu verdâtre. Je suis un homme désemparé, même s’il m’arrive parfois de rire à mes dépens. Mais cette propension à me moquer de moi-même se raréfie de plus en plus.

 

   Quand j’aperçois le couvert sur la table, je pense aussitôt aux mains de ma femme qui l’a posé sur la nappe. Je sais qu’à ce moment précis, ma femme a pensé à moi. Ne serait-ce qu’un bref instant. Ce qui me fait espérer que j’existe encore un peu pour elle puisqu’elle existe toujours un peu pour moi. Mais il m’arrive pourtant de douter. Ma femme pense-t-elle vraiment à moi quand elle met le couvert et prépare le repas ? Ou pense-t-elle à tout autre chose, en répétant sans y prêter attention des gestes devenus mécaniques ? Cette idée m’inquiète. Me rassure aussi. J’ai toujours éprouvé le besoin d’être inquiet. D’être, en même temps, rassuré. Pour ne pas céder au découragement. Ou pour ne pas sombrer dans le désespoir. Même si je n’ai pas toujours su les éviter.

 

   Chaque soir, à la même heure, dans le plus profond silence, je mastique lentement mon repas. Bien que la plupart des aliments ne soient pas durs à mâcher. Ma femme, encore soucieuse de ma santé, semble-t-il, me prépare toujours des plats simples à base de légumes cuits et de féculents. Jamais de viande rouge. Mon épouse avait horreur de ça. La vue du sang la révulsait. A la moindre coupure, elle manquait s’évanouir. Je triture donc à n’en plus finir ce que je mâche entre mes dents. Pour mieux digérer. Du moins, je l’espère. Et pour gagner aussi du temps. Chaque repas s’éternise plus qu’il ne devrait. Je passe ainsi une bonne partie de la soirée dans la cuisine à ne rien faire.

 

   Il m’arrive souvent de penser que je devrais, un jour, au lieu d’aller au bureau, m’installer le long de la façade vitrée, dans le bar qui se trouve de l’autre côté de la rue, pile en face de mon immeuble. Pour voir à quelle heure de la journée ma femme arrive, en tenant son cabas rempli de provisions. Est-ce tôt le matin ? Ou tard dans l’après-midi ? Vient-elle seule à l’appartement ? Est-elle accompagnée par un homme ? L’aide-t-il pendant qu’elle épluche soigneusement les légumes, bavarde-t-il avec elle de tout et de rien pendant qu’elle prépare mon dîner ? Ou se contente-t-il de lire le journal pendant qu’elle s’affaire dans la cuisine ? Et s’empressent-ils, une fois terminée la confection du repas, de s’ébattre sur le canapé du salon ? La curiosité taraude depuis longtemps mon esprit. Mais je n’ai jamais eu le courage de mettre mon projet à exécution.

 

   Cette situation a duré plusieurs mois. Jusqu’au jour où je n’ai plus trouvé la table dressée. C’était un lundi. Ce soir-là, il faisait nuit et le froid glacial de décembre brûlait mon visage. J’avais très faim. Mon estomac gargouillait d’impatience, car je n’avais pas eu le temps de manger à midi. Un dossier à traiter en urgence. Comme d’habitude, je me suis précipité dans la cuisine. J’ai allumé la lumière. Le néon a clignoté deux ou trois fois avant d’éclairer la pièce. J’ai ressenti un choc violent dans ma poitrine. La table était nue. Pas de nappe. Pas de couvert. Aucun plat préparé dans le micro-ondes. Mes jambes se sont dérobées sous moi. J’ai été obligé de m’asseoir sur la chaise, en prenant mon front dans mes mains soudainement moites. Il m’a fallu du temps pour recouvrer mes esprits. Pourquoi ma femme n’était-elle pas venue ? Je me suis senti trahi par sa désertion aussi soudaine qu’inattendue. Elle n’avait pas le droit d’agir ainsi ! Quels que soient ses griefs contre moi, elle me devait un peu de considération. Voire de compassion, me dis-je. Nous étions toujours mariés, que je sache ! Je n’imaginais même pas une seconde qu’elle était peut-être tombée malade, ou qu’elle avait pu avoir un accident de voiture. La solitude s’abattit sur mes épaules. Mais j’avais trop faim pour m’abandonner totalement à mon désespoir. Mes gargouillis intestinaux parasitaient mon malheur. J’ai dû me résigner à aller dîner dans mon restaurant habituel.

 

   Ma femme n’a plus jamais remis les pieds dans l’appartement. Je dîne tous les soirs dans ma gargote, à l’écart des autres clients, toujours près de la porte des toilettes. Je n’attends plus rien. Tout en espérant, malgré tout, qu’un jour j’aurai la surprise de trouver, à nouveau, le couvert mis sur la table de la cuisine, et un repas préparé par ma femme. Mais je n’y crois plus trop.

 

   J’ai de moins en moins faim depuis le départ définitif de mon épouse. La nourriture me fait horreur. Il suffit que je pense à des aliments pour aussitôt avoir envie de vomir. Ma maigreur commence à m’effrayer. J’évite le miroir de ma salle de bains, ou les vitrines des différents commerces qui jalonnent ma route jusqu’au bureau. Je lis dans le regard apeuré des collègues qui partagent mon bureau que je deviens un sac d’os assez répugnant. Ils doivent penser que je suis gravement malade. Peut-être même à l’article de la mort. Ils se détournent de moi sans cacher leur dégoût, et ne m’adresse plus guère la parole. Un matin, j’ai laissé sonner mon réveil pendant de longues minutes, immobile sous les draps, comme si j’étais devenu un gisant. Puis j’ai arrêté brutalement la sonnerie aigrelette en enfonçant le bouton d’un poing rageur. A compter de ce jour-là, j’ai décidé de ne plus aller travailler.

 

   Je n’occupe plus les autres pièces de l’appartement. En dehors des toilettes, bien sûr. Je mange et rêvasse toute la journée dans la cuisine. Pour dormir, j’ai étendu un vieux matelas sur le carrelage. Réfugié dans cet espace clos et privé de fenêtre, j’attends le retour hypothétique de ma femme.

 

   Si elle se décide à revenir un jour, je n’aurai même pas besoin de me lever de ma chaise pour aller lui ouvrir, puisqu’elle a dû conserver son trousseau de clés. Elle peut donc entrer dans l’appartement quand et comme bon lui semble, sans s’annoncer à l’avance ou frapper à la porte. C’est, du moins, ce que j’imagine. Mais il m’arrive de me demander, avec une pointe d’angoisse, si elle n’a pas perdu le dit trousseau, ou si elle ne l’a pas jeté dans un caniveau pour rompre définitivement avec moi.

 

   Aujourd’hui, dans un sursaut d’orgueil, j’ai décidé de reprendre ma vie en main, et de me débarrasser sans coup férir du passé. Il fallait, à présent, que je prenne au plus vite de nouvelles habitudes. J’ai donc décidé de préparer le repas, et de dresser la table dans la cuisine. J’ai mis ma plus belle nappe blanche, et sorti les plus belles assiettes en porcelaine. Un couvert de choix pour deux personnes. Je ferai dorénavant la même chose chaque jour, midi et soir, toujours à la même heure. Pour que je puisse dignement recevoir ma femme, si par cas elle revenait à l’improviste.    

 

 

 



François Teyssandier

Mars-Avril 2021

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1 mars 2002