« Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps »
Souvent
ces deux vers de Brassens, comme une vieille antienne, hantent ma mémoire.
Et mon esprit s’afflige en pensant à tous ces pauvres paysans, mes
ancêtres, ces croquants, qui ont vécu des vies minuscules dans nos petits
villages et nos hameaux français.
Alors
je me remémore surtout ceux que la grande Histoire a fauchés et ensevelis
dans l’éternel oubli des âges.
***
Tous les faits narrés
dans cette petite histoire sont authentiques même s’ils paraissent peu
ordinaires.
Je
les ai collectés, puis rassemblés et attribués à mes humbles personnages
afin qu’une trace de ce qu’ils ont vécus subsiste.
***
Je
ferme les yeux et mon esprit retourne dans le passé ….
***
….Par
une chaude après-midi d’été, nous étions assises, ma mère et moi, dans
l’herbe fraîche, à l’ombre généreuse d’un pommier. J’avais entre six et
huit ans, c’était encore l’enfance…
Ma
mère lisait, et moi je me laissais aller à mes rêveries… Tout était si
calme en cette journée de l’été ardéchois. Aucun bruit ne troublait le
silence hormis, de temps à autre, le grésillement ténu de quelques mouches
… j’appelais cela « écouter le silence »
Le verger, à flanc de montagne
surplombait un chemin pavé de grosses pierres volcaniques. Soudain, une
apparition m’effraya. Je retins mon souffle, la peur me gagna … J’avais
bien reconnu la silhouette torve de celle que nous, gamins du hameau,
appelions « La fée Carabosse ! »
C’était
une petite vieille, maigre et tordue, appuyée sur un bâton aussi noueux qu’elle,
et dont elle usait pour nous égailler quand nous nous approchions. Elle
nous terrorisait en nous jetant des sorts, lançant vers nous ses doigts
crochus. Son nez aquilin donnait à son visage ridé et émacié un air féroce.
Nous la huions de loin car nous lui attribuions des pouvoirs maléfiques et
nuls n’osaient s’aventurer dans son sillage.
Mais
la voici qui s’avançait en notre direction, mon cœur battait si fort que
mes mains crispées arrachaient convulsivement des poignées d’herbe autour
de moi…De loin elle héla ma mère :
-
Bonjour la Marinette, ta fille est bien belle, dis-moi !
-
Bonjour la Sidonie, répondit ma mère dont le calme me stupéfia, tu as l’air
bien ragaillardie tantôt.
-
Je vais chercher mon seau d’eau à la fontaine, il doit être rempli
maintenant.
Et
elle s’éloigna à longues enjambées bancales.
Cette
scène, pour moi incompréhensible, me laissa silencieuse un moment puis je
m’écriais :
-
Maman, tu la connais la Fée Carabosse ?
-
Ce n’est pas la fée Carabosse, répondit en riant ma mère, mais c’est la
Sidonie M …
Une
vieille femme un peu grincheuse mais pas méchante, elle habite la ferme
plus bas, c’est notre voisine depuis toujours…
-
Elle fait peur à tous les enfants, repris-je avec véhémence, mécontente de
voir nos craintes enfantines minimisées par les adultes. Elle nous jette
des sorts !
-
Mais non ça l’amuse d’effrayer les gosses, elle n’en a jamais eu, elle ne
les aime pas … il faut dire qu’ils ont parfois si méchants avec les petits
vieux …
Tu
sais, ajouta t’elle devant mon air peu convaincu, Tonton Gustou, l’a bien
connue, comme ton grand-père et tous tes grands oncles et tes grandes
tantes, tu pourras lui demander.
Elle
a eu bien des malheurs….
Ma
mère reprit sa lecture en soupirant et moi, ma rêverie qui avait pris un
tour nouveau…
Le
soir, après le repas, toute la famille prenait le frais devant la maison. Les
enfants jouaient, les adultes bavardaient, où restaient silencieux
savourant la douceur du crépuscule en contemplant la lune qui se levait.
Oncle
Gustou, notre grand-oncle, était « une gueule cassée », son visage
déchiqueté par un obus allemand était si repoussant que même ses petits-enfants
le fuyaient. Si j’étais une des rares à venir sur ses genoux, c’est parce
qu’il était un extraordinaire conteur.
Je
m’approchais de lui, câline, et lui fit part de ma requête :
-
Qui est la fée Carabosse, nommée la Sidonie ?
-
Ah ! Me répondit-il, en poussant un long soupir mélancolique, la
Sidonie est ma conscrite… autrefois nous allions au bal du 14 juillet….
autrefois… quand nous étions jeunes et beaux …
Je
regardais avec pitié le pauvre visage de mon grand-oncle, défoncé du côté
droit et recousu de part en part. Seul l’œil gauche encore intact et d’un
beau bleu cobalt pouvait témoigner de cet « autrefois ».
***
Sidonie
avait 17 ans, et pour ce 14 juillet 1914, elle eut la permission d’aller
danser au bal du village avec nous tous, gars et filles du hameau.
Qu’elle
était belle la Sidonie ce jour-là, fraîche et blonde avec un joli corps
délié !!!. Mais étions tous jeunes, beaux et si gais : ton
grand-père, ta grand-mère Léonie les tantes Noémie et Mélanie et tous les
voisins.
Nous
nous étions tous connus sur les bancs de l’école et du catéchisme.
Elle était belle ce
soir-là, Sidonie, belle et heureuse, elle devait retrouver le Louis M… qui
lui faisait la cour depuis le printemps… Et elle dansa, la Sidonie, toute
la nuit avec son promis ! … Ils fixèrent leurs épousailles après les
moissons. Ils s’installeraient dans la petite ferme de Louis, non loin de
la rivière. Ils auraient des prés et des bois , un potager. La Sidonie
amènerait deux vaches, des cochons, des poules, son beau trousseau cousu et
brodé depuis tant d’années, une bonne santé et une volonté de fer. Les
parents voyaient cela d’un œil favorable.
Tout
était réuni pour bien commencer leur vie et s’agrandir plus tard.
***
« Avec, à l’âme, un grand
courage
Ils s’en allait trimer aux
champs »
« Pauvre Martin, Pauvre misère
Les
moissons étaient à peine terminées cette fin de Juillet 14 que la France
entrait en guerre contre l’Allemagne.
Très
vite le village fut amputé de ses bras les plus vigoureux. Chaque jeune
reçut l’ordre d’intégrer l’armée. Quelques fois deux frères de la même
famille partaient. Le Louis, le Gustou, le grand-père en furent, et bien
d’autres… Pour de nombreuses mères, fiancées, et épouses en larmes,
commença l’attente… !
Ce
fût comme un coup de tonnerre. La vie changea totalement, dans le village,
le facteur devînt le personnage principal, le courrier rythmait la vie de
tout ce peuple de paysans, lettres qu’on recevait, qu’on lisait et
relisait, lettres que l’on rédigeait laborieusement à l’aide du curé, du
maître d’école ou de parents plus
instruits. Car si on savait lire et écrire, c’était bien approximatif.
Adieu
l’insouciance de la jeunesse, voici venue l’angoisse des temps troublés.
***
« Pauvre Martin, pauvre misère
Creuse la terre, creuse le
temps »
Le
grand-père fût grièvement blessé lors des premiers combats et écrivit d’un
hôpital de campagne en Alsace. Le Louis eut une permission et comme
beaucoup de jeunes gens, la Sidonie et lui firent publier les bancs et se
marièrent sobrement.
Pensaient-ils
conjurer le sort en arrachant un moment de bonheur à la guerre
meurtrière ?
Les
mariages furent nombreux cette année-là à chaque permission. La Sidonie
alla occuper la ferme de son mari près de la nôtre, elle s’attela au
travail, mena la charrue, car les femmes remplaçaient les
hommes : il fallait vivre, des
enfants naissaient. Et le facteur fût encore l’élément principal de la vie
des campagnes. Un hiver passa ainsi dans l’attente d’une fin, ou du moins
d’une pause.
Le
Louis revint au printemps pour une brève permission, et dut repartir
rejoindre son régiment à Montpellier, il partit à pied, comme les autres,
il devait traverser les bois, gravir des montagnes se perdit il ?
Eût-il la tentation de fuir l’enfer qui l’attendait ?…. Il arriva à la
caserne avec trois jours de retard et comme les désertions étaient
nombreuses en cette période (cf Le Pantalon Rouge), l’armée, impitoyable,
le considéra comme déserteur ! Il évita cependant une exécution
sommaire, son état de pauvre paysan vivant dans une contrée retirée fut-il
une excuse suffisante ? Le Louis fut envoyé se battre « aux
Dardanelles » … Le curé, sur un vieil atlas, montra à la Sidonie où se
trouvaient ces lieux dont le nom résonnait dans son esprit en une cascade
de syllabes pour le moins inquiétantes dans leur dureté
Quelques
mois plus tard, le facteur apporta des nouvelles, le Louis, blessé au
combat, était rapatrié dans un hôpital à la base navale de Bizerte en
Tunisie. Il envoyait même une photo prise avec ses compagnons. Sidonie
reprenait espoir, il n’était pas grièvement blessé, il était loin du front.
D’autres gars du village et des fermes alentours laissaient des veuves et
des orphelins ou se retrouvaient prisonniers en Allemagne à creuser la
terre des autres. Les femmes ne se plaignaient pas, avec l’aide des plus
jeunes et des aînés, conduisaient les bœufs, menaient la charrue, faisaient
les foins… On attendait toujours…
Un
jour, la Sidonie reçut un courrier du Louis, il était malade, là-bas, en
terre étrangère une grippe violente décimait les blessés à l’hôpital… La
Sidonie ne s’inquiéta point, le Louis était solide.
Mais
vint la lettre redoutée, Sidonie était veuve !… Son Louis était mort
là-bas à Bizerte... Si loin… Il ne reposerait pas dans le petit cimetière
du village, au Col des Quatre Vents, à flanc de montagne…
Sidonie,
aidée par le maître d’École, le curé, puis aussi le maire du village, notre
cousin, fit toutes les démarches pour obtenir sa pension de veuve de
guerre, qui jamais ne vint malgré les demandes réitérées. On ne savait pas
pourquoi… C’était long bien sûr, et Sidonie n’avait pas d’enfant… Et puis
Bizerte, c’était si loin…
On
ne comprenait pas, on subissait…
Sidonie,
en attendant se remit à l’ouvrage.
***
Et quand la mort lui fit signe…
Il creusa lui-même sa tombe…
Pour ne pas déranger les gens
« Pauvre Martin, Pauvre misère
Dort sous la terre, dort sous le
temps »
Paroles G. Brassens
***
Quand
plus de trente ans plus tard, je rencontrai la Sidonie, c’était une vieille
femme usée.
Pauvre
et fière, elle vivotait dans sa ferme. Elle n’avait pas eu le temps d’avoir
d’enfant, son bonheur avait été si bref, elle n’attendait plus rien de la
vie.
Je
fis part du récit de mon Oncle à mes cousins et leurs amis, nous fûmes
moins apeurés et plus indulgents, mais si l’un d’entre nous tentait de
rendre un service quelconque à la Sidonie, alors resurgissait « La fée
Carabosse » qui nous invectivait et nous maudissait. Nous n’arrivions
pas à démêler de cet écheveau de méchanceté la part de fierté de la part de
rancœur d’une vie injustement détruite.
***
Puis
ce fut la fin des vacances, le retour à la pension, la vie très animée
d’une pré-adolescente puis d’une adolescente. Sidonie fut rejetée aux rives
lointaines d’une enfance qui s’effaçait…
Un
été passa, puis deux, puis trois… et un autre vînt où ma mère m’annonça le
décès de la Sidonie. Je n’en fus pas étonnée, pour moi, jeune fille,
c’était dans l’ordre naturel des choses. Mais ce que m’apprit ma mère et
qui m’affligea fut l’épouvantable misère dans laquelle avait vécu « La
Fée Carabosse » ! Misère que tous ignoraient tant elle en avait
gardé le secret.
Ne
l’ayant pas aperçue dans les champs ou à la fontaine depuis longtemps, mon
grand-père et d’autres habitants des fermes voisines, décidèrent d’aller
voir… La porte céda facilement... l’odeur révéla le drame ! Ils
arrivaient trop tard. La Sidonie était passée depuis plusieurs jours, voire
semaines. Ils constatèrent le dénuement dans lequel elle vivait, refusant
tout aide. Elle entretenait un maigre foyer avec des bouses séchées et
n’avait d’autre nourriture que les baies et fruits qu’elle cueillait et les
œufs de quelques poules…
Le
toit de la maison, en partie effondré, avait entraîné la chute des grosses
pierres qui soutenaient les murs et les poutres maîtresses, la maison était
déjà une ruine. La fée Carabosse était morte de misère… silencieusement,
elle s’en était allée…
***
« Pour ne pas
déranger les gens…
Pauvre'' Sidonie'',
Pauvre misère
Dort sous la terre,
Dort sous le temps… »
Plus
qu’affligée par cette vie misérable, je fus révoltée… J’imaginais la
Sidonie, jeune fille blonde et rose, espérant dans la vie lors de son
premier bal en juillet 1914 … Une vie avortée…
***
Il
n’y a pas de hasard, mais peut être le Destin, qui fit que, quelques années
plus tard, jeune femme, je dus partir travailler au titre de la coopération
dans un pays étranger. Le poste qui me fut offert était en Tunisie à Menzel
Bourguiba à cent kilomètres de Tunis. En examinant la carte, je m’aperçus
que ce village était très proche de Bizerte !!! Bizerte où était
enterré le Louis !...Oui c’était le Destin ! Je jurais que ma
première sortie une fois en place, serait pour fleurir la tombe de Louis M…
Des
mois plus tard, j’arrivais au cimetière français de Bizerte, une ville
toute blanche, si différente de mon village de pierres grises… La Sidonie
aurait-elle pu imaginer cela ?
Je
ne pus pénétrer dans l’enceinte, car il y régnait une grande
activité : On « déménageait les morts ! » C’est ce que
m’apprit le chef de chantier qui me conduisit à la tombe de Louis… Les
gouvernements des deux pays, s’étaient entendus pour rassembler tous les
défunts… du moins leurs restes… et leur offrir une nouvelle terre, dans un
cimetière français près de Tunis. Le chantier n’avait pas atteint la tombe
de Louis, et je déposais au pied de la simple croix portant son nom, un
bouquet de jasmin et les pensées affectueuses de tous ceux que je
représentais.
Les
transferts des restes demandèrent plus de temps que prévu, et deux ans
après, je fis une visite au cimetière Français à « Gammarth », au
cœur d’une forêt d’eucalyptus, face à la mer. Je fus émue à l’idée de tous
ces soldats reposant dans ce lieu si beau et si calme, hors du temps.
Mais
au bureau d’accueil une surprise m’attendait : Après avoir décliné
l’identité de Louis M…, le préposé, l’air très ennuyé, m’avoua brutalement
que lorsqu’on avait ouvert la tombe, il n’y avait personne !!! Devant
ma stupéfaction, il me montra des boîtes en métal rectangulaires,
substituts minuscules des cercueils dans lesquels demeuraient quelques os
des défunts. C’était tout ce qu’il restait d’eux : quelques ossements,
mais.. . la tombe du Louis était vide…et il ouvrit la boîte de fer où
était écrit son nom : Louis M… vide !
Qu’était
donc devenu le corps de Louis ?
Qu’était
devenu Louis ?... Emporté par la grippe espagnole, à l’hôpital de
Bizerte la blanche ? Tout attestait qu’il y avait bien séjourné… puis
plus rien !
Je
revins plusieurs fois au cimetière français espérant une erreur, une
mauvaise manipulation des dossiers, espérant un miracle, espérant accomplir
enfin la tâche que je m’étais assignée.
Non
rien, la boîte de fer était vide… je dus renoncer, frustrée et révoltée.
« Pauvre Martin,
Pauvre Misère »
En
errant à Tunis, toujours préoccupée par le vide de cette boite funéraire,
je songeais que sept siècles plus tôt, Saint Louis était mort devant cette
ville, et que son corps fut ébouillanté afin que les os puissent être
rapatriés en terre française…
De Louis M… humble
soldat, pauvre paysan, il ne subsisterait rien qu’une boîte en fer
désespérément vide…
« Pauvre
Martin, Pauvre Misère…
Dort sur la terre,
Dort sous le temps » »
©Éliette
Vialle
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