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Mars-avril 2022

 

 

 

La fée Carabosse...

 

Nouvelle d’Éliette Vialle

 

 

« Pauvre Martin, pauvre misère,

Creuse la terre, creuse le temps »

 

Souvent ces deux vers de Brassens, comme une vieille antienne, hantent ma mémoire. Et mon esprit s’afflige en pensant à tous ces pauvres paysans, mes ancêtres, ces croquants, qui ont vécu des vies minuscules dans nos petits villages et nos hameaux français.

Alors je me remémore surtout ceux que la grande Histoire a fauchés et ensevelis dans l’éternel oubli des âges.

 

***

 

 Tous les faits narrés dans cette petite histoire sont authentiques même s’ils paraissent peu ordinaires.

Je les ai collectés, puis rassemblés et attribués à mes humbles personnages afin qu’une trace de ce qu’ils ont vécus subsiste.

 

***

 

Je ferme les yeux et mon esprit retourne dans le passé ….

 

***

 

….Par une chaude après-midi d’été, nous étions assises, ma mère et moi, dans l’herbe fraîche, à l’ombre généreuse d’un pommier. J’avais entre six et huit ans, c’était encore l’enfance…

Ma mère lisait, et moi je me laissais aller à mes rêveries… Tout était si calme en cette journée de l’été ardéchois. Aucun bruit ne troublait le silence hormis, de temps à autre, le grésillement ténu de quelques mouches … j’appelais cela « écouter le silence »

            Le verger, à flanc de montagne surplombait un chemin pavé de grosses pierres volcaniques. Soudain, une apparition m’effraya. Je retins mon souffle, la peur me gagna … J’avais bien reconnu la silhouette torve de celle que nous, gamins du hameau, appelions « La fée Carabosse ! » 

C’était une petite vieille, maigre et tordue, appuyée sur un bâton aussi noueux qu’elle, et dont elle usait pour nous égailler quand nous nous approchions. Elle nous terrorisait en nous jetant des sorts, lançant vers nous ses doigts crochus. Son nez aquilin donnait à son visage ridé et émacié un air féroce. Nous la huions de loin car nous lui attribuions des pouvoirs maléfiques et nuls n’osaient s’aventurer dans son sillage.

Mais la voici qui s’avançait en notre direction, mon cœur battait si fort que mes mains crispées arrachaient convulsivement des poignées d’herbe autour de moi…De loin elle héla ma mère :

- Bonjour la Marinette, ta fille est bien belle, dis-moi !

- Bonjour la Sidonie, répondit ma mère dont le calme me stupéfia, tu as l’air bien ragaillardie tantôt.

- Je vais chercher mon seau d’eau à la fontaine, il doit être rempli maintenant.

Et elle s’éloigna à longues enjambées bancales.

Cette scène, pour moi incompréhensible, me laissa silencieuse un moment puis je m’écriais :

- Maman, tu la connais la Fée Carabosse ?

- Ce n’est pas la fée Carabosse, répondit en riant ma mère, mais c’est la Sidonie M …

Une vieille femme un peu grincheuse mais pas méchante, elle habite la ferme plus bas, c’est notre voisine depuis toujours…

- Elle fait peur à tous les enfants, repris-je avec véhémence, mécontente de voir nos craintes enfantines minimisées par les adultes. Elle nous jette des sorts !

- Mais non ça l’amuse d’effrayer les gosses, elle n’en a jamais eu, elle ne les aime pas … il faut dire qu’ils ont parfois si méchants avec les petits vieux …

Tu sais, ajouta t’elle devant mon air peu convaincu, Tonton Gustou, l’a bien connue, comme ton grand-père et tous tes grands oncles et tes grandes tantes, tu pourras lui demander.

Elle a eu bien des malheurs….

Ma mère reprit sa lecture en soupirant et moi, ma rêverie qui avait pris un tour nouveau…

Le soir, après le repas, toute la famille prenait le frais devant la maison. Les enfants jouaient, les adultes bavardaient, où restaient silencieux savourant la douceur du crépuscule en contemplant la lune qui se levait.

Oncle Gustou, notre grand-oncle, était « une gueule cassée », son visage déchiqueté par un obus allemand était si repoussant que même ses petits-enfants le fuyaient. Si j’étais une des rares à venir sur ses genoux, c’est parce qu’il était un extraordinaire conteur.

Je m’approchais de lui, câline, et lui fit part de ma requête :

- Qui est la fée Carabosse, nommée la Sidonie ?

- Ah ! Me répondit-il, en poussant un long soupir mélancolique, la Sidonie est ma conscrite… autrefois nous allions au bal du 14 juillet…. autrefois… quand nous étions jeunes et beaux …

Je regardais avec pitié le pauvre visage de mon grand-oncle, défoncé du côté droit et recousu de part en part. Seul l’œil gauche encore intact et d’un beau bleu cobalt pouvait témoigner de cet « autrefois ».

 

***

 

Sidonie avait 17 ans, et pour ce 14 juillet 1914, elle eut la permission d’aller danser au bal du village avec nous tous, gars et filles du hameau.

Qu’elle était belle la Sidonie ce jour-là, fraîche et blonde avec un joli corps délié !!!. Mais étions tous jeunes, beaux et si gais : ton grand-père, ta grand-mère Léonie les tantes Noémie et Mélanie et tous les voisins.

Nous nous étions tous connus sur les bancs de l’école et du catéchisme.

 Elle était belle ce soir-là, Sidonie, belle et heureuse, elle devait retrouver le Louis M… qui lui faisait la cour depuis le printemps… Et elle dansa, la Sidonie, toute la nuit avec son promis ! … Ils fixèrent leurs épousailles après les moissons. Ils s’installeraient dans la petite ferme de Louis, non loin de la rivière. Ils auraient des prés et des bois , un potager. La Sidonie amènerait deux vaches, des cochons, des poules, son beau trousseau cousu et brodé depuis tant d’années, une bonne santé et une volonté de fer. Les parents voyaient cela d’un œil favorable.

Tout était réuni pour bien commencer leur vie et s’agrandir plus tard.

 

***

 

« Avec, à l’âme, un grand courage

Ils s’en allait trimer aux champs  »

 

« Pauvre Martin, Pauvre misère 

 

Les moissons étaient à peine terminées cette fin de Juillet 14 que la France entrait en guerre contre l’Allemagne.

 

Très vite le village fut amputé de ses bras les plus vigoureux. Chaque jeune reçut l’ordre d’intégrer l’armée. Quelques fois deux frères de la même famille partaient. Le Louis, le Gustou, le grand-père en furent, et bien d’autres… Pour de nombreuses mères, fiancées, et épouses en larmes, commença l’attente… !

 

Ce fût comme un coup de tonnerre. La vie changea totalement, dans le village, le facteur devînt le personnage principal, le courrier rythmait la vie de tout ce peuple de paysans, lettres qu’on recevait, qu’on lisait et relisait, lettres que l’on rédigeait laborieusement à l’aide du curé, du maître d’école ou  de parents plus instruits. Car si on savait lire et écrire, c’était bien approximatif.

Adieu l’insouciance de la jeunesse, voici venue l’angoisse des temps troublés.

 

***

 

« Pauvre Martin, pauvre misère

Creuse la terre, creuse le temps »

 

Le grand-père fût grièvement blessé lors des premiers combats et écrivit d’un hôpital de campagne en Alsace. Le Louis eut une permission et comme beaucoup de jeunes gens, la Sidonie et lui firent publier les bancs et se marièrent sobrement.

Pensaient-ils conjurer le sort en arrachant un moment de bonheur à la guerre meurtrière ?

Les mariages furent nombreux cette année-là à chaque permission. La Sidonie alla occuper la ferme de son mari près de la nôtre, elle s’attela au travail, mena la charrue, car les femmes remplaçaient les hommes :   il fallait vivre, des enfants naissaient. Et le facteur fût encore l’élément principal de la vie des campagnes. Un hiver passa ainsi dans l’attente d’une fin, ou du moins d’une pause.

 

Le Louis revint au printemps pour une brève permission, et dut repartir rejoindre son régiment à Montpellier, il partit à pied, comme les autres, il devait traverser les bois, gravir des montagnes se perdit il ? Eût-il la tentation de fuir l’enfer qui l’attendait ?…. Il arriva à la caserne avec trois jours de retard et comme les désertions étaient nombreuses en cette période (cf Le Pantalon Rouge), l’armée, impitoyable, le considéra comme déserteur ! Il évita cependant une exécution sommaire, son état de pauvre paysan vivant dans une contrée retirée fut-il une excuse suffisante ? Le Louis fut envoyé se battre « aux Dardanelles » … Le curé, sur un vieil atlas, montra à la Sidonie où se trouvaient ces lieux dont le nom résonnait dans son esprit en une cascade de syllabes pour le moins inquiétantes dans leur dureté

Quelques mois plus tard, le facteur apporta des nouvelles, le Louis, blessé au combat, était rapatrié dans un hôpital à la base navale de Bizerte en Tunisie. Il envoyait même une photo prise avec ses compagnons. Sidonie reprenait espoir, il n’était pas grièvement blessé, il était loin du front. D’autres gars du village et des fermes alentours laissaient des veuves et des orphelins ou se retrouvaient prisonniers en Allemagne à creuser la terre des autres. Les femmes ne se plaignaient pas, avec l’aide des plus jeunes et des aînés, conduisaient les bœufs, menaient la charrue, faisaient les foins… On attendait toujours…

 

Un jour, la Sidonie reçut un courrier du Louis, il était malade, là-bas, en terre étrangère une grippe violente décimait les blessés à l’hôpital… La Sidonie ne s’inquiéta point, le Louis était solide.

Mais vint la lettre redoutée, Sidonie était veuve !… Son Louis était mort là-bas à Bizerte... Si loin… Il ne reposerait pas dans le petit cimetière du village, au Col des Quatre Vents, à flanc de montagne…

Sidonie, aidée par le maître d’École, le curé, puis aussi le maire du village, notre cousin, fit toutes les démarches pour obtenir sa pension de veuve de guerre, qui jamais ne vint malgré les demandes réitérées. On ne savait pas pourquoi… C’était long bien sûr, et Sidonie n’avait pas d’enfant… Et puis Bizerte, c’était si loin…

On ne comprenait pas, on subissait…

Sidonie, en attendant se remit à l’ouvrage.

 

***

 

Et quand la mort lui fit signe…

Il creusa lui-même sa tombe…

Pour ne pas déranger les gens

 

« Pauvre Martin, Pauvre misère

Dort sous la terre, dort sous le temps »

Paroles G. Brassens

 

***

 

Quand plus de trente ans plus tard, je rencontrai la Sidonie, c’était une vieille femme usée.

Pauvre et fière, elle vivotait dans sa ferme. Elle n’avait pas eu le temps d’avoir d’enfant, son bonheur avait été si bref, elle n’attendait plus rien de la vie.

Je fis part du récit de mon Oncle à mes cousins et leurs amis, nous fûmes moins apeurés et plus indulgents, mais si l’un d’entre nous tentait de rendre un service quelconque à la Sidonie, alors resurgissait « La fée Carabosse » qui nous invectivait et nous maudissait. Nous n’arrivions pas à démêler de cet écheveau de méchanceté la part de fierté de la part de rancœur d’une vie injustement détruite.

 

***

 

Puis ce fut la fin des vacances, le retour à la pension, la vie très animée d’une pré-adolescente puis d’une adolescente. Sidonie fut rejetée aux rives lointaines d’une enfance qui s’effaçait…

Un été passa, puis deux, puis trois… et un autre vînt où ma mère m’annonça le décès de la Sidonie. Je n’en fus pas étonnée, pour moi, jeune fille, c’était dans l’ordre naturel des choses. Mais ce que m’apprit ma mère et qui m’affligea fut l’épouvantable misère dans laquelle avait vécu « La Fée Carabosse » ! Misère que tous ignoraient tant elle en avait gardé le secret.

Ne l’ayant pas aperçue dans les champs ou à la fontaine depuis longtemps, mon grand-père et d’autres habitants des fermes voisines, décidèrent d’aller voir… La porte céda facilement... l’odeur révéla le drame ! Ils arrivaient trop tard. La Sidonie était passée depuis plusieurs jours, voire semaines. Ils constatèrent le dénuement dans lequel elle vivait, refusant tout aide. Elle entretenait un maigre foyer avec des bouses séchées et n’avait d’autre nourriture que les baies et fruits qu’elle cueillait et les œufs de quelques poules…

Le toit de la maison, en partie effondré, avait entraîné la chute des grosses pierres qui soutenaient les murs et les poutres maîtresses, la maison était déjà une ruine. La fée Carabosse était morte de misère… silencieusement, elle s’en était allée…

 

***

 

« Pour ne pas déranger les gens…

Pauvre'' Sidonie'', Pauvre misère

Dort sous la terre, Dort sous le temps… »

 

Plus qu’affligée par cette vie misérable, je fus révoltée… J’imaginais la Sidonie, jeune fille blonde et rose, espérant dans la vie lors de son premier bal en juillet 1914 … Une vie avortée…

 

***

 

Il n’y a pas de hasard, mais peut être le Destin, qui fit que, quelques années plus tard, jeune femme, je dus partir travailler au titre de la coopération dans un pays étranger. Le poste qui me fut offert était en Tunisie à Menzel Bourguiba à cent kilomètres de Tunis. En examinant la carte, je m’aperçus que ce village était très proche de Bizerte !!! Bizerte où était enterré le Louis !...Oui c’était le Destin ! Je jurais que ma première sortie une fois en place, serait pour fleurir la tombe de Louis M…

Des mois plus tard, j’arrivais au cimetière français de Bizerte, une ville toute blanche, si différente de mon village de pierres grises… La Sidonie aurait-elle pu imaginer cela ?

Je ne pus pénétrer dans l’enceinte, car il y régnait une grande activité : On « déménageait les morts ! » C’est ce que m’apprit le chef de chantier qui me conduisit à la tombe de Louis… Les gouvernements des deux pays, s’étaient entendus pour rassembler tous les défunts… du moins leurs restes… et leur offrir une nouvelle terre, dans un cimetière français près de Tunis. Le chantier n’avait pas atteint la tombe de Louis, et je déposais au pied de la simple croix portant son nom, un bouquet de jasmin et les pensées affectueuses de tous ceux que je représentais.

Les transferts des restes demandèrent plus de temps que prévu, et deux ans après, je fis une visite au cimetière Français à « Gammarth », au cœur d’une forêt d’eucalyptus, face à la mer. Je fus émue à l’idée de tous ces soldats reposant dans ce lieu si beau et si calme, hors du temps.

Mais au bureau d’accueil une surprise m’attendait : Après avoir décliné l’identité de Louis M…, le préposé, l’air très ennuyé, m’avoua brutalement que lorsqu’on avait ouvert la tombe, il n’y avait personne !!! Devant ma stupéfaction, il me montra des boîtes en métal rectangulaires, substituts minuscules des cercueils dans lesquels demeuraient quelques os des défunts. C’était tout ce qu’il restait d’eux : quelques ossements, mais.. . la tombe du Louis était vide…et il ouvrit la boîte de fer où était écrit son nom : Louis M… vide !

 

Qu’était donc devenu le corps de Louis ?

Qu’était devenu Louis ?... Emporté par la grippe espagnole, à l’hôpital de Bizerte la blanche ? Tout attestait qu’il y avait bien séjourné… puis plus rien !

Je revins plusieurs fois au cimetière français espérant une erreur, une mauvaise manipulation des dossiers, espérant un miracle, espérant accomplir enfin la tâche que je m’étais assignée.

Non rien, la boîte de fer était vide… je dus renoncer, frustrée et révoltée.

 

« Pauvre Martin, Pauvre Misère »

 

En errant à Tunis, toujours préoccupée par le vide de cette boite funéraire, je songeais que sept siècles plus tôt, Saint Louis était mort devant cette ville, et que son corps fut ébouillanté afin que les os puissent être rapatriés en terre française…

 De Louis M… humble soldat, pauvre paysan, il ne subsisterait rien qu’une boîte en fer désespérément vide…

 

« Pauvre Martin, Pauvre Misère…

Dort sur la terre, Dort sous le temps » »

 

 

©Éliette Vialle

 



Éliette Vialle

Mars-avril 2022

 

 

Créé le 1 mars 2002